@prefix vivo: . @prefix edm: . @prefix ns0: . @prefix dcterms: . @prefix dc: . @prefix skos: . vivo:departmentOrSchool "Arts, Faculty of"@en, "French, Hispanic, and Italian Studies, Department of"@en ; edm:dataProvider "DSpace"@en ; ns0:degreeCampus "UBCV"@en ; dcterms:creator "DiMambro, Francine"@en ; dcterms:issued "2009-03-09T19:31:03Z"@en, "1996"@en ; vivo:relatedDegree "Master of Arts - MA"@en ; ns0:degreeGrantor "University of British Columbia"@en ; dcterms:description """L'un des traits les plus remarquables du temps de Baudelaire et de Manet fut la croissance rapide de Paris. Cette mutation, constituant peut-etre la plus importante realisation de l'urbanisme du Second Empire, puise son origine dans le programme de reconstruction lance par le Baron Haussmann, Prefet de la Seine de 1852 a 1870. Dote d'un budget enorme, Haussmann supprima les vieux taudis et les centres insalubres ou se multipliaient les maladies, tout comme les repaires de criminels, pour y ouvrir d'amples boulevards et y eriger de magnifiques appartements, magasins, theatres, restaurants et cafes aux larges terrasses. Ce nouvel urbanisme, dont Baudelaire et Manet allaient devenir les meilleurs interpretes, devint pour eux un champ de spectacle qu'il fallait conquerir. La diversite des scenes urbaines qui s'y developpaient les interessant au plus haut point, leur objectif fut desormais de peindre des sujets tires non pas du passe classique, mais du present. lis firent la chronique de la societe franchise et illustrerent les themes de la vie moderne: les boulevards aux perspectives redessinees, les pares, les cafes, les lieux de prostitution, le theatre, mais aussi, tout ce qu'il y avait de plus miserable dans la vie moderne, la tristesse, l'ennui, la solitude. Ce memoire se propose de demontrer comment les oeuvres de Baudelaire et de Manet se fondent, et se confondent parfois, non seulement dans une meme vocation, celle d'articuler la modernite en mots et en couleurs, mais, par une vision esthetique et une sensibilite partagees — Baudelaire et Manet suivant une meme attitude sceptique quant a l'aptitude de la vie moderne a apporter le bonheur. Quelques poemes et tableaux de ces deux artistes sont analyses et compares de facon a situer leurs oeuvres par rapport a la modernite parisienne."""@en ; edm:aggregatedCHO "https://circle.library.ubc.ca/rest/handle/2429/5765?expand=metadata"@en ; dcterms:extent "8417782 bytes"@en ; dc:format "application/pdf"@en ; skos:note "BAUDELAIRE MANET ET LA MODERNITE PARISIENNE by FRANCINE DIMAMBRO B.A., Trinity Western University, 1994 A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF MASTER OF ARTS in \\ THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES DEPARTMENT OF FRENCH We accept this thesis as conforming to the required standard THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA DECEMBER 1996 © Francine DiMambro, 1996 In presenting this thesis in partial fulfilment of the requirements for an advanced degree at the University of British Columbia; I agree that the Library shall make it freely, available for reference and study. I further agree that permission for extensive copying of this thesis for scholarly purposes may be granted by the head of my department or by his or her representatives. It is understood that copying or publication of this thesis, for financial gairi shall not be allowed without my written permission. . Department of ' V^AAA-^I-V The University of British Columbia Vancouver, Canada Date . ^ , 1 ^ 1 DE-6 (2/88) P R E C I S D E T H E S E L'un des traits les plus remarquables du temps de Baudelaire et de Manet fut la croissance rapide de Paris. Cette mutation, constituant peut-etre la plus importante realisation de l'urbanisme du Second Empire, puise son origine dans le programme de reconstruction lance par le Baron Haussmann, Prefet de la Seine de 1852 a 1870. Dote d'un budget enorme, Haussmann supprima les vieux taudis et les centres insalubres ou se multipliaient les maladies, tout comme les repaires de criminels, pour y ouvrir d'amples boulevards et y eriger de magnifiques appartements, magasins, theatres, restaurants et cafes aux larges terrasses. Ce nouvel urbanisme, dont Baudelaire et Manet allaient devenir les meilleurs interpretes, devint pour eux un champ de spectacle qu'il fallait conquerir. La diversite des scenes urbaines qui s'y developpaient les interessant au plus haut point, leur objectif fut desormais de peindre des sujets tires non pas du passe classique, mais du present. lis firent la chronique de la societe franchise et illustrerent les themes de la vie moderne: les boulevards aux perspectives redessinees, les pares, les cafes, les lieux de prostitution, le theatre, mais aussi, tout ce qu'il y avait de plus miserable dans la vie moderne, la tristesse, l'ennui, la solitude. Ce memoire se propose de demontrer comment les oeuvres de Baudelaire et de Manet se fondent, et se confondent parfois, non seulement dans une meme vocation, celle d'articuler la modernite en mots et en couleurs, mais, par une vision esthetique et une sensibilite partagees — Baudelaire et Manet suivant une meme attitude sceptique quant a l'aptitude de la vie moderne a apporter le bonheur. Quelques poemes et tableaux de ces deux artistes sont analyses et compares de facon a situer leurs oeuvres par rapport a la modernite parisienne. ii T A B L E D E S M A T I E R E S Precis de These ii Table des Matieres iii Introduction 1 P R E M I E R E P A R T I E Le Paris de Baudelaire et Manet 5 Chapitre Un Les percees haussmanniennes 6 Chapitre Deux Le flaneur 15 Chapitre Trois Le Peintre de la vie moderne 27 D E U X I E M E P A R T I E Le Rapport Baudelaire-Manet 37 Chapitre Un Une sensibilite et une esthetique partagees Le Peintre de la vie moderne et La Musique aux Tuileries 38 Chapitre Deux Une sensibilite et une esthetique partagees Du Spleen de Paris au Cafe-concert 59 Conclusion 76 Chronologie 79 Bibliographic 85 Appendices: Illustrations 89 iii I N T R O D U C T I O N Sans doute le penseur sent naitre en son ame une melancolie, en voyant disparaitre ces edifices, ces hotels, ces maisons ou les generations precedentes ont vecu. Un morceau du passe tombe avec chacune de ces pierres, ou se lisait ecrite sous la rouille du temps l'histoire de nos ai'eux; 1'alignement coupe en deux plus d'un souvenir qu'on eut aime garder. Une facade s'eleve sur la place d'un grand evenement; ou maintenant passe une rue, habitait un homme illustre, l'honneur de la France et du genre humain. Parmi les platras vulgaires peut s'abimer une oeuvre d'art, un bloc que le genie avait touche. De cheres memoires se perdent au milieu de ce remue-menage universel; mais qu'y faire? comme le dit M. Edouard Fournier sur la couverture de son livre, par la bouche eloquente de Ciceron: Ou que nous allions, nous posons le pied sur quelque histoire. T H E O P H I L E G A U T I E R Preface. Paris demoli. Edouard Fournier, 1855. Dans son cabinet de travail des Tuileries, en 1852, l'empereur Napoleon III avait fait accrocher au mur le grand plan de Paris sur lequel, des les debuts de sa presidence, il avait lui— meme dessine «en bleu, en rouge, en jaune et en vert, suivant leur degre d'urgence, les differentes voies nouvelles qu'il se proposait de faire executer», ecrivait dans ses Memoires le Baron Haussmann auquel ce plan fut montre des sa premiere visite aux Tuileries. Avant que Haussmann ne precede aux transformations urbaines que souhaitait l'empereur, une grande partie de Paris ressemblait encore a ce qu'avait ete la ville a l'epoque du Roi-Soleil. Dans plusieurs regions, riches et pauvres s'observaient, se surveillaient et s'affrontaient dans des ruelles etroites, bordees de maisons infames, ou le soleil ne se montrait que trois ou quatre fois 1'an. Les changements qui prirent place sous Haussmann, presque partout et presqu'en meme temps et a une vitesse inoui'e, ne manquerent pas d'etonner les Parisiens. De les etonner agreablement quelquefois, de les etonner desagreablement d'autres fois. II s'agissait done pour les ecrivains et les peintres, temoins de ces transformations, de representer ce nouveau Paris. 1 Or representor le nouveau Paris d'Haussmann, pour la plupart des artistes, etait-il plus vite dit qu'execute. Ayant toujours compose, jusque la, des oeuvres d'un grand raffinement aux themes inspires par la Bible ou l'Histoire classique, decrire Paris en des termes modernes ou peindre Paris en lui empruntant des sujets modernes leur apparaissait derisoire. Un poete et critique qui n'eut aucune crainte de passer pour derisoire fut Baudelaire. Baudelaire, dans son essai Le Peintre de la vie moderne (1863), prend pour pretexte une etude consacree au dessinateur Constantin Guys pour exprimer ses vues personnelles sur la peinture et la modernite; i l estime que la peinture ne peut plus se reduire aux drames antiques inspires d'une histoire ou d'une litterature ancienne au caractere didactique. L'art doit trouver sa pertinence dans la modernite, c'est-a-dire dans l'actualite du sujet et l'instabilite de la vie moderne, «le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitie de l'art, dont l'autre moitie est l'eternel et l'immuable.» Pour representer la vie moderne, «le peintre de la vie moderne» doit adopter l'attitude du flaneur, c'est-a-dire se meler a la foule, posseder «l'oeil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau», et en meme temps, «aspirer a l'insensibilite» tel le dandy, puisque c'est a flaner a travers les rues de Paris que «le peintre de la vie moderne» y trouvera sa beaute, sa beaute ephemere, qu'il rendra eternelle par son oeuvre. Etre flaneur, pour Baudelaire, etait l'essence meme de l'artiste moderne. De meme qu'etre moderne, pour lui, supposait vivre et flaner a Paris. Avec ses innombrables boulevards bordes de cafes, de restaurants et de theatres, Paris, etant devenu pour 1'artiste-flaneur un reel champ de spectacle avec ses foules anonymes qui chargeaient ses boulevards, devenait par le fait meme, une veritable source d'inspiration. Du flaneur, Baudelaire ecrivait, dans Le Peintre de la vie moderne: «Sa passion et sa profession, c'est d'epouser la foule. Pour le parfait flaneur, pour l'observateur passionne, c'est une immense jouissance que d'eiire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini.» Et dans son poeme Les Foules, il en disait tout autant: «Le promeneur solitaire et pensif tire une singuliere ivresse de cette universelle communion. Celui-la qui epouse facilement la foule connait des jouissances fievreuses», cependant qu'il s'empressait de dire egalement dans le meme poeme: «il n'est pas donne a chacun de prendre un bain de multitude: jouir de la foule est un art». Or, le peintre dont la personne et l'oeuvre a le mieux correspondu a sa theorie en dehors du dessinateur Constantin Guys a ete Edouard Manet. Manet et Baudelaire, en plus d'etre de solides confreres en art, etaient aussi de veritables amis et de splendides flaneurs. Antonin Proust, ami intime et biographe de Manet, raconte comment les deux se promenaient dans les rues, les boulevards et les jardins de Paris, observant et absorbant tout sur leur passage, pour plus tard representer ce tout en mots et en couleurs. C'est de par leurs nombreuses flaneries que Baudelaire et Manet ont produit les plus belles oeuvres de leur carriere. On peut penser aux Fleurs du Mai, par exemple, et plus specifiquement aux Tableaux parisiens, ou le coeur de Baudelaire vacille entre un Paris de «vieux faubourgs» et un «Babel d'escaliers et d'arcades». Ou encore, au Spleen de Paris qui nous montre mieux le Baudelaire flaneur paraitre, disparaitre et reapparaitre a travers sa poesie. Quant a Manet, moins lyrique et moins rebelle dans son approche, c'est sous ses pinceaux aux couleurs vibrantes mais discretes qu'il nous amene nonchalamment au long de ses infatiguables flaneries a travers Paris. Certains de ses tableaux nous emmenent, tel Baudelaire dans sa poesie, dans les bas-fonds de Paris, tandis que d'autres, telle La Musique aux Tuileries, nous transportent dans de magnifiques endroits publics y decouvrir des foules splendides. Mais ce qui deroute et seduit en meme 3 temps, dans les oeuvres de Baudelaire et de Manet, c'est le neant dans lequel elles nous laissent. Car si les oeuvres de Baudelaire et de Manet ont ete interpretees de mille facons par les critiques et les historiens, elles ont parle differemment a chacun d'entre eux et parlent encore aujourd'hui differemment a chacun d'entre nous. Dans ce memoire, nous nous proposons d'analyser et d'interpreter quelques poemes du Spleen de Paris, en l'occurence Les Foules, Les Veuves et Le Vieux Saltimbanque, et de les situer par rapport au celebre tableau de Manet, La Musique aux Tuileries. Nous demontrerons comment par le truchement de la fianerie, Baudelaire et Manet ont reussi a saisir et a interpreter, sur papier et sur toile, l'insaisissable, — l'insaisissable s'averant les consequences sociales et psychiques de l'haussmannisation de Paris. La poesie de Baudelaire et la peinture de Manet ayant ete situees l'une en face de l'autre, afin de demontrer a quel point elles se fondent et se confondent, parfois par une vision esthetique et une sensibilite partagees puisees dans la vie moderne, nous demontrerons comment Manet, apres la mort de Baudelaire, sut representer seul, cette fois, cette meme vision et cette meme sensibilite, dans son tableau Cafe-concert, quoique la nature et la fonction du flaneur aient considerablement change. Du flaneur qui epousait la foule sur les boulevards et dans les pares de Paris, au temps de La Musique aux Tuileries (1863), nous passerons au flaneur qui epouse la foule, non plus le long des rues et des boulevards de Paris mais, a partir des interieurs prives et publics, dans le celebre tableau Cafe-Concert (1878). 4 P R E M I E R E P A R T I E E-PL) < H W pq < w Q CQ P-I Q < w 5 C H A P I T R E U N L E S P E R C E E S H A U S S M A N N I E N N E S Louis-Napoleon, qui avait publie en 1844, un ouvrage celebre, sorte de programme social, intitule «L'extinction du pauperisme», etait un saint-simonien, convaincu que Ton pouvait combattre la misere morale des individus en ameliorant leurs conditions d'existence et notamment l'habitation des classes laborieuses. Louis Blanc, adversaire de Napoleon III, bien que saint-simonien lui-meme, fut, pour une fois, d'accord avec l'Empereur en ce qui conceme la necessaire transformation de Paris, i l ecrit: «Qu'on jette bas ces rues malsaines, qu'on ouvre des voies spacieuses, qu'on fasse place au soleil dans les quartiers sombres, qu'on donne a Paris des poumons la ou i l a besoin de respirer, i l le faut, l'hygiene l'ordonne.» M A R C G A I L L A R D Paris au XDC siecle Les grands travaux de Paris avaient pour but d'ameliorer les conditions de vie des Parisiens, certes, mais ils avaient egalement pour but de transformer la physionomie de Paris conformement aux objectifs du regne de Louis-Napoleon, c'est-a-dire d'adapter Paris a ses fonctions de grande capitale europeenne, d'etonner le monde par des realisations modernes et somptueuses, et par la meme occasion, detruire les quartiers traditionnellement favorables aux insurrections populaires. De 1851 a 1870, environ soixante-dix pour-cent de la capitale fut reamenagee. Des milliers de vieilles maisons fiirent detruites, des dizaines de rues anciennes, au trace tortueux et etroit, furent supprimees, et a leur place, furent percees des voies nouvelles, droites et larges, bordees d'immeubles cossus et de magasins somptueux, debouchant sur de vastes places en croix ou en etoiles. Baudelaire et Manet ne furent pas sans commemorer ces transformations. Dans sa deuxieme edition des Fleurs du Mai, en 1861, Baudelaire inserait une toute nouvelle section, intitulee les «tableaux parisiens», dans laquelle le theme du vieux Paris disparu, conserve dans le souvenir, fut ramene avec beaucoup de nostalgie. Et Manet, apres avoir confie a des collegues, «le vrai c'est que nous n'avons pas d'autre devoir que d'extraire de notre 6 epoque ce qu'elle nous offrew,1 peignaitjLe Chemin defer, en 1872-73, ou le train entrant en gare se trouve absent, Manet desirant avant tout accentuer la modernite de la scene, avec ses vapeurs, ses grilles et ses charpentes metalliques (ill. 1). Toutefois, si la capitale fut soigneusement redessinee pour offrir une image grandiose du regne de Louis-Napoleon, ce nouvel urbanisme eut egalement pour effet d'aliener ses citadins. Ayant cesse pour toujours d'etre un conglomerat de petites villes distinctes, pourtant rattachees les unes aux autres par leurs divertissements et leurs excentricites, Paris devint une ville artificielle ou le Parisien, ne se sentant plus chez lui, faisant figure de deracine, fut saisi d'un sens d'isolation et d'alienation qu'il lui fut difficile de dissimuler. Vers 1850, Paris comptait, selon Marc Gaillard, un million d'habitants, la plupart s'entassant dans des rues sales, insalubres et etroites, demeurees presque inchangees depuis le Moyen-Age. Ces rues formaient non seulement un foyer de maladies et de crimes, mais pouvaient aussi proteger des rebellions, comme celles de 1830 et 1848, qui provoquaient a chaque fois la chute du gouvernement.2 Napoleon III, conscient de ces dangers, chargea Haussmann, Prefet de la Seine de 1853 a 1870, de redessiner la ville afin de se debarrasser de toutes menaces de revolutions et d'eriger une capitale a la hauteur de ses pretentions imperiales. Environ 350 000 personnes furent delogees afin de deployer, selon les termes d'Haussmann, des «communications strategiques» d'acces faciles pour la police et de degager des lignes de tir pour les troupes. Evoquant le Boulevard Sevastopol, par exemple, Haussmann, qui se felicitait d'avoir concu de tels boulevards, ecrivait dans ses Memoires: 1. Antonin Proust citant Edouard Manet in Edouard Manet: Souvenirs (Paris: L'Echoppe, 1988), 38. 2. Marc Gaillard, Paris au XDC siecle (Paris: AGEP, 1991), 119 et 122. 7 C'etait l'eventrement du Vieux Paris, du quartier des emeutes, des barricades, par une large voie centrale, percant, de part en part, ce dedale presque impraticable, accostee de communications transversales, dont la continuation devait completer l'oeuvre ainsi commencee. L'achevement ulterieur de la Rue de Turbigo fit disparaitre la Rue Transnonain [capitale symbolique des barricades] de la carte de Paris!3 Tout en eliminant les quartiers propices aux insurrections, le nouveau prefet s'averait egalement tout aussi impatient de transformer Paris que le nouvel Empereur. «Hommes de meme culture, impregnes des grands ideaux saint-simoniens» souligne Gaillard, «ils [avaient] les memes objectifs, faire de Paris une \"ville lumiere\" dont la splendeur [serait] sans equivalent dans le monde».4 Les travaux haussmanniens consisterent en la distribution d'eau de source dans les immeubles, l'extension des egouts, la realisation de jardins et de squares (eglises, marries, theatres, restaurants, hopitaux, casernes) et l'ouverture de voies nouvelles. En 1870,5 un cinquieme des rues de Paris avaient ete creees par Haussmann et les depenses encourues pour ses projets s'elevaient a 2.5 billions de francs.6 Priscilla Ferguson note «qu'en tres peu de temps, le terme haussmannisation etait devenu metaphore pour le Second Empire»,7 dans ses aspects positifs aussi bien que negatifs. Mais si Paris devint sous Haussmann la «ville lumiere» qui fit l'admiration des autres nations au prix de transformations grandioses, ces transformations ne furent pas sans susciter de nombreuses critiques. 3. Baron Haussmann, Memoires du Baron Haussmann, Tome 3 (Paris: Victor-Havard), 1890-93, 54. 4. Marc Gaillard, Paris au XLXe siecle, (Paris: AGEP, 1991), 123. 5. Ses plans ambitieux l'obligeant a jongler avec les fonds de l'etat, i l fut retire\" de ses fonctions le 2 Janvier 1870, quelque temps avant la chute du regime. Cite dans David Jordan, Transforming Paris: The Life and Labors of Baron Haussmann (New York: Free Press, 1995), 315. 6. Apres le depart d'Haussmann, la ville devait encore 1 518 799 082 de francs. Ce n'est qu'en 1929 que la ville reussit a acquitter sa dette. Cite dans David Jordan, Transforming Paris (238). 7. Priscilla Ferguson, Paris as Revolution: Writing the Nineteenth-Century City (Berkeley: U of California P, 1994), 124. 8 La destruction d'une grande partie de Paris causee par les ambitions d'Haussmann souleva beaucoup d'animosite, non seulement de la part de la classe malaisee qui se voyait chassee de la capitale pour habiter les faubourgs de banlieue8 mais, d'un certain nombre d'artistes qui voyaient la destruction du «vieux Paris» plutot comme une catastrophe. Victor Fournel explique comment, en peu de temps, les differents quartiers jouissant d'un caractere tout particulier la veille, le perdaient le lendemain, au profit de la nouvelle masse homogene occasionnee par les ambitions de plus en plus excessives d'Haussmann: «Du Faubourg Saint-Germain au faubourg Saint-Honore, du pays latin aux environs du Palais Royal, du faubourg Saint-Denis a la Chaussee d'Antin, du boulevard des Italiens au boulevard du Temple, il semblait (avant le Second Empire) que Ton passat d'un continent dans un autre. Tout cela formait dans la capitale [...] de petites villes distinctes. [...] [Maintenant] Paris sera bientot un grand phalanstere dont toutes les asperites, tous les reliefs auront disparu, egalises et aplatis sous le meme nouveau. [Paris ne sera plus qu'une] ville de boutiques et de cafes, qui vous [poursuivra] de l'eternelle obsession de son etalage tapageur et de sa fausse richesse».9 Plusieurs ecrivains partagaient ce point de vue. Veuillot, des Essarts, Bouilhet, de Lasteyrie, tous firent echo de leur mecontentement. On accusa Haussmann de vandalisme. «Cruel demolisseur», ecrivait Charles Valette, en 1856, «qu'as-tu fait du passe? / Je cherche en vain Paris; je me cherche moi-meme».10 Meme Victor Hugo, alors en exil, exprimait son irritation en dediant un poeme a Haussmann: 8. L'augmentation des salaires etant loin de suivre revolution a la hausse du cout de la vie, la classe ouvriere ne pouvait se permetrre dtabiter les nouveaux appartements d'Haussmann. 9. Richard Burton citant Victor Fournel in The Context of Baudelaire's «Le Cygne», (39-40). 10. Pierre Citron citant Charles Valette in La Poesie de Paris: De Rousseau a Baudelaire, Tome II (Paris: Minuit, 1961), 335. 9 Aujourd'hui ce Paris enorme est un Eden Charmant, plein de gourdins et tout constelle d'N; La vieille hydre Lutece est morte; plus de rues Anarchiques, courant en liberte, bourrues, Ou la facade au choc du pignon se cabrant Le soir, dans un coin noir, faisait rever Rembrandt; Plus de caprice; plus de carrefour meandre Ou Moliere melait Geronte avec Leandre; Alignement! tel est le mot d'ordre actuel. Paris, perce par toi de part en part en duel Recoit tout au travers du corps quinze ou vingt rues Neuves, d'une caserne utilement accrues! Boulevard, place, ayant pour cocarde ton nom, Tout ce qu'on fait prevoit le boulet de canon.11 Des milliers de vieux edifices furent detruits. Et si Napoleon HI, force par l'indignation de la foule, donna 1'ordre, au debut des annees 1860, d'en faire des listes et des croquis pour conserver aux archives royales, on l'accusa malgre cet effort d'etre un «fourbe», puisque derriere ses idees de modernisation, se cachaient, selon ses adversaires, des intentions malhonnetes: emprunts massifs, speculations sur les indemnitees d'expropriation, sur les lotissements de terrains et sur les constructions d'immeubles. Selon Jules Ferry, des dizaines de personnages auraient edifie des fortunes fabuleuses pendant que la Ville et l'Etat s'endettaient.12 Si quelques artistes se sont efforces en vain de preserver le «vieux Paris», plusieurs d'entre eux ne nourrissaient pas necessairement la meme ambition. Theophile Gautier, par exemple, regrettait la disparition pure et simple des merveilles de l'architecture et de l'urbanisme anciens, 11. Victor Hugo. «Les annees funestes», Poesie, Tome 3, eds. Jean Gaulmier et Bernard Leuilliot (Paris: Seuil, 1972), 173. Gaillard remarque cependant que si les travaux d'Haussmann ont fait naitre le m6contentement de certains artistes, ce ne serait qu'en qualite d'esthete, selon lui, qu'ils se seraient vus offusques. II ecrit: «Les epidemies de cholera de 1832 et de 1849 qui avaient fait 50 000 morts, puis celle de 1853 qui en fit encore 11 500, conforterent Napoleon III dans sa decision d'assainir et d'aerer Paris et d'en faire disparaitre les nombreux \"cloaques\" herites du Moyen Age. Ses adversaires le lui reprocherent avec d'autant plus de mauvaise foi qu'aucun d'eux n'habitait dans ces taudis dont ils appreciaient en esthete le pittoresque sordide». Paris au XLY siecle (122). 12. Jules Ferry, «Les comptes fantastiques d'Haussmann», Le Temps (Decembre 1867 - Mai 1868). 10 mais favorisait en partie cette metamorphose. Dans la preface qu'il ecrivit pour le livre d'Edouard Fournier, intitule Paris demoli, son point de vue est tres clair: De ce travail de regeneration, «la ville aussi s'aere, se nettoie, s'assainit et fait sa toilette de civilisation: plus de quartiers lepreux, plus de ruelles miasmatiques, plus de masures humides ou la misere s'accouple a l'epidemie, et trop souvent au vice.» Et i l ajoute: «Plus de tannieres immondes, receptacles du rachitisme et des scrofules. Les murailles pourries, salpetrees et noires sont marquees du signe purificateur et s'effondrent pour laisser surgir de leurs decombres des habitations dignes de l'homme, dans lesquelles la sante descend avec fair, et la pensee sereine avec la lumiere du soleil».13 Maxime Du Camp, ecrivain et voyageur frangais, adoptait a peu de choses pres le meme point de vue, lorsqu'en 1855, i l encourageait la France a laisser tomber son «culte du vieux» et a souhaiter la bienvenue, non seulement a la modernisation de Paris, mais au progres en general: Tout marche, tout grandit, tout s'augmente autour de nous cependant. La science fait des prodiges, l'industrie accomplit des miracles, et nous restons impassibles, insensibles, meprisables, grattant les cordes faussees de nos lyres, fermant les yeux pour ne pas voir, ou nous obstinant a regarder vers un passe que rien ne doit nous faire regretter. On decouvre la vapeur, nous chantons Venus, fille de l'onde amere; on decouvre l'electricite, nous chantons Bacchus, ami de la grappe vermeille. C'est absurde!14 Absolutions ou condamnations mises a part, les changements apportes par les travaux d'Haussmann eurent inevitablement des repercussions socio-culturelles mixtes. 13. 14. Theophile Gautier, Preface, Edouard Fournier: Paris demoli (Paris: AubryDentu, 1855), xi. Maxime Du Camp, Preface, Les Chants modernes (Paris: Michel Levy, 1855), 5. 11 Derriere la facade brillante qu'Haussmann avait creee, se cachait une realite sinistre. Ses boulevards avaient peut-etre reussi a aerer Paris et a affaiblir les foyers d'agitation, mais encore plus controverse que la destruction du «vieux Paris» fut le fosse creuse entre les riches et les pauvres alors qu'il avaient jusque la partage les memes quartiers dans une entente mutuelle. T.J. Clark et Richard Burton professent que cette disparite entre les classes avait debute bien avant la modernisation de la ville par Haussmann, mais ils reconnaissent toutefois que l'ecart entre les classes fut definitivement etabli a partir des travaux entrepris par celui-ci pendant la deuxieme moitie du dix-neuvieme siecle. Clark remarque: By the 1840s, however, the process of social differentiation that «Haussmannisation» will accentuate and complete is clearly under way. From 1852 onwards, rising rents and demolition work forced more and more lower class Parisians to «emigrate» to the periphery with the result that as early as 1863, in Le Secret du peuple de Paris, Anthime Corbon could write that «la transformation de Paris ayant fait refluer forcement la population laborieuse du centre vers les extremites, on a fait de la capitale deux villes: une riche, une pauvre. Celle-ci entourant l'autre. La classe malaisee est comme un immense cordon enserrant la classe aisee».15 Les quartiers populaires de la ville et les faubourgs ayant ete elimines, les Parisiens se sentirent abandonnes. Jeanne Gaillard explique que les travaux haussmanniens, en privant les citadins de leur milieu, leur enlevement leur culture, et ce faisant, ils cesserent tout simplement d'etre des ci toy ens de Paris pour devenir des habitants de Paris. Perdue dans l'immensite et la diversite d'une ville qui ne leur appartenait plus, les Parisiens s'interesserent de moins en moins a ce qui se passait autour d'elle et assisterent au spectacle de la vie et de la societe comme s'ils 15. T.J. Clark, The Painting of Modern Life, (32-33), et Richard Burton, The Context of Baudelaire's «Le Cygne», (37). 12 n'en faisaient plus partie. Ces derniers mots de Gaillard ne peuvent etre plus justes, puisque Paris, sous le Second Empire, devint, avec ses innombrables foules parcourant les boulevards, un immense theatre ou se jouerent de multiples scenes ayant pour effet d'aliener encore plus le Parisien, — metaphore theatrale d'autant plus appropriee que dans son incroyable prosperite economique, le Second Empire, avec ses realisations modernes et somptueuses, donnait nettement l'impression d'etre une feerie. Avant les grands travaux d'Haussmann, les Parisiens vivaient leurs activites sociales a l'interieur de leurs residences. Avec l'avenement de nombreux boulevards, jardins et carrefours, sans compter les cafes, les restaurants et les theatres, les Parisiens passerent de leur boudoirs aux trottoirs. Bars, cafes, jardins, tout invitait les Parisiens a jouir des nouveautes de la vie moderne. Cependant que toutes ces nouvelles attractions ne rendirent pas necessairement les Parisiens heureux. Les freres Goncourt, par exemple, en bons conservateurs, rapportaient sombrement que le Paris d'Haussmann leur faisait penser a une Babylone contemporaine: Je vais le soir a l'Eldorado, un grand cafe-concert au boulevard de Strasbourg, une salle a colonnes d'un grand luxe de decor et de peintures, quelque chose d'assez semblable au Kroll de Berlin. Notre Paris, le Paris ou nous sommes nes, le Paris des moeurs de 1830 a 1848, s'en va. Et il ne s'en va pas par le materiel, i l s'en va par le moral. La vie sociale y fait une grande evolution, qui commence. Je vois des femmes, des enfants, des menages, des families dans ce cafe. L'interieur s'en va. La vie retourne a devenir publique. Le cercle pour en haut, le cafe pour en bas, voila ou aboutissent la societe et le peuple. Tout cela me fait l'effet d'etre, dans cette patrie de mes gouts, comme un voyageur. Je suis etranger 16. Richard Burton citant Jeanne Gaillard in The Context of Baudelaire's «Le Cygne», (40). 13 a ce qui vient, a ce qui est, comme a ces boulevards nouveaux, qui ne sentent plus le monde de Balzac, qui sentent Londres, quelque Babylone de l'avenir. II est bete de venir ainsi dans un temps en construction: fame y a des malaises, comme un homme qui essuierait des platres.17 L'oeuvre d'Haussmann reste inegalable. Grands boulevards et grands immeubles, grands magasins et grands hotels, tout fut organise pour marquer, a grand fracas, un regime neuf, celui de Napoleon III, qui s'est tout entier consacre a l'euphorie du neuf, provoquant, dans son tourbillon d'or et d'argent, des reactions d'admiration et d'emerveillement, d'inquietude et de desenchantement. Dans les prochains chapitres, nous examinerons comment ce Paris est devenu pour Baudelaire et Manet la capitale par excellence de la flanerie, ou il leur fut possible d'y puiser les sujets les plus varies de leurs compositions dont les themes furent en relation directe avec leur epoque, son decor urbain, ses modes, ses drames, ses vices; et comment Baudelaire et Manet, qui etaient fascines par la beaute dans ce qu'elle avait de plus contemporain, ont pense a en extraire une beaute egale en dignite a celle des epoques anterieures. 17. Cet extrait du journal des freres Goncourt, date du 18 novembre 1860, demontre bien a quel point Paris avait change depuis 1830 et 1848, lorsque Ton sait que, s'il etait normal pour les hommes de deambuler librement dans la ville et de frequenter les cafes, les bars et les bordels, la bienseance interdisait ces lieux aux femmes respectables. Edmond et Jules de Goncourt, Memoires de la vie litteraire, Vol . 1 (Monaco: 1956), 835. 14 C H A P I T R E D E U X L E F L A N E U R La foule est son domaine, comme Pair est celui de l'oiseau, comme l'eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c'est d'e'pouser la foule. Pour le parfait flaneur, pour l'observateur passionne, c'est une immense jouissance que d'elire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, etre au centre du monde et rester cache au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits independants, passionnes, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement definir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. C H A R L E S B A U D E L A I R E Le Peintre de la vie moderne Les percees haussmanniennes ayant transforme Paris en un enorme labyrinthe de rues et de boulevards et en un immense terrain de squares et de jardins, Baudelaire et Manet se sont averes de formidables flaneurs. Antonin Proust, ami intime et biographe de ce dernier, raconte comment celui-ci «allait presque chaque jour aux Tuileries de deux a quatre heures, [faire] des etudes en plein air, sous les arbres, d'apres les enfants qui jouaient et les groupes de nourrices qui s'affalaient sur les chaises. Baudelaire [etant] la son compagnon habituel.»18 Bien que les racines du flaneur parisien prennent source au debut du dix-neuvieme siecle, c'est surtout entre les annees 1830 et 1840 que celui-ci se fait remarquer. Deux guides litteraires, Paris ou le livre des cent-et-un (1831) et Les Frangais peints par eux-memes (1842), en font une description detaillee, tandis que l'enthousiasme pour les physiologies, qui font rage dans la premiere partie du dix-neuvieme siecle, produit, en 1841, la populaire Physiologie du flaneur. 18. Antonin Proust, Edouard Manet: Souvenirs (Paris: L'Echoppe, 1988), 29. 15 Le flaneur, selon ces physiologies, est caracterise par sa tenue impeccable, ses bonnes manieres et son intelligence superieure, — «les arts, les sciences, la litterature devant plus ou moins leur progres», ecrit Auguste de Lacroix, dans Les Frangais peints par eux-merries, «au flaneur.» II lit tous les joumaux et en retient tous les potins. II se promene sur les boulevards, ou i l aime paraitre et disparaitre, et observe tout ce qui se passe, qu'il s'agisse d'un incident simple ou d'un incident fort curieux. Walter Benjamin le decrit ainsi: La rue devient un appartement pour le flaneur qui est chez lui entre les facades des immeubles comme le bourgeois entre ses quatre murs. II accorde aux brillantes plaques d'email ou sont inscrits les noms des societes la valeur que le bourgeois accorde a une peinture a l'huile dans son salon. Les murs sont le pupitre sur lequel i l appuie son carnet de notes, les kiosques a joumaux lui tiennent lieu de bibliotheque et les terrasses des cafes sont les bow-windows d'ou il contemple son interieur apres son travail.19 Chaque jour, le flaneur parcourt les rues et les boulevards dans tous les sens, observant et retenant les scenes et les scenarios qui se multiplient sous ses yeux attentifs et inquisiteurs, Paris etant devenu pour lui ce que la scene est au dramaturge, Paris etant devenu pour lui ce que l'intrigue est au journaliste. Toutefois, son aptitude a observer, a analyser et a etudier tout ce qui se passait autour de lui le differenciant des simples badauds, qui ne savaient «oii promener leur importunite et leur ennui»,20 rapporte un dictionnaire populaire de l'epoque, c'est a Balzac et sa celebre Physiologie du manage (1826), selon Priscilla Ferguson, que revient l'honneur d'avoir compris le vrai flaneur et de l'avoir promu au titre d'artiste-flaneur.21 19. Walter Benjamin, Charles Baudelaire: Un poete lyrique a I'apogee du capitalisme (Paris: PBP, 1974), 58. 20. D'Hautel, Dictionnaire du bas-langage ou des manieres deparler usitees parmi lepeuple, 2 vols. (Paris, 1808; reed. Geneva: Slatkine Reprints, 1972). 21. Priscilla Ferguson, Paris as Revolution: Writing the Nineteenth-Century City (Berkeley: U of California P, 1994), 91. 16 Balzac, dans sa Physiologie du manage, est formel. II y a deux types de flaneur, le vrai et le faux. Le vrai flaneur «sent» la ville, tandis que le faux flaneur «ressent» la ville. Le vrai flaneur se detache de la ville, observe a distance et «saisi» l'insaisissable; le faux flaneur s'attache a la ville, observe de pres, mais «est saisi», par l'insaisissable. Ferguson, interpretant la difference entre le vrai flaneur et le faux flaneur de Balzac, dans la Physiologie du mariage, ecrit: The walks about Paris that supply the artist-flaneur with material for study may well prove disastrous for the ordinary flaneur unable to maintain distance from the city and hence unable to resist its seductions [...] Where the ostensible idleness of the artist-flaneur masks the vital intellectual activity of the true artist, the false artist is necessarily a false flaneur, whose inactivity derives from the inability to channel - that is, to use and comprehend -the desires roused by the city. In other words, the false artist lacks the detachment required for creativity.22 Effectivement, dans le Paris de Balzac, voir n'est pas necessairement croire, lire n'est pas necessairement comprendre. Le vrai flaneur sait voir, sait lire, — mais pas le faux. On ne nait pas artiste-flaneur, cela se cultive. Personne, remarque Ferguson, n'a mieux reussi a decrire le flaneur, dans la premiere moitie du dix-neuvieme siecle, que Balzac. Sa description est telle, dit-elle, que le flaneur balzacien servit de modele, a maints ecrivains et a maints artistes, pour au moins vingt ans, au moins jusqu'a ce que Baudelaire, dans son essai Le Peintre de la vie moderne (1863), le reprenne et l'adapte a son epoque. 22. Priscilla Ferguson, Paris as Revolution: Writing the Nineteenth-Century City, (91). 17 Sous la plume de Baudelaire, le flaneur demeure toujours un artiste, un artiste-flaneur. D'ailleurs, le titre de son chapitre sur le flaneur, dans Le Peintre de la vie moderne, le dit bien: «L'artiste, homme du monde, homme des foules et enfant.» Toutefois, i l ne s'agit pas, en tant qu'artiste-flaneur baudelairien, de «saisir» et de «dire» le pittoresque de la ville, comme au temps de Balzac, mais de traduire l'impression que cree chez rartiste-flaneur cette scene, — que ce soit en mots ou en couleurs. Car rartiste-flaneur baudelairien n'appartient plus au «vieux Paris» de Balzac, avec ses quartiers sombres et tenebreux, mais au Paris de Napoleon III, «tout constelle d'N» (Hugo) et balaye par les foules qui s'agitent sur les boulevards nouvellement traces par Haussmann. Terminees sont les rues et les allees sinistres et suspectes de la Restauration. Arrives sont les grands boulevards eclaires au gaz, bordes de cafes et envahis par les foules du Second Empire. Or, ceci explique-t-il l'impression de jouissance que Baudelaire accentue dans plusieurs de ses ecrits, qu'il s'agisse de son essai Le Peintre de la vie moderne ou de son recueil de poemes en prose, Le Spleen de Paris, alors que rartiste-flaneur se mele a la foule, cette foule qui vient tout juste de s'installer sur les boulevards neufs d'Haussmann. Avec rartiste-flaneur baudelairien, «epouser la foule» devient un art, — un art obsedant d'ailleurs, — comme en temoigne cet extrait de son celebre poeme Les Foules: II n'est pas donne a chacun de prendre un bain de multitude: jouir de la foule est un art; et celui-la seul peut faire, aux depens du genre humain, une ribote de vitalite, a qui une fee a insuffle dans son berceau le gout du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. Multitude, solitude: termes egaux et convertibles par le poete actif et fecond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus etre seul dans une foule affairee. 18 Le poete jouit de cet incomparable privilege, qu'il peut a sa guise etre lui-meme et autrui. Comme ces ames errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant; et si de certaines places paraissent lui etre fermees, c'est qu'a ses yeux elles ne valent pas la peine d'etre visitees. Le promeneur solitaire et pensif tire une singuliere ivresse de cette universelle communion. Celui-la qui epouse facilement la foule connait des jouissances fievreuses, dont seront eternellement prives l'egoi'ste, ferme comme un coffre, et le paresseux, interne comme un mollusque. II adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les miseres que la circonstance lui presente. Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, compare a cette ineffable orgie, a cette sainte prostitution de fame qui se donne tout entiere, poesie et charite, a l'imprevu qui se montre, a l'inconnu qui passe.23 Pour l'artiste-flaneur baudelairien, la foule est devenue «son domaine, comme fair est celui de l'oiseau, comme l'eau celui du poisson», car pour rartiste-flaneur baudelairien, la foule est devenue un «immense reservoir d'electricite», ou il lui est dorenavant possible d'y puiser les sujets les plus varies de ses compositions pour representer Paris, — pour representee ce que Walter Benjamin appellera plus tard, «Paris, capitale du dix-neuvieme siecle». Le flaneur du poeme «Les Foules» est repris dans Le Peintre de la vie moderne lorsque Baudelaire, voulant faire ressortir les jouissances fievreuses que connait l'artiste-flaneur au contact de la foule, le compare a un convalescent. Mais a un convalescent fascine, tout comme l'artiste du poeme, qui «entre, quand il veut, dans le personnage de chacun»; et, a un convalescent curieux, tout comme l'enfant de son essai, Le Peintre de la vie moderne, qui s'interesse «vivement 23. Charles Baudelaire, «Les Foules», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (291-92). 19 aux choses, meme les plus triviales en apparence»: Vous souvenez-vous d'un tableau [...] ecrit par la plus puissante plume de cette epoque, et qui a pour titre L'Homme des foules? Derriere la vitre d'un cafe, un convalescent, contemplant la foule avec jouissance, se mele, par la pensee, a toutes les pensees qui s'agitent autour de lui. Revenu recemment des ombres de la mort, il aspire avec delices tous les germes et tous les effluves de la vie; comme il a ete sur le point de tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se precipite a travers cette foule a la recherche d'un inconnu dont la physionomie entrevue l'a, en un clin d'oeil, fascine. La curiosite est devenue une passion fatale, irresistible!24 Que rartiste-flaneur baudelairien soit fascine, ou curieux, ou les deux a la fois, «pour le parfait flaneur, pour l'observateur passionne», ecrit Baudelaire, c'est toujours «une immense jouissance que d'elire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini». Et que rartiste-flaneur baudelairien soit poete, ecrivain ou caricaturiste, ajoute-t-il, il doit «epouser la foule», certes; «posseder l'oeil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau», certes; mais il doit avant tout, et surtout, — «aspirer a l'insensibilite», tel le dandy. Baudelaire, poursuivant son discours sur «l'artiste, homme du monde, homme des foules et enfant», dans son essai Le Peintre de la vie moderne, souligne que meme si «la curiosite» s'avere «le point de depart de son genie», le flaneur — tout comme le flaneur balzacien d'ailleurs, — se doit de toujours garder une certaine distance par rapport a ce qu'il voit. Sous aucun pretexte, ne doit-il se laisser emporter par ses emotions: «Je le nommerais volontiers un dandy», ecrit Baudelaire, «et j'aurais pour cela quelques bonnes raisons; car le mot dandy implique une quintessence de caractere et une intelligence subtile de tout le mecanisme moral de 24. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (689-690). 20 ce monde; mais, d'un autre cote, le dandy aspire a l'insensibilite, [...] le dandy [etant] blase ou [feignant] de l'etre, par politique et raison de caste.» En effet, si le role du flaneur s'est avere un art, chez Baudelaire, alors qu'il ecrivait dans son poeme «Les Foules», «il n'est pas donne a chacun de prendre un bain de multitude: jouir de la foule est un art», le role de dandy en est-il tout autant, — de par son attitude et de par sa tenue. Et si Robert Herbert remarque que le «dandy was not necessarily a flaneur, but the flaneur was almost always a dandy», retrouvons-nous chez Baudelaire et Manet, ces deux attributs que tous deux prenaient un reel plaisir a perfectionner:25 The Parisian flaneur was the role in which Baudelaire, Manet, Degas, Caillebotte, Duret, Duranty, Halevy, and Edmond de Goncourt cast themselves as did so many of the artists and writers of their era. That it was a role, a pose, was already evident in the 1830s, when the flaneur was first clearly defined. This personage was so much in vogue, it was said, that all the men of Paris imitated him even though few could claim his intrinsic qualities. The flaneur was characterized by exquisite manners and by impeccable dress, on which he lavished a great deal of time. [...] Baudelaire conferred his unique genius upon this pose. [...] In poems and essays, he gave memorable expression to key concerns of the flaneur: the excitement of Paris crowds, the ability to move anonymously among them, the power of 25. Georges Barral ecrivait dans son article «Entretiens avec Baudelaire* paru dans Le Petit Bleu de Bruxelles le 31 aout 1901, «Baudelaire porte un chapeau haut de forme, en soie, a bords larges et plats, elegant, tres etudie, evase d'en bas, avec une fuite savamment amincie vers l'assiette superieure. Ce genre de chapeau, execute sur ses indications, et qu'il affectionnait tout particulierement, fit son desespoir a Bruxelles. II ne put jamais trouver un chapelier bruxellois assez comprehensif pour en reproduire exactement le modele. Apres divers essais infructueux et des incidents comiques, i l prit le parti de faire venir ses chapeaux de Paris». Le Gaulois, en 1881, faisait le portrait suivant de Manet: «Gant6 de jaune, cravate de frais, chausse de fin, pantalonne de clair, — une fleur etoilant, en attendant le ruban rouge, la boutonniere de sa redingote batie sur les dessins de Dusautoy, — on le rencontre, dans la journee, arpentant le boulevard des Italiens du pas presse d'un homme qui court a un rendez-vous de jolie femme, ou on le remarque installe, un cigare de prix aux levres, sur la terrasse du cafe Riche ou de Tortoni, devant des breuvages dispendieux». 21 cool observation when supported by underlying passion, [and] the ability to create an enduring art work from a transitory bit of modern life.26 Ainsi, pares de «cravates» et chausses de «bottes vernies», Baudelaire et Manet se sont-ils averes de magnifiques artistes, d'excellents flaneurs et de splendides dandys. Claude Pichois et Jean-Paul Avice insistent: «Paris Ville-Lumiere est aussi la capitale des plaisirs. II n'est pas necessaire d'etre bresilien ou grande-duchesse pour profiter de ceux-ci. Baudelaire a eu les siens, malgre son impecuniosite, parfois sa misere. [...] [Et] selon les quartiers qu'il habite et en raison des lieux ou sont les bureaux des joumaux et des maisons d'edition a l'epoque, le plus souvent sur la rive droite —, on le voit ou verra au cafe de Bade, boulevard des Italiens, au cafe de Madrid, boulevard Montmartre, au cafe de Robespierre, me Neuve-des-Petits-Champs, a proximite du Theatre-Italien et du jardin des Tuileries, ou il se promene avec Manet».27 C'est done ainsi meles a la foule, tout en passant inapercus, tels des princes jouissant partout de leur incognito, que Baudelaire et Manet chercherent — et trouverent — «des sujets prives», «autrement hero'iques», qu'ils surent traduire en mots et en couleurs avec assiduite. Dans son poeme «Les Foules», Baudelaire insiste que pour «le promeneur solitaire et pensif», i l s'agit «de prendre un bain de multitudes il insiste egalement que ce faisant, il s'agit aussi d'adopter «comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les miseres que la circonstance lui presenter Or, s'est-il presentees a Baudelaire et Manet de ces situations ou, effectivement, ils adopterent, comme leurs, «toutes les professions, toutes les joies et toutes les miseres» que la circonstance leur a jamais presentees, — au cours de leurs innombrables 26. Robert Herbert, Impressionism: Art, Leisure, and Parisian Society (New Haven: Yale UP, 1988), 33-34. 27. Claude Pichois et Jean-Paul Avice, Baudelaire • Paris (Paris-Musees / Quai Voltaire, 1994), 112. 22 promenades, — mais, de ces situations egalement ou il fut plus souvent question, dans certains cas, de miseres que de joies. On peut penser, par exemple, aux poemes Les Veuves et Le Vieux Saltimbanque de Baudelaire, ou les tableaux La Chanteuse des rues (1862) (ill. 2) et Le Vieux Musicien (1862) (ill. 3) de Manet. Ces oeuvres s'averent tout particulierement interessantes, puisqu'en plus de temoigner de la presence du poete et du peintre parmi la foule, elles demontrent egalement une sensibilite et une esthetique partagees. Sensibilite partagee, pour avoir tous deux developpe une thematique issue de leur epoque, c'est-a-dire des gloires et des infamies causees par rhaussmannisation de Paris, (si Ton pense aux groupes pauvres et urbanises qui ont du quitter le centre de la ville pour s'installer dans les faubourgs de banlieue pour permettre aux groupes plus aises de s'etablir confortablement a leur place). Et esthetique partagee, pour avoir tous deux tire de cette thematique sa beaute circonstancielle et eternelle. Ce sont les toutes premieres lignes du poeme «Les Veuves» qui nous offre la clef a la sensibilite et a l'esthetique partagees de Baudelaire et de Manet. Baudelaire ecrit: Vauvenargues dit que dans les jardins publics i l est des allees hantees principalement par l'ambition deque, par les inventeurs malheureux, par les gloires avortees, par les coeurs brises, par toutes ces ames tumultueuses et fermees, en qui grondent encore les derniers soupirs d'un orage, et qui reculent loin du regard insolent des joyeux et des oisifs. Ces retraites ombreuses sont les rendez-vous des ecloppes de la vie.28 Or, qui sont ces «ecloppes de la vie» sinon ces personnages rattaches aux titres des oeuvres de Baudelaire et de Manet; sinon ces pauvres gens qui ont ete expulses de la ville pour faire place 28. Charles Baudelaire, «Les Veuves», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (292). 23 a cette grande bourgeoisie dont l'etablissement du regne de Napoleon III avait ete l'oeuvre et le triomphe. Baudelaire et Manet n'etaient pas sans connaitre la situation des gens affectes par les nouvelles lois decourageant le vagabondage issues des ambitions haussmanniennes.29 Baudelaire la sous-entend, comme nous l'avons vue, dans son poeme Les Veuves, et Manet la sous-entend egalement dans ses peintures, comme Le Vieux Musicien, ou sont rassembles autour de lui d'autres «miseres cachees», mais encore mieux dans son tableau La Chanteuse des rues, si Ton connait le comment et le pourquoi du tableau. Antonin Proust, qui racontait comment Baudelaire et Manet se promenaient souvent ensemble au Jardin des Tuileries, signalait que «chez Manet, l'oeil jouait un si grand role que Paris [n'avait] jamais connu de flaneur semblable a lui et de flaneur flanant plus utilement».30 Et ajoutait egalement comment Manet notait, sur un petit calepin, plein de choses, plein d'impressions, qui bien souvent donnaient forme plus tard a de magnifiques tableaux, comme par exemple, La chanteuse des rues: Nous montions ce jour-la ce qui a ete depuis le boulevard Malesherbes, au milieu des demolitions coupees par les ouvertures beantes des terrains deja niveles. Le quartier Monceau n'etait pas encore dessine. A chaque pas Manet m'arretait. A un certain endroit un cedre se dressait isole au milieu d'un jardin defonce. L'arbre semblait rechercher sous ses longs bras les massifs de fleurs detruits. «Vois-tu sa peau, me dit—il, et les tons violaces des ombres?» Plus loin des demolisseurs se detachaient, blancs sur la muraille 29. Nigel Blake et Francis Frascina rapportent: «. . . the Second Empire's modernization programme included strict laws against vagabondage, mendicancy, ambulant entertainment and what it termed etrangers dangereux. N . Blake and F. Frascina, «Modern Practices of Art and Modernity», Modernity and Modernism: French Painting in the Nineteenth Century, eds. F. Frascina, et al. (New Haven: Yale UP, 1993), 98. 30. Antonin Proust, Edouard Manet: Souvenirs, (29). 24 moins blanche qui s'effondrait sous leurs coups, les enveloppant d'un nuage de poussiere. Manet demeura absorbe dans une longue admiration devant se spectacle. A l'entree de la me Goyot, une femme sortait d'un cabaret louche, relevant sa robe, retenant sa guitare. II alia droit a elle et lui demanda de venir poser chez lui. Elle se prit a rire. «Je la repincerai, s'ecria Manet, et puis si elle ne veut pas j'ai Victorine».31 Ce qui nous interesse tout particulierement dans ce passage, c'est qu'il nous transporte non seulement dans le «vieux Paris» en voie de disparition mais nous en fait voir les consequences a travers les yeux de Manet. Dans ce paragraphe, nous sommes temoins de demolitions, de destructions et de rasages de quartiers pour faire place au boulevard Malherbes, certes, mais de ces nuages de poussiere, ou se tient encore debout ce cabaret louche, nous sommes egalement temoins de cette chanteuse des rues qui en sort, et qui, tout a coup, attire l'attention de Manet. Or, si c'est ce que ce passage nous dit au sujet de cet evenement, qu'est-ce que le tableau de Manet, La chanteuse des rues, lui, essaie-t-il de nous dire, si les demolitions dont Manet a ete temoin, au moment de rencontrer cette chanteuse, n'y figurent pas? II aura tenu, selon nous, a immortaliser une de ces dernieres merveilles du «vieux Paris» en voie de disparition, cette chanteuse des rues, tout comme cet affreux cabaret et son abominable quartier etaient, eux aussi, en voie de disparition pour faire place au «district Monceau», pour faire place aux ambitions haussmanniennes. Ainsi, si Baudelaire et Manet ont trouve, lors de leurs innombrables promenades a travers Paris «des sujets prives», «autrement heroi'ques» qu'ils ont su traduire en mots et en couleurs, avec une clarte et une justesse a choquer leurs rivaux, c'est qu'ils se sont montres 31. Antonin Proust, Edouard Manet: Souvenirs, (76). 25 d'extraordinaires «historiens du present» pour avoir su tirer de leur epoque sa beaute circonstancielle et la rendre eternelle. Dans le chapitre suivant, nous examinerons comment Baudelaire, dans son essai Le Peintre de la vie moderne, incitera les artistes de son epoque a devenir eux aussi des «historiens du present» en allant chercher et representer de facon impressionnante, sinon spectaculaire, «ce quelque chose», ecrit Baudelaire, «qu'on nous permettra d'appeler la modernite». 26 C H A P I T R E T R O I S LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE Ainsi i l va, i l court, i l cherche. Que cherche-t-il? A coup sur, cet homme, tel que je l'ai depeint, ce solitaire doue d'une imagination active, toujours voyageant a travers le grand desert d'hommes, a un but plus eleve que celui d'un pur flaneur, un but plus general, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. II cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernite; car i l ne se presente pas de meilleur mot pour exprimer l'idee en question. II s'agit, pour lui, de degager de la mode ce qu'elle peut contenir de poetique dans l'historique, de tirer 1'etemel du transitoire. C H A R L E S B A U D E L A I R E Le Peintre de la vie moderne La modernite — tel est le point culminant de tout l'essai de Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne. Prenant pour pretexte une etude consacree au dessinateur Constantin Guys pour exprimer ses vues persormelles sur la peinture, Baudelaire estime que celle-ci ne peut plus se reduire aux drames antiques inspires d'une histoire ou d'une litterature ancienne au caractere didactique. L'art doit trouver sa pertinence dans la modernite, c'est-a-dire dans l'actualite du sujet et l'instabilite de la vie moderne: «le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitie de l'art, dont l'autre moitie est l'eternel et l'immuable». «Avec Baudelaire», remarque Gerald Froidevaux, «la creation artistique entre dans l'ere de la modernite, brisant [ainsi] les liens qui l'enchainaient aux regies et aux traditions.» Mais en meme temps, ajoute-t-il, elle se soumet a une loi rigide «regissant le rapport que l'art entretient desormais avec la realite sociale. L'oeuvre d'art echappe a sa raison d'etre si elle refuse de se vouloir moderne. La modernite fonde l'authenticite d'un texte ou d'un tableau; elle garantit leur verite et leur confere seule un sens.»32 Or, ce sera dans le travail du peintre Constantin Guys que Baudelaire verra se realiser son idee de modernite. 32. Gerald Froidevaux, Baudelaire: representation et modernite (Paris: Corti, 1989), 9. 27 Dans la critique moderne, on a fortement desapprouve Baudelaire pour avoir choisi Constantin Guys comme sujet de son essai, Le Peintre de la vie moderne, considere le plus important de tous ses ecrits critiques. On dit qu'il eut pu choisir mieux. Toutefois, selon Lois Hyslop, tout comme Anne Hanson d'ailleurs, la ne serait le point, puisque: «Though he was cognizant of the many merits of Guy's work and is otherwise lavish with his praise, he by no means mistakes the sketches for masterpieces of the highest order. [It was] Guys' portrayal of modern life, particularly the life of a great city that caused Baudelaire to use him as the core of his great essay.»33 En fait, d'apres Hyslop, Constantin Guys n'aurait ete qu'un simple «croqueur» esquissant, en quelques traits rapides, des scenes et des personnages a la mode. Artiste mineur, certes, mais dont l'art etait indeniablement voue a la representation de la vie quotidienne inspiree du «transitoire», du «fugitif» et du «contingent» de la vie moderne. Regiments de soldats marchant dans les rues, dandies, aristocrates et riches bourgeois voyageant dans de magnifiques voitures, hommes et femmes chevauchant a travers le bois de Boulogne, courtisanes, cocottes deambulant les rues et les pares, tous furent dessines avec une spontaneite et une adresse qui gagnerent l'admiration de Baudelaire. De plus, «les dessins de Constantin Guys ayant confere a la mode un air d'eternite», remarque Froidevaux, «voila ce qui a seduit le poete [et] lui a inspire 1'idee de la modernite, la theorie d'une beaute eternelle et transitoire, transcendante et circonstancielle tout a la fois».34 Pour essayer de comprendre la modernite baudelairienne, qui 33. Lois Boe Hyslop, Baudelaire Man of His Time (New Haven: Yale UP, 1980), 43. Et Anne Coffin Hanson, Manet and the Modern Tradition, (New Haven. Yale UP, 1977), 21. 34. Gerald Froidevaux, Baudelaire: representation et modernite, (13). 28 s'exprime a travers «l'idee du progres et la sensation de l'ivresse», nous nous limiterons a son aspect historique et esthetique. Historique, puisque Baudelaire imagine le peintre de la vie moderne comme une sorte «d'historien du present», et esthetique, puisque Baudelaire cherche a etablir, dans sa theorie, la legitimite de la mode en tant que representation de la modernite. Dans le premier chapitre du Peintre de la vie moderne, Baudelaire evoque les peintres de moeurs du dix-huitieme siecle et l'interet qu'ils represented pour son epoque. Par rapport a l'oeuvre de ces peintres, qui «representent le passe», i l percoit 1'importance d'une «peinture de moeurs du present» ou, plus generalement, de la «representation du present»: C'est a la peinture des moeurs du present que je veux m'attacher aujourd'hui. Le passe est interessant non seulement par la beaute qu'ont su en extraire les artistes pour qui il etait le present, mais aussi comme passe, pour sa valeur historique. II en est de meme du present. Le plaisir que nous retirons de la representation du present tient non seulement a la beaute dont il peut etre revetu, mais aussi a sa qualite essentielle du present.35 Baudelaire imagine le peintre de la vie moderne comme une sorte d'historien du present qui, «au lieu d'emprisonner le spectacle de la vie contemporaine dans une representation objective, [chercherait] a faire vivre le present a travers une image empreinte de sa propre subjectivite»,36 note Froidevaux. Cette subjectivite, Baudelaire ne s'attend pas a ce qu'elle soit une image exacte du monde present. Au contraire, si l'artiste devient le temoin du present et si son art revet aussi la fonction de document historique, note Froidevaux, c'est grace a l'idealisation qu'il opere et non a une representation exacte au sens mimetique: 35. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (684). 36. Gerald Froidevaux, Baudelaire: representation et modernite, (12). 29 II est certain que pour lui, la modernite ne se limite pas au choix d'un sujet contemporain, mais exige aussi une nouvelle maniere de representer le monde. Guys est moderne autant par les scenes qu'il represente que par les formes qu'il prefere — le croquis, le dessin — et ses facons de proceder — la flanerie observatrice, le travail de memoire, la rapidite de l'execution. La modernite baudelairienne lie indissociablement la vie contemporaine a une nouvelle vision du monde et fait entrer le sujet pictural autant que la forme dans la \"moitie\" circonstancielle du beau.37 Une des decouvertes fondamentales de Baudelaire consiste dans le fait que l'art est desormais l'expression non du monde, mais d'une vision du monde. Pour reprendre la celebre formule de Stephane Mallarme: «Peindre non la chose, mais l'effet qu'elle produit».38 Dans sa nouvelle maniere de representer le present, Baudelaire souhaite, avant tout, que le peintre de la vie moderne demontre la beaute eternelle qui s'exprime a travers les objets et les moeurs modernes appartenant a la vie actuelle, — appartenant a Paris, ville d'artifices, de masquarades et de mirages — le talent du peintre se mesurant, selon lui, a sa capacite de concilier le beau eternel avec un sujet moderne. «J'ai plus d'une fois explique ces choses», ecrit Baudelaire, dans son Peintre de la vie moderne. Et en effet, a la page finale de son Salon de 1845, Baudelaire incite les peintres a representer le «cote epique» de la «vie actuelle» et a «celebrer l'avenement du neuf»,39 tandis que dans le dernier chapitre de son Salon de 1846, intitule «De L'Heroi'sme de la vie moderne», il incite les peintres a pousser pour un art nouveau, 37. Gerald Froidevaux, Baudelaire: representation et modernite, (15). 38. Stephane Mallarme, «Lettre a Henri Cazalis, octobre 1864», Correspondance, 1862-1871, ed. Henri Mondor et Jean-Pierre Richard (Paris: Gallimard, 1959), 137. 39. Charles Baudelaire, Salon de 1845, OC, Tome II, (407). 30 — «le merveilleux nous envelopp[ant] et nous abreuvjant] comme l'atmosphere; mais nous ne le voyons pas», de dire Baudelaire.40 Or, poursuit-il, toujours dans Le Peintre de la vie moderne, «il est sans doute excellent d'etudier les anciens maitres pour apprendre a peindre, mais cela ne peut etre qu'un exercice superflu si votre but est de comprendre le caractere de la beaute presente. Si un peintre patient et minutieux, mais d'une imagination mediocre, ayant a peindre une courtisane du temps present, s'inspire (c'est le mot consacre) d'une courtisane de Titien ou de Raphael, i l est infiniment probable qu'il fera une oeuvre fausse, ambigue et obscure», puisque «l'etude d'un chef-d'oeuvre de ce temps et de ce genre ne lui enseignera ni l'attitude, ni le regard, ni la grimace, ni l'aspect vital d'une de ces creatures que le dictionnaire de la mode a successivement classees sous les titres grossiers ou badins d'impures, de piles entretenues, de lorettes et de biches».41 Pour Baudelaire, representer la beaute presente est-il representer la ville presente, c'est-a-dire Paris, capitale du Second Empire, et tout ce qui la caracterise. C'est peindre ses objets et ses moeurs que le peintre peut tout aussi bien retrouver dans un costume, une coiffure, un bijou, qu'un port de tete ou un croisement de jambes. Le peintre de la vie moderne doit representer ce qui l'entoure, doit representer ce qui, a ses yeux, rend cette vie, et cette ville, moderne. Ainsi, ce que Baudelaire aura apprecie au plus haut point chez Guys aura ete, justement, cette capacite a representer le present, a tirer du transitoire sa beaute eternelle, exprimee a travers les objets et les moeurs ayant appartenu a son epoque. Les dernieres lignes de son essai en temoignent: 40. Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC, Tome II, (496). 41. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (696). 31 Moins adroit que [les peintres classiques], M . G. garde un merite profond qui est bien a lui; il a rempli volontairement une fonction que d'autres artistes dedaignent et qu'il appartenait surtout a un homme du monde de remplir. II a cherche partout la beaute passagere, fugace, de la vie presente, le caractere de ce que le lecteur nous a permis d'appeler la modernite. Souvent bizarre, violent, excessif, mais toujours poetique, il a su concentrer dans ses dessins la saveur amere ou capiteuse du vin de la Vie. 4 2 En insistant, dans son premier chapitre du Peintre de la vie moderne, sur l'importance de representer le present, Baudelaire reprochait aux artistes se disant «modernes» de ne pas etre, justement, «modernes». Ce reproche remonte a son Salon de 1846 alors qu'il ecrivait: «Je remarque que la plupart des artistes qui ont aborde [des] sujets modernes se sont contentes [de] sujets publics et officiels, de nos victoires et de notre heroisme politique», cependant qu'il y a «des sujets prives», ajoute-t-il, «qui sont bien autrement heroiques. [...] Le spectacle de la vie elegante et des milliers d'existences flottantes qui circulent dans les souterrains d'une grande ville, — criminels et filles entretenues, — la Gazette des tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n'avons qu'a ouvrir les yeux pour connaitre notre heroisme.» Or, «avant de rechercher quel peut etre le cote epique de la vie moderne», poursuit-il, «et de prouver par des exemples que notre epoque n'est pas moins feconde que les anciennes en motifs sublimes, on peut affirmer que puisque tous les siecles et tous les peuples ont leur beaute, nous avons inevitablement la notre. Cela est dans l'ordre».43 II incombe done au peintre de la vie moderne a la chercher et a l'exprimer. 42. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (724). 43. Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC, Tome II, (493-96). 32 La representation du present ne pouvant plus se limiter a des «sujets publics et officiels», Baudelaire, en ouvrant a la creation artistique le domaine de la modernite, souleve a plusieurs reprises la question du rapport entre la modernite, la peinture et la mode. C'est des 1845 que Ton voit la mode intervener dans le discours critique et esthetique de Baudelaire. C'est en effet de la mode au sens proprement vestimentaire qu'il s'agit lorsque, dans la derniere page du Salon de 1845, Baudelaire insiste que les «cravates» et les «bottes vernies» expriment le cote epique du present. C'est egalement de la mode qu'il s'agit lorsque, l'annee suivante, dans son Salon de 1846, Baudelaire consacre un chapitre entier a «l'heroisme de la vie moderne» associant le spectacle de la beaute particuliere de l'epoque a l'habit noir, «pelure du heros moderne». Et c'est egalement de la mode qu'il s'agit lorsque, dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire reprend et poursuit cette vision de la mode comme miroir des temps modernes, — miroir de «la morale et l'esthetique du temps*.44 Si Baudelaire constate que la mode represente l'expression du gout de l'epoque, alors qu'il se declare, dans Le Peintre de la vie moderne, etre heureux de retrouver dans les gravures de mode l'esthetique du temps, c'est qu'elle constitue, selon lui, un puissant indice social. Selon Froidevaux, la mode etant pour Baudelaire un signe du rapport que l'homme entretient avec la societe, la toilette, revelant la verite de l'individu, devoile de par ce fait l'expression de la masse,45 et c'est a l'artiste d'en saisir le sens. Jacques Wilhelm nous en donne un parfait exemple lorsque, dans son ouvrage fort interessant, Paris au cours des siecles, decrivant une de ces scenes parisiennes ou l'elegance regne, i l traite la mode de l'epoque comme un phenomene de 44. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (684). 45. Gerald Froidevaux, Baudelaire: representation et modernite, (72). 33 psychologie collective: L'argent abondant et les loisirs qu'il donne, meme aux hommes, stimulent la soif de «paraitre». La cour donne le ton. Assez melee, tres cosmopolite, luxueuse et decolletee parce que l'imperatrice a de belles epaules, elle compte beaucoup de jolies femmes que l'empereur aime a y attirer. Les soirees du lundi, les grands bals du Carnaval forment un tableau eblouissant. Tout le monde danse, a tout age, des ministres, des grands ecrivains conduisent les cotillons. Les fetes privees se succedent, chaque soir, dans le luxe etouffant de demeures somptueuses, peuplees d'une foule de laquais. Aux Champs-Elysees defilent d'admirables equipages, victorias et caleches aux vernis etincelants, se rendant au Bois (de Boulogne). «La voiture emporte au grand trot, dans une allee zebree d'ombre et de lumiere, les beautes couchees comme dans une nacelle ... La fourrure ou la mousseline leur monte jusqu'au menton et deborde comme une vague par-dessus les portieres ...», ecrit Baudelaire, inspire par un lavis de Guys.46 Le phenomene qui a le plus marque les modernes, des le debut du siecle, note Froidevaux, est «la mode au sens le plus large qu'on puisse donner a ce mot. De Balzac aux avant-gardes, en passant par Gavarni, Guys, Manet, les Goncourt, Huysmans, Mallarme et bien d'autres, la mode attire les peintres et les poetes et semble leur promettre la revelation non seulement du beau moderne, mais encore de l'inquietant dynamisme des valeurs et des significations^47 Et pour sur, puisque Baudelaire, dans Le Peintre de la vie moderne, se dira «heureux», comme nous venons de le souligner, de retrouver dans la mode «la morale et l'esthetique du temps».48 Toutefois, encore plus que «l'esthetique du temps», Baudelaire recherchera, dans la mode, «la morale du 46. Jacques Wilhelm, Paris au cours des siecles, (170). 47. Gerald Froidevaux, Baudelaire: representation et modernite, (72). 48. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (684). 34 temps, puisque la mode, chez lui, «n'evoque pas seulement la beaute moderne», remarque Froidevaux, «mais aussi la decheance de la vie moderne».49 La mode chez Baudelaire peut representer a la fois I'aspect euphorique de la modernite, — l'elegance pour l'elegance, — transformee en un artifice; et le cote dysphorique de la modernite, l'etat de perte, de deuil, l'expression d'une epoque «souffrante», ecrit Baudelaire: Et cependant, n'a-t-il pas sa beaute et son charme indigene, cet habit tant victime? N'est-il pas l'habit necessaire de notre epoque, souffrante et portant jusque sur ses epaules noires et maigres le symbole d'un deuil perpetuel? Remarquez bien que l'habit noir et la redingote ont non seulement leur beaute politique, qui est l'expression de l'egalite universelle, mais encore leur beaute poetique qui est l'expression de Tame publique; — une immense defilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous celebrons tous quelque enterrement.50 Cette dualite dans l'appreciation de la mode ne releve pas de l'indecision de Baudelaire. Au contraire, elle appartient a la vision baudelairienne de la mode comme une de ses qualites inherentes. La mode, temoignage d'une beaute nouvelle, note Froidevaux, inspire a Baudelaire une reflexion esthetique, certes, mais qui est aussi une interpretation du monde present.51 Tout comme la vie moderne peut s'averer seduisante et fausse, — et Baudelaire nous en fait part a plusieurs reprises dans ses ecrits, — la mode peut-elle s'averer tout aussi seduisante et fausse. Prenons, par exemple, un extrait de son poeme Les Veuves et nous retrouvons a peu de choses pres la meme description que celle de Wilhelm, ou l'arficice regne, mais cette fois, ou l'alienation, plus que l'artifice, predomine: 49. Gerald Froidevaux, Baudelaire: representation et modernite, (72). 50. Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC, Tome II, (494). 51. Gerald Froidevaux, Baudelaire: representation et modernite, (75). 35 L'orchestre jette a travers la nuit des chants de fete, de triomphe ou de volupte. Les robes trainent en miroitant; les regards se croisent; les oisifs, fatigues de n'avoir rien fait, se dandinent, feignant de deguster indolemment la musique. Ici rien que de riche, d'heureux; rien qui ne respire et n'inspire l'insouciance et le plaisir de se laisser vivre.52 Veritable «fleur du mal», la mode affiche ouvertement aussi bien la vulgarite de la vie moderne que sa beaute poetique, sa banalite que son heroisme. Et si, en ce sens, la mode s'avere contradictoire, elle s'avere egalement et ingenieusement vraie et envoiitante, comme le laissent sous-entendre ces quelques lignes de Baudelaire. Avec les percees haussmanniennes, les bals publics se multipliaient, les restaurants et les cafes etaient chaque jour plus nombreux, les entrees de souverains et les defiles militaires se succedaient a un rythme rapide. Toutefois, comme le laissent sous-entendre les extraits de Wilhelm et Baudelaire, les Parisiens se sentaient passablement alienes face a ce nouveau spectacle qu'etait devenu Paris. Apres avoir decrit, dans notre premiere partie, le peintre de la vie moderne comme etant a la fois un homme du monde et un observateur; un flaneur et un dandy; un artiste qui decouvre «la representation du present» autant dans les «sujets prives qui sont autrement heroiques» que dans le pli de la mode, nous examinerons, dans notre deuxieme partie, comment Baudelaire et Manet ont su rassembler tous ces elements, dans plusieurs de leurs oeuvres, en plus d'y incorporer cet esprit d'alienation engendre par le «transitoire», le «fugitif» et le «contingent» de la vie moderne. 52. Charles Baudelaire, «Les Veuves», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (293-294). 36 D E U X I E M E P A R T I E H < I W O S <; PL) Q < CQ H a: o PL, OH < w 37 C H A P I T R E U N U N E S E N S I B I L I T E E T U N E E S T H E T I Q U E P A R T A G E E S LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE LA MUSIQUE AUX TUILERIES Dans La Musique aux Tuileries, [ill. 4] Manet s'est amuse a rassembler ses amis pres de lui. Le voila elegant barbu a l'extreme gauche. Puis Zacharie Astruc, assis, sous l'arbre; devisant debout, on apercoit Baudelaire et le baron Taylor, introducteur passionne de l'art espagnol en France. Les dames assises au premier plan sont M \" \" Lejosne et M°\" Offenbach, dont le mari moustachu, bientot celebre avec La Belle Helene et La Vie parisienne, est assis devant l'arbre de droite. Juste devant lui se tient Eugene Manet, debout, legerement penche. Ce frere cadet de Manet deviendra, plus tard, l'epoux de Berthe Morisot. Le personnage a la droite de Manet, a l'extreme gauche du tableau, pourrait etre Champfleury. L'oeuvre semble inspiree par Baudelaire, qui, des son Salon de 1846, incitait les artistes a peindre «l'heroisme de la vie moderne» et «le spectacle de la vie elegante. [...] Pour le parfait flaneur, pour l'observateur passionne, c'est une immense jouissance que d'elire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini». F R A N Q O I S E C A C H I N Manet: «J'ai fait ce que j'ai vu» On a souvent observe un rapprochement entre les idees developpees par Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne et l'esthetique de Manet dans La Musique aux Tuileries. Antonin Proust,53 ami intime et biographe de ce dernier, ecrit: «Je viens de parler de Baudelaire. On lui a attribue une grande influence sur Manet. [Or], c'est le contraire qui est vrai».54 Toutefois, il ne s'agit pas tant de voir dans ce tableau une illustration des principes qui auraient pu etre definis 53. Nils Sandblad souligne: «Proust's memoirs have generally been used without reservation. Tabarant, op.cit., 1947, criticizes certain parts, and Hamilton, op.cit., 1954, p. 283 describes them as \"an informal, partial, and not always accurate consideration of the painter\". There is no doubt that the memoirs have a disarming freshness, but it is impossible to overlook the fact that they are coloured by the author's own outlook on artistic matters, and that the distance in time has caused him to make errors of memory. The edition of 1913 was made by A. Barthelemy, who was Proust's secretary, and who asserts in the preface: \"Mon role a ete, tout en respectant le texte d'Antonin Proust, d'utiliser les documents qu'il avait reunis. Le livre est, de la premiere a la derniere ligne, l'oeuvre du camarade et de l'ami de Manet.\" Cite dans Nils Sandblad, Manet: Three Studies in Artistic Conception (Sweden: Lund, 1954), 167. 54. Antonin Proust, Edouard Manet: Souvenirs (Paris: L'Echoppe, 1988), 14. 38 par Baudelaire ou par Manet qu'une affinite reelle des inquietudes du poete et du peintre. Tous deux cherchaient a illustrer dans leur representation du present «la morale et l'esthetique du temps»,55 toutes decadentes et seduisantes puissent-elles avoir ete sous le Second Empire. Eric Darragon, dans une biographie recente sur Manet, ecrit: «Manet dissimulait peu sa pensee. II a beaucoup parle devant des temoins qui avaient pour vocation d'ecrire et de transmettre ses propos. Baudelaire, Champfleury, Duranty, Zola, Thore, Mallarme, Banville, mais aussi toute une pleiade de joumalistes qu'il a rencontres. Pourtant Manet n'a pas laisse sur le sens general de son oeuvre les declarations qui pourraient autoriser une analyse approfondie».56 Une anecdote toute simple toutefois peut nous eclairer sur sa pensee et nous faire voir comment, avant d'avoir connu Baudelaire, Manet estimait que l'oeuvre d'art echappait a sa raison d'etre si elle refusait de se vouloir moderne: «I1 ne s'etait pas en effet ecoule quarante-huit heures depuis notre retour a Paris, que l'atelier fit une ovation a Manet pour une etude qu'il avait peinte d'apres un modele celebre, Marie la Rousse», raconte Proust.S7 «Couture arriva, regarda, fit mine de n'avoir pas vu, puis revenant devant la toile de Manet apres avoir loue tous les autres, i l lui dit: «Vous ne vous deciderez done jamais a faire ce que vous voyez». Manet lui repondit: «Je fais ce que je vois et non ce qu'il plait aux autres de voir, je fais ce qui est et non ce qui n'est pas». Couture lui repliqua: «Eh bien, mon ami, si vous avez la pretention d'etre un chef d'ecole, allez en creer une, mais pas ici». Manet sortit et «ne revint pas a l'atelier pendant tout un mois», 55. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (684). 56. Eric Darragon, Manet, (Paris: Fayard, 1989), 426. 57. Antonin Proust et Edouard Manet etaient tous deux, et en meme temps, eleves a l'atelier de Thomas Couture. 39 raconte Proust, Manet professant «le plus grand mepris pour les peintres» qui s'enfermaient «avec des modeles, des costumes, des mannequins et des accessoires» et qui faisaient «des tableaux morts» quand il y avait, disait-il, «tant de choses vivantes a faire au dehors».58 C'est ainsi qu'en 1856, peu de temps apres cet affront, Manet quitta l'atelier de son maitre Thomas Couture pour se lancer — pour employer les mots de Walter Benjamin — a la conquete de «Paris, capitale du dix-neuvieme siecle». Personne ne sait exactement quand — et comment — Baudelaire et Manet se seraient rencontres. On suppose qu'ils auraient fait connaissance en 1859 chez le commandant Lejosne, «qui recevait des gens aussi varies que la famille Manet, Barbey d'Aurevilly, Constantin Guys, Bracquemond [et] Nadar»,59 rapporte Franchise Cachin. Quoi qu'il en fut, Baudelaire et Manet entretinrent definitivement une amitie des plus touchantes et des plus etranges. Etrange, puisqu'a «l'exception de quelques lignes dans son etude sur les aquafortistes, du quatrain sur Lola et de quelques encouragements oraux ou epistolaires», ecrivent Claude Pichois et Jean Ziegler, «Baudelaire n'a jamais reconnu publiquement la nouveaute et le genie de Manet, pourtant perceptible dans les premieres oeuvresw;60 et touchante, puisque tout au long de leur liaison amicale et professionnelle, qui fut non sans tribulations, ils se sont averes l'un pour l'autre un soutien moral sans equivoque. Darragon professe que c'est le poeme en prose de Baudelaire La Corde, dedie a Manet d'ailleurs, qui exprime le mieux leur amitie ainsi que leur sensibilite et leur esthetique partagees. 58. Antonin Proust, Edouard Manet: Souvenirs, (Paris: L'Echoppe, 1988), 21. 59. Francoise Cachin, Manet: «J'ai fait ce que j'ai vu» (Paris: Gallimard, 1994), 27. 60. Claude Pichois et Jean Ziegler, Baudelaire, (Paris: Julliard, 1987), 431. 40 Au moment du Salon de 1859, Manet quittait l'atelier de la me Lavoisier pour s'installer me de la Victoire. Son tableau, L'Enfant aux cerises (ill. 5) y aurait ete termine d'apres le modele Alexandre qui etait son garcon d'atelier. II avait quinze ans. Manet l'avait embauche pour nettoyer ses brasses et ses palettes et lui servir de modele de temps a autre. Mais Alexandre etant quelquefois sujet a «des crises singulieres de tristesse precoce»,61 un soir que Manet rentra tard a l'atelier, i l le trouva pendu au panneau d'une armoire. Cet evenement, qui bouleversa Manet au plus haut point, inspira Baudelaire a ecrire le poeme «La Corde» qui fut publie dans Le Figaro le 7 fevrier 1864. «La Corde» raconte l'histoire d'un peintre qui, seduit par «la physionomie ardente et espiegle» d'un petit garcon, demande aux parents pauvres de le lui ceder pour en faire son modele. «I1 a pose plus d'une fois pour moi», raconte le peintre, «je l'ai transforme tantot en petit bohemien, tantot en ange, tantot en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d'Epines et les Clous de la Passion, et la Torche d'Eros.» Mais ce qui ravissait encore plus le peintre, chez ce «petit bonhomme», a part son adresse a interpreter differents roles, etait sa «drolerie». Apres avoir decouvert qu'il «manifesta bientot un gout immodere pour le Sucre et les liqueurs», le peintre l'a menace de le renvoyer a ses parents et, deprime, le garcon s'est pendu. Le reste du poeme decrit la reaction de la mere qui vient chez le peintre demander la corde avec laquelle son fils s'est suicide, non pas pour la «garder comme une horrible et chere relique» de son enfant disparu, mais, on apprend a la fin, pour vendre a des superstitieux croyant «la corde du pendu» pouvoir porter bonheur.62 L'histoire semble vouloir 61. Charles Baudelaire, «La Corde», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (329). 62. Ibid, (328-31). 41 demontrer la complexity de ce qu'on appelle l'amour matemel. Baudelaire ecrit au tout debut du poeme: «S'il existe un phenomene evident, trivial, toujours semblable, et d'une nature a laquelle il soit impossible de se tromper, c'est l'amour maternel»; et conclut: «Et cependant ecoutez cette petite histoire, ou j'ai ete singulierement mystifie par l'illusion la plus naturelle». Selon Darragon, l'histoire s'avere plutot d'ordre esthetique que moralisatrice. II ecrit: Le texte, qui est dedie a Manet, presente l'interet particulier d'eclairer la relation qui s'est etablie entre le peintre et le poete. Celui-ci — on s'en est parfois etonne — n'a jamais donne le texte critique qui aurait reconnu la peinture de Manet en tant que telle. En revanche, Baudelaire a exprime, de facon plus ou moins directe, des jugements ou des idees qui montrent a quel point Manet representait pour lui une experience esthetique qui ne se limitait pas a ses oeuvres. Ici l'experience vecue de l'artiste devient celle de Baudelaire et le poeme en prose represente avant tout la forme par laquelle s'exprime leur amitie, c'est-a-dire le regard qu'ils partagent sur l'histoire du petit Alexandre. Dans cette perspective, l'ecriture de Baudelaire devient un element qu'il n'est plus possible d'isoler de la peinture de son ami.63 En effet, ce regard que Baudelaire et Manet partagent sur l'histoire du petit Alexandre ne se situe pas tant dans l'horreur de l'insensibilite de la mere envers la mort de son enfant, que dans l'horreur de la decouverte de «l'illusion de la vie*.64 Alexandre se transformait «tantot en petit bohemien, tantot en ange, tantot en Amour mythologique*,65 i l donnait l'impression d'etre un «petit bonhomme» heureux sous ces differents visages, seulement,derriere toute cette «drolerie», se cachait a l'insu du peintre un enfant malheureux, un enfant terrasse par la peur, celle d'etre renvoye chez lui. Voici la description de l'enfant par Baudelaire: 63. Eric Darragon, Manet (Paris: Fayard, 1989), 44-5. 64. Charles Baudelaire, «La Corde», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (329). 65. Ibid, (329). 42 Cet enfant, debarbouille, devint charmant, et la vie qu'il menait chez moi lui semblait un paradis, comparativement a celle qu'il aurait subie dans le taudis paternel. Seulement je dois dire que ce petit bonhomme m'etonna quelquefois par des crises singulieres de tristesse precoce, et qu'il manifesta bientot un gout immodere pour le Sucre et les liqueurs; si bien qu'un jour ou je constatai que, malgre mes nombreux avertissements, il avait encore commis un nouveau larcin de ce genre, je le menacai de le renvoyer a ses parents.66 Ainsi, le poeme de Baudelaire devient-il un post scriptum au tableau de Manet, dans lequel Baudelaire, se servant du drame vecu de celui-ci, invite ceux en position de le faire, a plus forte raison, les artistes, a lire derriere les apparences, les verites cachees, — reiterant la sentence connue: «Les douleurs les plus terribles sont les douleurs muettes».67 L'artiste, dans «La Corde», raconte: «Ma profession de peintre me pousse a regarder attentivement les visages, les physionomies, qui s'offrent dans ma route, et vous savez quelle jouissance nous tirons de cette faculte qui rend a nos yeux la vie plus vivante et plus significative que pour les autres hommes»,68 cependant, sa profession de peintre l'avait justement pousse a ne regarder que cela, «les visages» et «les physionomies», sans aller plus loin. Or l'art, c'est plus que cela, c'est le dehors et le dedans. Andre Ferran, dans son livre L'Esthetique de Baudelaire, resume la position de Baudelaire ainsi: «L'art exige de l'artiste, non la recherche de l'anecdote, mais la profondeur et l'acuite de l'observation. L'element transitoire qui distingue une silhouette ou un costume demande d'etre saisi par des yeux qui savent voir par dela les apparences».69 Cette experience, 66. Charles Baudelaire, «La Corde», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (329). 67. Ibid, (330). 68. Ibid, (328-29). 69. Andre\" Ferran, L'Esthetique de Baudelaire (Paris: Hachette, 1933), 473. 43 Manet s'en servira a bon escient, dans La Musique aux Tuileries, lorsque dans sa representation du present*, tout en y integrant «la morale et l'esthetique du temps», il y incorporera egalement l'illusion et la realite, l'exhibition et l'alienation. Theodore Duret, qui, comme Antonin Proust, fut aussi un ami intime de Manet, souligne avec nostalgie, dans sa description de La Musique aux Tuileries, en 1902, que ce tableau «a l'avantage de representer les moeurs et les costumes d'une epoque disparue».70 On peut comprendre sa nostalgie lorsqu'en plus d'illustrer «la morale et l'esthetique du temps», La Musique aux Tuileries offre egalement un excellent apercu de la bourgeoisie de l'epoque, bourgeoisie a laquelle appartenaient jadis Duret, Proust, Manet et Baudelaire. A l'epoque ou ce tableau fut peint, le jardin des Tuileries etait un centre de vie luxueuse. «La musique qu'on y faisait deux fois par semaine», rapporte Duret, «attirait une foule mondaine et elegante*.71 Or, La Musique aux Tuileries est-elle, selon Cachin, «l'image meme de cette elegante societe du Second Empire que Manet a groupee sous les arbres*.72 Des hommes, des femmes, des enfants, impeccablement vetus, debout, assis, marchant, et devisant, donnent l'impression, pour reprendre les mots de Baudelaire dans «Les Veuves*, «[qu'ici] rien que de riche, d'heureux; rien qui ne respire et n'inspire l'insouciance et le plaisir de se laisser vivre.*73 70. Th6odore Duret, Histoire d'Edouard Manet et de son oeuvre (Paris: 1902), 22. 71. Ibid, (18). 72. Francoise Cachin, et al, Catalogue Manet, (122). 73. Charles Baudelaire, «Les Veuves», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (294). 44 La Musique aux Tuileries est considere comme le premier veritable modele de la peinture moderne, tant par son sujet que par sa technique. La scene se passe au jardin des Tuileries, fraichement renove par Haussmann, ou s'y promene la bourgeoisie de l'epoque, pour s'y montrer, pour s'y voir, et pour s'y amuser. Ce qui rend le sujet moderne, Robert Herbert l'explique ainsi: The flat bands of the trees, in Music in the Tuileries, the black clothes, the golden arabesques of those new metal chairs, the bright colors of unmodeled bonnets, ribbons, and sashes, these are the elements of pictorial artifice which lie at the heart of Manet's innovations. They are both subject and form, salient pieces of the modern life which Baudelaire had been urging upon his contemporaries. It is not despite, but because of their immediacy, their theatricality, their share in a transitory present moment, that they suit both painter and poet. In Baudelaire's essays and poems there is no doubting the significance of art over nature, of creative consciousness over mere raw material and instinct, therefore of the artificial over the imitative.74 Toutefois, pour Manet, la modernite ne se limitait pas seulement au choix d'un sujet contemporain. Elle exigeait aussi une nouvelle maniere de le representer, une nouvelle technique. Mais sa technique s'etant justement averee trop nouvelle, ecrit Tabarant, «elle venait trop tot; elle depassait son temps et [ne fut] pas comprises75 Lorsque La Musique aux Tuileries sera exposee en 1867, Paul Mantz parlera de «bariolage rouge, bleu, jaune et noir» et de «caricature de la couleur».76 Hippolyte Babou y signalera «la tache-Baudelaire, la tache-Gautier et la tache-Manet».77 Et Saint-Victor dira que le tableau «ecorche les yeux, comme la musique des foires fait saigner l'oreille.w78 Seul Zola, rapporte 74. Robert Herbert, Impressionism: Art, Leisure, & Parisian Society, (38). 75. A . Tabarant, Manet et ses oeuvres (Paris, 1947), 38. 76. Paul Mantz, Le Temps, (16 Janvier 1884). 77. Hippolyte Babou, «Les dissidents de l'Exposition. M . Edouard Manet», Revue Liberate, II, (25 juin 1867). 78. Paul de Saint-Victor, La Presse (27 avril 1863). 45 Darragon, accordera au tableau «une place a part a cause de cette definition nouvelle de la forme rapportee aux conditions de la vision*.79 Voici ce que Zola ecrivait au sujet de La Musique aux Tuileries, le 1\" Janvier 1867, dans la Revue du XIX* siecle: Un amateur exaspere alia jusqu'a menacer de se porter a des voies de fait, si on laissait plus longtemps dans la salle de l'exposition La Musique aux Tuileries. Je comprends la colere de cet amateur: imaginez, sous les arbres des Tuileries, toute une foule, une centaine de personnes peut-etre, qui se remuent au soleil; chaque personnage est une simple tache, a peine determined, et dans laquelle les details deviennent des lignes ou des points noirs. Si j'avais ete la, j'aurais prie l'amateur de se mettre a une distance respectueuse; il aurait alors vu que ces taches vivaient, que la foule parlait, et que cette toile etait une des oeuvres caracteristiques de l'artiste, celle ou il a le plus obei a ses yeux et a son temperament.80 Manet etait moderne par la scene qu'il representait, certes, mais aussi par sa technique. Lorsque Ton examine La Musique aux Tuileries de pres, on a l'impression que le tableau a ete execute rapidement — les personnages sont de simples taches a peine determinees dans lesquelles les details deviennent de simples lignes ou de simples points noirs — mais, il n'en est rien. Manet n'a pas execute son tableau rapidement.81 II aura voulu creer cette impression, empruntee a la photographie et au japonisme,82 et inspiree par le desir de saisir la fugacite d'un moment, de saisir le mouvement et l'instabilite de la vie moderne. Cette impression d'une rapide retranscription picturale nous rappelle la description des dessins de Guys, que Baudelaire decrivait, dans son 79. Eric Darragon, Manet (Paris: Fayard, 1989), 64. 80. Emile Zola, «Une nouvelle maniere en peinture. Edouard Manet», Revue du XDC siecle (1\" Janvier 1867). 81. David Bomford, dans son analyse du tableau, raconte que Manet aurait mis enormement de temps a peindre La Musique aux Tuileries. Des rayons x revelent plusieurs couches de peinture qui auraient ete appliquees a differents stades de l'execution du tableau. David Bomford, et al, Art in the Making: Impressionism (London: Yale UP, 1990), 116. 82. Pierre Schneider, The World of Manet 1832-1883 (New York: Time-Life, 1968), 61-62. 46 Peintre de la vie moderne alors qu'il ecrivait: Maintenant, a l'heure ou les autres dorment, celui-ci est penche sur sa table, dardant sur une feuille de papier le meme regard qu'il attachait tout a l'heure sur les choses, s'escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l'eau du verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, presse, violent, actif, comme s'il craignait que les images ne lui echappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-meme. Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulieres et douees d'une vie enthousiaste comme fame de l'auteur. La fantasmagorie a ete extraite de la nature. Tous les materiaux dont la memoire s'est encombree se classent, se rangent, s'harmonisent et subissent cette idealisation forcee qui est le resultat d'une perception enfantine, c'est-a-dire d'une perception aigue, magique a force d'ingenuite!83 Baudelaire n'etait pas seul a admirer les talents de Guys; Manet en etait aussi un fervent admirateur. II possedait au moins soixante de ses croquis sur le «high life» de Paris. «Un recu d'une vente de Suzanne Manet au marchand Paechter», rapporte Cachin, «mentionne 60 dessins de Constantin Guys de la collection de Manet chevaux, sujets du bois de Boulogne*.M Et si, comme le souligne Baudelaire, Guys cherchait a darder sur papier «le meme regard qu'il attachait [...] sur les choses, s'escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, [...] comme s'il craignait que les images ne lui echappent», Manet en faisait tout autant. Sauf qu'au lieu d'appuyer sur l'artifice des scenes qui se deroulaient sous ses yeux, Manet, lui, cherchait plutot a representer une impression d'instabilite, issue d'une vie trop rapidement vecue, suite a la modernisation de Paris. Comme le souligne Hajo Diichting, Manet cherchait a representer «a cool, unemotional description of Paris life that focused not only on individual scenes and types but also on the 83. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (693-94). 84. Francoise Cachin, et al, Catalogue Manet, (124). 47 effects of Haussmannnization: isolation and alienation*.85 Paul Smith qui, tout comme Duchting, estime que Manet aurait effectivement voulu representer les effets de 1'haussmannization de Paris sur les Parisiens, explique comment Manet, accentuant la flanerie observatrice et la rapidite de l'execution, parvint a creer cet effet d'alienation: A premiere vue, Manet place le spectateur en position de flaneur qui observe de facon tres naturelle les personnes qu'il croise. II facijite meme son entree fictive dans ce role en ayant recours a trois procedes audacieux: d'abord, il distribue la mise au point sur les visages du tableau de facon plus ou moins aleatoire, de sorte que ceux-ci paraissent nets ou flous independamment de leur distance au spectateur (ce qui explique ce visage de femme tres net derriere Baudelaire, par exemple). Ce precede donne au spectateur Timpression de balayer la foule du regard. Ensuite, Manet place un arbre (qu'il prolongera vers l'avant a un stade assez tardif de l'execution) au centre de la composition, ce qui empeche d'en ressentir toute la profondeur (si Ton cache l'arbre, le tableau gagne immediatement en profondeur) et force a disperser son attention a la fois vers l'arriere et vers le devant de la scene. Enfin, Manet renforce cet effet en dessinant le milieu du tableau de facon indistincte et en se contentant d'une fine couche de peinture, ce qui empeche le spectateur d'y fixer son attention. Ces procedes simulent I'experience d'une personne deambulant au milieu d'une foule, et, parce que le tableau a du mal a trouver sa coherence ou a poser son sujet, le spectateur a Timpression d'assister a des evenements qui se passent trop rapidement et qui echappent a sa comprehension.86 Le spectateur de La Musique aux Tuileries n'est plus ici un simple flaneur. II est contraint de reflechir sur la situation qui se presente devant lui, d'etre conscient et critique de ce qu'il voit, et pourtant, il est frustre dans son effort de le faire, le tableau ne comportant ni histoire ni 85. Hajo Duchting, Edouard Manet: Images of Parisian Life (Munich: Prestel, 1995), 22. 86. Paul Smith, L'artiste impressionniste (Paris: Flammarion, 1995), 42-44. 48 narration. En fait, le tableau est reduit a un simple spectacle pour les yeux, ou tout, a la limite, n'est plus que signe, facade et trompe-l'oeil. Pour Manety — ainsi que pour Baudelaire, — «le spectacle de la vie elegante» n'est en effet que cela, un spectacle, ou mieux encore une illusion, — illusion qui nous rappelle d'ailleurs le poeme «La Corde». Derriere tous ces personnages, qui semblent s'amuser, se cache quelque chose de profond, d'impenetrable meme, voulu par Manet, et rendu efficacement par la disposition de ces personnages dans le tableau. Contrairement a ce qui etait la regie a l'epoque, de disposer les personnages autour d'un axe central, Manet dispose ses personnages de facon plus ou moins uniforme, que ce soit en grandeur, en largeur ou en couleur, de gauche a droite ou vice versa, de maniere a inviter le spectateur de la scene, ou du tableau, a pouvoir regarder tous les personnages a la fois. Ce faisant, le spectateur a l'impression d'assister a un tableau vivant, genre populaire a l'epoque87 et que Manet semblait tout particulierement favoriser, non seulement pour la possibilite de la splendeur des mises en scene, mais pour la facilite du metteur en scene de mieux mettre en evidence ses protagonistes. Or, que Ton regarde, au premier plan, ces dames soigneusement habillees, ou au deuxieme plan, ces hommes elegamment vetus — comme s'ils essayaient de faire sentir au spectateur, de leur regard, la futilite de ses efforts a comprendre —, il ne fait aucun doute que ces personnages jouent tous un role, — des roles — et l'emporte celui qui sait le mieux dissimuler sa veritable nature, ses veritables intentions. Ainsi, Hajo Diichting a-t-il raison lorsqu'en examinant la composition de La Musique aux Tuileries, i l interprete le tableau non seulement comme un document historique de la societe parisienne de l'epoque, mais 87. On peut penser aux tableaux vivants imagines par M. Hupel de la Noue, dans La Curie d'Emile Zola, offrant a tous les protagonistes r6unis dans les salons de lliotel Saccard, la possibility, grace au truchement de l'art, de voir materialises leurs desirs les plus secrets. [Voir Gallimard, Folio, 1981 (293)]. 49 comme un compte-rendu de son etat socio-psychologique, c'est-a-dire un etat d'isolation et d'alienation, issu du «transitoire», du «fugitif» et du «contingent» de la vie moderne. Mais ce qui s'avere egalement extremement interessant dans La Musique aux Tuileries et qui, peut-etre, n'est pas evident dans le tableau pour le spectateur qui ne possede pas «l'oeil d'aigle» baudelairien, c'est que Manet aura voulu, en meme temps qu'exprimer l'isolation et l'alienation de la bourgeoisie, exprimer, a notre insu, l'isolation et l'alienation d'un tout autre monde qui fut souvent oublie et mis a l'ecart par les ambitions napoleoniennes et haussmaniennes, celui des «ecloppes de la vie». II ne fait aucun doute que les travaux d'Haussmann ont bouleverse Paris. De mines, il a fait naitre une ville nouvelle, faite entierement par, et exclusivement pour, une societe nouvelle, la societe bourgeoise, que Manet represente judicieusement dans La Musique aux Tuileries. Toutefois, nous croyons que le tableau est bati sur une antithese. A ce Paris nouveau, s'oppose, dans le tableau, le Paris ancien, s'opposent deux visages de la ville, symbolises, respectivement, par «le spectacle de la vie elegante», comme nous venons de le voir, et «les milliers d'existences flottantes qui circulent dans les souterrains d'une grande ville». En examinant attentivementZa Musique aux Tuileries, nous decouvrons deux personnages qui ne semblent pas vraiment appartenir au tableau, ils semblent meme avoir ete rajoutes. II y a cette tache grise qui parait avoir ete barbouillee au centre du tableau et il y a ce visage d'un vieil homme a la barbe blanche et au bonnet rouge qui se tient debout entre un homme au chapeau haut-de-forme et une dame a gauche de Baudelaire. Ce qui rend ces personnages tout 88. Hajo Duchting, Edouard Manet: Images of Parisian Life, (22). 50 particulierement interessants, c'est qu'ils occupent une place tout aussi importante dans le tableau que les amis de Manet qu'il s'est amuse a rassembler pres de lui. II est possible qu'il s'agisse de deux personnages tires des poemes en prose de Baudelaire, «Le Vieux Saltimbanque» et «Les Veuves.» Nous disons bien possible, puisqu'a notre connaissance, il n'existe aucun document critique, que ce soit artistique ou litteraire, soutenant cet argument, sauf un article, celui de Sima Godfrey, intitule «Strangers in the Park: Manet, Baudelaire and La Musique aux Tuileries», dans lequel elle souligne de facon fort convaincante la presence de la veuve solitaire du poeme de Baudelaire dans le tableau de Manet.89 Meme David Bomford, dans son analyse thematique et technique pourtant tres detaillee du tableau (aux centimetres carres et aux rayons x), et qui discute du rapprochement Baudelaire-Manet, ne constate leur presence,90 alors que certains extraits des deux poemes de Baudelaire correspondent de fagon extraordinaire aux deux personnages du tableau de Manet. L'art de Manet et de Baudelaire embrassait toutes les couches sociales. II n'est pas necessaire d'etre grand critique litteraire ou grand critique d'art pour le reconnaitre. Une lecture du poeme «Les Yeux des Pauvres» et un regard jete sur le tableau Cafe-Concert (ill. 4) suffisent pour nous convaincre. Mais ce qui est interessant a noter, dans La Musique aux Tuileries, c'est comme si Manet, de connivence avec Baudelaire, avait voulu regrouper ces couches sociales dans un meme tableau. Nous disons «de connivence avec Baudelaire» a cause de cette etrange correspondance entre les poemes de Baudelaire, «Les Veuves» et «Le Vieux Saltimbanque», et ces deux personnages auxquels nous faisions allusion dans le tableau de Manet — la tache grise 89. Sima Godfrey, «Strangers in the Park: Manet, Baudelaire and La Musique aux Tuileries», article inedit, (16-18). 90. David Bomford, et al, Art in the Making: Impressionism (New Haven: Yale UP, 1991), 112-14. 51 et le vieil hommeau bonnet rouge. Ce serait comme si Manet avait emprunte les deux protagonistes des poemes de Baudelaire et les avait transferes dans son tableau, et cela, non pas par hasard, mais par expres. Or, la question qui se pose est pourquoi cette antithese? Pourquoi Manet aurait-il tenu a inclure dans ce tableau, — qui en verite est un spectacle de la haute bourgeoisie de l'epoque —, des personnages qui en fait n'y appartiennent pas de par leur rang social. Or, la reponse reposerait sur cette experience que Manet vecut, lors du suicide d'Alexandre, et que Baudelaire vecut et partagea avec lui, dans son poeme La Corde, I'illusion de la vie. «Les douleurs les plus terribles», ecrivait Baudelaire dans La Corde, «sont les douleurs muettes». Alexandre pouvait changer de costumes, changer de decors, i l restait toujours le meme, un enfant malade de peur, — maladie qu'il cachait fort bien d'ailleurs, jusqu'a ce que Manet le trouve pendu a un armoire. Or, dans La Musique aux Tuileries, nous avons a peu de choses pres la meme mise en scene. S'offre devant nous, une foule soigneusement vetue, dont chaque personnage semble avoir ete place individuellement et intentionnellement pour la faire paraitre elegante et impassible, mais qui, a l'insu du spectateur, souffre, — souffre d'isolation et d'alienation issues de la modernisation de Paris et qui cherche a dissiper ce sentiment parmi la foule. De la, la celebre phrase de La Bruyere, «ce grand malheur de ne pouvoir etre seul», que Baudelaire aimait tout particulierement reprendre dans quelques de ses ecrits, entre autres, dans son poeme La Solitude?1 et dans l'introduction a sa traduction de Poe, L'Homme des foulest Toutefois, parmi cette foule, et contre cette foule, Manet y inclut un tout autre monde, un monde 91. Charles Baudelaire, «La Solitude», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (314). 92. Edgar Poe, Nouvelles Histoires Extraordinaires, Trad. C. Baudelaire (Paris: Gamier, 1856, reed. 1961), 93. 52 qui semblait tout particulierement le fasciner, celui de la classe malaisee. Bien qu'on essaie depuis longtemps de couvrir les injustices creees par les travaux d'Haussmann sous des idees sanitaires, militaires, esthetiques, ou autres, — comme le fait Marc Gaillard, dans son Paris au XDC siecle, ou meme Haussmann lui-meme, dans ses Memoires, — que la classe malaisee ait ete oubliee dans le grand fracas de la modernisation de Paris n'est pas un mystere, ou meme un secret, sauf qu'a l'epoque, on preferait ne pas en parler. Madame Haussmann, qui, lors d'une soiree chez l'imperatrice contait a qui voulait l'entendre qu'elle trouvait triste ou injuste qu'a chaque fois que son mari achetait un immeuble, qu'on l'expropria aussitot, crea un tel embarras et un tel silence parmi son auditoire, qu'on put entendre l'empereur sourciller.93 Ainsi, sommes-nous d'avis, vu le silence que Ton preferait garder sur ce sujet a l'epoque, que Manet aurait eu l'idee d'exprimer, a sa fagon, dans La Musique aux Tuileries, 1'isolation et l'alienation des classes malaisees, defavorisees par la modernisation de Paris, avec ses evacuations, ses expropriations et ses demolitions de toutes sortes aux cotes de 1'isolation et l'alienation de la bourgeoisie. Or, pour Manet, ou puiser de tels sujets, ailleurs que dans les poemes Les Veuves et Le Vieux Saltimbanque de Baudelaire qui publiait ces poemes seulement quelques mois avant l'exposition de son tableau.94 93. On peut penser, encore une fois, a La Curie cTEmile Zola. A un diner donne\" par Saccard, le sieur Mignon, qui racontait a son entourage comment ils vivaient tous dans un bon temps, s'ecria: «\".Fen connais plus d'un qui ont joliment arrondi leur fortune. Voyez-vous, quand on gagne de l'argent, tout est beau.\" Ces dernieres paroles glacerent les hommes graves. La conversation tomba net, et chacun parut eviter de regarder son voisin. La phrase du macon atteignait ces messieurs, roide comme le pave de l'ours.» [Voir Gallimard, Folio, 1981 (66)]. 94. Tandis que le poeme Les Veuves paraissait dans la Revue fantaisiste le ler novembre 1861 et le poeme Le Vieux Saltimbanque paraissait dans La Presse le 27 aout 1862, selon Bomford, Manet apposait, seulement quelques jours avant son exposition chez Martinet en 1863, la date 1862 sur son tableau La Musique aux Tuileries, rapprochant ainsi la date de creation des trois oeuvres et la complicite, sinon des deux artistes dans l'insertion des deux protagonites des poemes de Baudelaire dans le tableau de Manet, au moins celle de Manet. 53 Car Manet et Baudelaire, tout en observant le «spectacle de la vie elegante», s'interessaient aux sujets issus, pour reprendre les mots de Baudelaire, dans Le Vin des chiffonniers, du «vomissement confus de l'enorme Paris»; s'interessaient a «des milliers d'existences flottantes [circulant] dans les souterrains d'une grande ville — criminels et filles entretenues» [...], «la Gazette destribunaux et lcMoniteur» leur ayant prouve qu'elles etaient la.95 Plusieurs poemes de Baudelaire et plusieurs tableaux de Manet demontrent l'interet qu'ils portaient envers ces «milliers d'existences flottantes». On peut penser aux Yeux des Pauvres ou au Joujou du Pauvre, de Baudelaire, ou encore, au Mendiant-Philosophe (ill. 6) ou au Buveur d'Absinthe (ill. 7), de Manet. Un tableau de Manet, ou Ton retrouve tous ces personnages, est Le Vieux Musicien (ill. 3). Non seulement le tableau regroupe-t-il tous ces «ecloppes de la vie», mais il suggere en meme temps une etroite correlation entre les personnages de Manet et ceux de Baudelaire. On y retrouve, par exemple, de petits vagabonds, un bohemien, un buveur d'absinthe, un saltimbanque, bref, tous ces types marginalises qui auraient ete victimes de l'haussmannisation de Paris. Nigel Blake and Francis Frascina, voyant dans le tableau de Manet cette meme ressemblance, ecrivent au sujet du Vieux musicien: The Old Musician, in its characters and setting, is an image of the lumpenproletariat. Displaced from their class and roots by crisis and social disintegration in a capitalist society, they become a 'free floating' mass, especially vulnerable to reactionary ideologies. They are, too, the product of Haussmann's substitute Paris, a city of spectacular 'elegant life', full of the 'disintegrated mass', the dispossessed, whom Baudelaire saw, ironically, as a suitable subject for the painters and poets of this 'modern life'.96 95. Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC, Tome II, (495). 96. Nigel Blake and Francis Frascina, «Modern Practices of Art and Modernity*, Modernity and Modernism: French Painting in the Nineteenth Century (New Haven: Yale UP, 1993), 101. 54 Ainsi, s'il est possible d'etablir une certaine correlation entre les personnages de Manet et de Baudelaire, dans Le Vieux musicien, — qui date egalement des annees 1861-62, tout comme les poemes Les Veuves et Le Vieux Saltimbanque, — est-il possible d'en etablir une autre entre ces memes poemes et La Musique aux Tuileries (peinte en 1862 mais datee 1863) et d'y retrouver les deux mondes de la celebre phrase de Baudelaire dans «De l'Hero'isme de la vie moderne»: Le spectacle de la vie elegante et des milliers d'existences flottantes qui circulent dans les souterrains d'une grande ville, — criminels et filles entretenues, — la Gazette des tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n'avons qu'a ouvrir les yeux pour connaitre notre heroisme.97 Les poemes de Baudelaire, Les Veuves et Le Vieux Saltimbanque, se situent tous deux dans un jardin, non pas celui des Tuileries reserve aux riches bourgeois qui venaient ecouter La Belle Helene ou La Vie parisienne d'Offenbach mais, un jardin populaire ou tout le monde etait admis. II etait commun a cette epoque, pour ceux qui ne pouvaient se permettre de payer l'entree a de tels concerts, de se presser autour de l'enceinte de ces jardins pour ecouter «un lambeau de musique». Or, voici, selon le poeme de Baudelaire, «Les Veuves», comment ceux qui appartenaient a l'interieur de l'enceinte percevaient ce monde: Je ne puis jamais m'empecher de jeter un regard, sinon universellement sympathique, au moins curieux, sur la foule de parias qui se pressent autour de l'enceinte d'un concert public. L'orchestre jette a travers la nuit des chants de fete, de triomphe ou de volupte [...] Ici rien que de riche, d'heureux; rien qui ne respire et n'inspire l'insouciance et le plaisir de se laisser vivre; rien, excepte l'aspect de cette tourbe qui s'appuie la-bas sur la barriere exterieure, attrapant gratis, au gre du vent, un lambeau de musique, et regardant l'etincelante foumaise interieure.98 97. Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC, Tome II, (495). 98. Charles Baudelaire, «Les Veuves», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (293-94). 55 Baudelaire et Manet, eux, ne percevaient pas ce monde comme «une foule de parias» ou meme une «tourbe». Au contraire, ils les respectaient, et si bien que leur respect prit forme de poemes et de tableaux, comme La Musique aux Tuileries, ou nous retrouvons la veuve du poeme «Les Veuves»,\" telle que decrite par Sima Godfrey: In the middle of the picture, set between the tall tree-trunk that arches to the left and the standing figure of Eugene Manet (in ivory trousers, black frock-coat and top hat) there is a grey area that is oddly blurred by comparison with the well-defined features of the dapper Eugene. The legible access to that area is provided by Eugene Manet's top hat, which inclines slightly to the left to point to a faceless woman directly behind him, a woman who suddenly emerges visually from the broad strokes of grey. This veiled image in black with a young child in her arms is a peculiarly mysterious figure in the lively crowd. She is grouped with no-one and addresses no-one and her very aloofness bespeaks an unusual state of isolation in the midst of sociable activity. Indeed, I maintain that she is herself a veiled image [une image voilee] of that very widow with a young child whom Baudelaire spots in the crowd in the prose poem of 1861,100 et ou nous y retrouvons le vieux saltimbanque, tel que decrit par Baudelaire: Partout la joie, le gain, la debauche; partout la certitude du pain pour les lendemains; partout l'explosion frenetique de la vitalite. Ici la misere absolue, la misere affublee, pour comble d'horreur, de haillons comiques, ou la necessite, bien plus que l'art, avait introduit le contraste. II ne riait pas, le miserable! II ne pleurait pas, il ne dansait pas, i l ne gesticulait pas, il ne criait pas; i l ne chantait aucune chanson, ni gai ni lamentable, il n'implorait pas. II etait muet et immobile. II avait renonce, i l avait abdique. Sa destinee etait faite.101 99. Dans les plans et notes de Baudelaire [Reliquat du Spleen de Paris] ce poeme figure sous le titre de «La grande Veuve melancolique devant le jardin de Musard». [Voir OC, Tome I, (371)]. 100. Sima Godfrey, «Strangers in the Park: Manet, Baudelaire and La Musique aux Tuileries», (16-17). 101. Charles Baudelaire, «Le Vieux Saltimbanque», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (296). 56 Mais si Manet fait passer la veuve et le vieux saltimbanque de Baudelaire a l'interieur de l'enceinte du concert de La Musique aux Tuileries, ce n'est pas pour choquer, puisqu'il est assez difficile pour l'oeil inexerce de les reperer parmi la foule, mais pour demontrer comment le sort de ces «ecloppes de la vie» etait facilement oublie dans l'euphorie de la modernisation de Paris. De la, leur invisibilite dans la foule etincelante du tableau. Ce monde, etant deplace subitement et brutalement ca et la a travers la ville de Paris, subissait un sens d'isolation et d'alienation encore plus aigu que celui de la bourgeoisie. Que pensait Baudelaire de La Musique aux Tuileries! Nous ne le savons pas. II ne l'a jamais commente par ecrit, d'ailleurs il n'a jamais commente aucun tableau de Manet par ecrit, comme nous l'avons deja souligne, sauf pour «quelques lignes dans son etude sur les aquafortistes, du quatrain sur Lola et de quelques encouragements oraux ou epistolaires».102 On sait seulement que Baudelaire respectait l'art de Manet et le pensait un peintre doue. Dans une lettre qu'il adressait a Manet depuis Bruxelles, suite a l'echec de son tableau Olympia, il lui ecrivait: On se moque de vous; les plaisanteries vous agacent; on ne sait pas vous rendre justice, etc., etc. Croyez-vous que vous soyez le premier homme place dans ce cas? Avez-vous plus de genie que Chateaubriand et que Wagner? On s'est bien moque d'eux cependant? lis n'en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d'orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modeles, chacun dans son genre, et dans un monde tres riche, et que vous, vous n'etes que le premier dans la decrepitude de votre art. J'espere que vous ne m'en voudrez pas du sans-facon avec lequel je vous traite. Vous connaissez mon amitie pour vous.103 102. Claude Pichois et Jean Ziegler, Baudelaire, (431). 103. Charles Baudelaire, Correspondance generate, OC, Tome V , (96-97). 57 Plusieurs critiques d'art ont pris le mot «decrepitude» pour une insulte. Cependant, Manet connaissait suffisamment Baudelaire pour comprendre sa pensee, a savoir que, dans une epoque oil Ton avait mal a reconnaitre les genies, Manet etait peut-etre «le premier dans la decrepitude de son art», mais etait justement pour etre l'espoir «de son art», si comme Chateaubriand ou Wagner, il etait assez fort, selon Baudelaire, pour contrecarrer les insultes de ses rivaux. Baudelaire n'etait pas sans dire quelque verite, puisque Manet, en 1881, etait recu Chevalier de la Legion d'Honneur en raison de son incalculable contribution au domaine des arts. Aussi intense que puisse avoir ete la relation amicale ou professionnelle de Baudelaire et de Manet, elle s'est averee malheureusement de bien courte duree. Baudelaire etait de dix ans l'aine de Manet, en plus d'etre en mauvaise same. II mourut en aout 1867, pour etre enterre en septembre de la meme annee. Manet exprima son chagrin en peignant L'Enterrement, tableau ou Ton apercoit au loin le cortege de Baudelaire se dirigeant lentement vers le cimetiere de Montparnasse. Toutefois, cette separation ne mit pas pour autant fin a leur sensibilite partagee. Au contraire, dans le chapitre suivant, nous examinerons comment, suite aux transformations haussmanniennes, l'alienation sociale parisienne devint de plus en plus prononcee, entre la mort de Baudelaire et de Manet (soit entre 1867 et 1883), et comment Manet, qui connaissait fort bien les poemes du Spleen de Paris, sut representer, seul cette fois, leurs inquietudes artistiques et sociales. 58 C H A P I T R E D E U X U N E S E N S I B I L I T E E T U N E E S T H E T I Q U E P A R T A G E E S D u SPLEEN DE PARIS A U CAFE-CONCERT Le Spleen de Paris est le titre adopte par M . C. Baudelaire pour un livre qu'il prepare, et dont i l veut faire un digne pendant aux Fleurs du Mai. Tout ce qui se trouve naturellement exclu de l'oeuvre rythmee et rimee, ou plus difficile a y exprimer, tous les details materiels, et, en un mot, toutes les minuties de la vie prosaiques, trouvent leur place dans l'oeuvre en prose, ou l'ideal et le trivial se fondent dans un amalgame inseparable. D'ailleurs, l'ame sombre et malade que l'auteur a du supposer pour ecrire Les Fleurs du Mai est, a peu de choses pres, la meme qui compose Le Spleen de Paris. Dans l'oeuvre en prose, comme dans l'oeuvre en vers, toutes les suggestions de la rue, de la circonstance et du ciel parisiens, tous les soubresauts de la conscience, toutes les langueurs de la reverie, la philosophic, le songe, et meme l'anecdote peuvent prendre leur rang a tour de role. II s'agit seulement de trouver une prose qui s'adapte aux differents etats de l'ame du flaneur morose. Nos lecteurs jugeront si M . Charles Baudelaire y a reussi. Certaines gens croient que Londres seul a le privilege aristocratique du spleen, et que Paris, le joyeux Paris, n'a jamais connu cette noire maladie. II y a peut-etre bien, comme le pretend l'auteur, une sorte de spleen parisien; et i l affirme que le nombre est grand de ceux qui l'ont connu et le reconnaitront. G U S T A V E B O U R D I N Le Figaro, le 7 fevrier 1864. Trois ecrits de Baudelaire qui reprennent, parfois identiquement, parfois avec certaines modifications, les termes de cet article de Bourdin doivent etre ici soulignes afin de mieux suivre le cheminement de l'oeuvre de Baudelaire et de Manet. II s'agit de la dedicace du Spleen de Paris a Arsene Houssaye, signee Noel 1861, le poeme Les Foules, paru dans la Revue fantaisiste du ler novembre 1861,104 et Le Peintre de la vie moderne, ecrit en 1859-1860, mais publie en 1863. Ces trois ecrits, — qui ont ete penses, rediges ou publies, a peu de choses pres, vers les 104. Le poeme «Les Foules» appartient au Spleen de Paris mais i l a ete publie avant d'avoir joint l'oeuvre complete en 1869. 59 memes dates, — font tous allusion, tel l'article de Bourdin,10S a la flanerie —, la flanerie a travers les foules des grandes villes etant, selon Baudelaire, l'un des moyens les plus efficaces, pour tout artiste moderne, de vivre et de saisir tout ce qui se passe autour de lui. Dans sa dedicace a Arsene Houssaye, Baudelaire ecrivait: Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, reve le miracle d'une prose poetique, musicale sans rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtee pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'ame, aux ondulations de la reverie, aux soubresauts de la conscience? [...] C'est surtout de la frequentation des villes enormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que nait cet ideal obsedant. Dans son poeme Les Foules, il ecrivait: Le promeneur solitaire et pensif tire une singuliere ivresse de cette universelle communion. Celui-la qui epouse facilement la foule connait des jouissances fievreuses, dont seront eternellement prives l'egoi'ste, ferme comme un coffre, et le paresseux, interne comme un mollusque. II adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les miseres que la circonstance lui presente. Et dans Le Peintre de la vie moderne, il ecrivait: Pour le parfait flaneur, pour l'observateur passionne, c'est une immense jouissance que d'elire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et 1'infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, etre au centre du monde et rester cache au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits independants, passionnes, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement definir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. 105. Rapprochant l'article de Bourdin avec la dedicace d'Arsene Houssaye, Robert Kopp conclut que «c'est Baudelaire qui a du le lui souffler» [Voir Gallimard, NRF, 1973 (8)]. Claude Pichois ajoute: «Traitons-le done [cet article] comme un essai de definition du a Baudelaire lui-meme». [Voir OC, Tome I, (1298)]. 60 Si Baudelaire a consacre une partie de ses ecrits a cet «art», la flanerie, telle que la concevait Baudelaire, et a commencer au temps de Baudelaire, change de nature, au point de disparaitre largement des rues et des boulevards vers la fin du siecle. Non pas par rapport a un manque d'interet de la part des ecrivains ou des artistes que Ton a toujours associe a la flanerie, mais a cause de la modernisation de Paris qui n'a jamais cesse de progresser tout au long de la vie de Baudelaire, jusqu'a la chute du Second Empire et apres la mort de Manet. Or, nous avancons que non seulement certains poemes en prose de Baudelaire refletent implicitement la disparition de la flanerie, mais aussi certains tableaux de Manet. Dans ce chapitre, nous examinerons comment, suite a la modernisation de la ville de Paris, tout particulierement entre la mort de Baudelaire et celle de Manet (soit entre 1867 et 1883), la flanerie devint de plus en plus effacee, — les restaurants, les cafes et les bordels attirant de plus en plus le flaneur vers ses interieurs, — et comment Manet, qui connaissait fort bien les ecrits critiques de Baudelaire sur l'art etLe Spleen de Paris,106 sut representer seul, cette fois, leurs inquietudes artistiques et sociales, dans son magnifique tableau Cafe-concert. La flanerie a joue un role primordial dans toute l'oeuvre de Baudelaire, mais plus specifiquement dansLe Spleen de Paris. D'ailleurs, Baudelaire le reconnaissait lui-meme. Dans une lettre adressee a Sainte-Beuve depuis Bruxelles, le 4 mai 1865, il ecrivait: 106. Manet connaissait bien l'oeuvre de Baudelaire, Le Spleen de Paris. Apres la mort de celui-ci, alors que Manet savait que Charles Asselineau s'occupait d'une edition «des Spleen de Paris», i l lui ecrivit la lettre suivante: «Mon cher Asselineau, est-ce que vous ne vous occupez en ce moment d'une edition des oeuvres de Baudelaire? Si Ton met un portrait en tete des Spleen de Paris j'ai un Baudelaire en chapeau, en promeneur enfin, qui ne serait peut-etre pas mal au commencement de ce livre, j'en ai encore un autre, tete nue, plus important qui figurerait bien dans un livre de poesie [possiblement une nouvelle edition des Fleurs du Mal] — je serais tres desireux d'etre charge de cette tache — bien entendu me proposant je donnerais mes planches. Je vous serre la main, Ed. Manet» [Voir F. Cachin, Catalogue Manet, 1983, (158)]. 61 Faire cent bagatelles laborieuses qui exigent un bonne humeur constante (bonne humeur necessaire meme pour traiter des sujets tristes), une excitation bizarre qui a besoin de spectacles, de foules, de musique, de reverberes meme, voila ce que j'ai voulu faire! Je n'en suis qu'a soixante et je ne peux plus aller. J'ai besoin de ce fameux bain de multitude dont l'incorrection vous avait justement choque».107 Ainsi, a l'instar de Poe, Baudelaire se fait-il, dans Le Spleen de Paris, «homme des foules» qui, se promenant a travers un dedale de ruelles, un labyrinthe de boulevards et un assortiment de pares et de jardins, peint tour a tour tout ce qu'il voit. On l'apergoit tourner «l'angle d'un trottoir», pour peindre «un plaisant», «un beau monsieur gante, verni, cruellement cravate et emprisonne dans des habits tout neufs»; pour reparaitre plus loin, assis a «un cafe neuf», «au coin d'un boulevard neuf», «attendri» et «honteux» a regarder un pere et ses deux enfants «tout en guenilles». On le voit bruler «de peindre celle qui lui est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derriere le voyageur emporte dans la nuit»; pour le voir ensuite se facher contre son «maudit gazetier» qui lui dit que «la solitude est mauvaise pour l'homme». On l'apercoit soupirer «a une heure du matin» et faire «double tour a la serrure» de sa demeure pour fuir «la tyrannie de la face humaine» et s'ecrier «horrible vie! horrible ville!», pour conclure, «je t'aime, 6 capitale infame!». Or, Le Spleen de Paris est-il proprement l'oeuvre de ce peintre de la vie moderne dans lequel s'est projete a fond le flaneur: Ainsi i l va, il court, il cherche. Que cherche-t-il? A coup sur, cet homme, tel que je l'ai depeint, ce solitaire doue d'une imagination active, toujours voyageant a travers le grand desert d'hommes, a un but plus eleve que celui d'un pur flaneur, un but plus general, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. II cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernite; car i l ne se 107. Charles Baudelaire, Correspondance generate, OC, Tome V , (87). 62 presente pas de meilleur mot pour exprimer l'idee en question. II s'agit, pour lui, de degager de la mode ce qu'elle peut contenir de poetique dans l'historique, de tirer l'eternel du transitoire.108 Mais si Le Spleen de Paris nous arrive du flaneur qui allait, courait et cherchait a tout vent «la modernite», et si c'est cette meme modernite, selon Ferguson, qui met fin eventuellement a ses innombrables courses et a ses innombrables jouissances,109 ce n'est pas la fin de la flanerie, comme telle, qui nous interesse ici, mais plutot son deplacement des boulevards vers les interieurs, qu'ils aient ete les interieurs de cafes, de restaurants, de theatres ou de residences privees. Un retour au Spleen de Paris, nous aide a mieux saisir ce deplacement. Baudelaire, comme nous l'avons vu, nous promene dans les rues, les boulevards, les jardins et les pares de Paris. II nous fait passer, par exemple, d'une me a un boulevard, dans «Le Joueur genereux», d'un boulevard a un pare, dans «Les Vocations», d'un pare a un cafe-terrasse, dans «Les Yeux des Pauvres», mais dans certains de ses poemes, il nous fait aussi passer des rues et des boulevards dans des domiciles prives. On peut penser au «Mauvais Vitrier», montant au sixieme etage porter une vitre qu'il redescend aussitot pour se la faire casser par son client pervers; aux «Portraits de Maitresses», ou, dans «un boudoir d'hommes, e'est-a-dire dans un fumoir attenant a un elegant tripot, quatre hommes fumaient et buvaient»; ou encore, a «La Soupe et les Nuages», ou la «petite folle bien-aimee du reveur» lui envoie «un violent coup de poing dans le dos» pour le rappeler a sa soupe. Mais un poeme qui nous interesse tout particulierement, dans ce recueil, est celui des «Fenetres», car il nous montre le flaneur, non plus 108. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, OC, Tome II, (694). 109. Priscilla Ferguson explique: «As the first half of the century witnesses the rise of the flaneur-artist, so the second half beholds the decline. By the time the Academie francaise gives its official approbation to the term in 1879 (though adding the qualification of 'familiar' language), the flaneur has already lost most of his distinction* [Voir «The flaneur on and off the streets of Paris», The Flaneur, ed. K. Tester (32)]. 63 dans les rues et les jardins de Paris, mais quittant les rues et les jardins de Paris pour entrer chez lui epier derriere sa fenetre. Le flaneur ne regarde done plus l'exterieur de l'exterieur, mais de l'interieur, et parfois meme, comme dans «Les Fenetres», un autre interieur de son propre interieur. II devient, pour reprendre l'expression de Sima Godfrey, dans son article «Baudelaire's Windows»,110 un «artiste-flaneur-voyeur», alors qu'il raconte «apercevoir», de par sa fenetre, une femme agee, a l'interieur de sa residence: LES FENETRES Celui qui regarde du dehors a travers une fenetre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenetre fermee. II n'est pas d'objet plus profond, plus mysterieux, plus fecond, plus tenebreux, plus eblouissant qu'une fenetre eclairee d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins interessant que ce qui se passe derriere une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, reve la vie, souffre la vie. Par dela des vagues de toits, [c'est nous qui soulignons], j'apercois une femme mure, ridee deja, pauvre, toujours penchee sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vetement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutot sa legende, et quelquefois je me la raconte a moi-meme en pleurant. Si e'eut ete un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisement. Et je me couche, fier d'avoir vecu et souffert dans d'autres que moi-meme. Peut-etre me direz-vous: «Es-tu sur que cette legende soit la vraie?» Qu'importe ce que peut etre la realite placee hors de moi, si elle m'a aide a vivre, a sentir que je suis et ce que je suis?111 110. Sima Godfrey. «Baudelaire's Windows*, L'Esprit Createur, 22:4 (Winter 1982), 83. 111. Charles Baudelaire, «Les Fenetres», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (339). 64 On trouve un autre exemple du flaneur qui occupe le meme espace transitionnel que le flaneur du poeme «Les Fenetres», entre l'exterieur et l'interieur, dans le poeme «Les Yeux des Pauvres».112 Assis devant un «cafe neuf» formant «le coin d'un boulevard neuf», apres avoir quitte les rues et les jardins de Paris, le flaneur raconte observer un pere appauvri faisant prendre a ses enfants fair du soir de sa table: Droit devant nous, sur la chaussee, etait plante un brave homme d'une quarantaine d'annees, au visage fatigue, a la barbe grisonnante, tenant d'une main un petit gargon et portant sur l'autre bras un petit etre trop faible pour marcher. II remplissait l'office de bonne et faisait prendre a ses enfants fair du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages etaient extraordinairement serieux, et ces six yeux contemplaient fixement le cafe nouveau avec une admiration egale, mais nuancee diversement par l'age.113 Si nous nous sommes servis des poemes «Les Fenetres» et «Les Yeux des Pauvres», pour demontrer le deplacement du flaneur des boulevards vers les interieurs de residences privees, cela aura ete pour mieux introduire le tableau de Manet, Cafe-concert (1873) (ill. 8), puisque ce tableau, peint seulement quelques armies apres la mort de Baudelaire, reprend de fagon etonnante, selon nous, certains personnages des ecrits de Baudelaire. Lorsque nous regardons le personnage principal du tableau de Manet, Cafe-concert, nous voyons en lui au moins trois personnages des oeuvres de Baudelaire. Le premier appartient aux ecrits critiques de Baudelaire sur l'art, ce «heros moderne», trouve dans son 112. Regarder «par dela des vagues de toits», ou regarder l'exterieur de l'interieur, comme le fait le flaneur dans «Les Fenetres» ou dans «Les Yeux des Pauvres», devient de plus en plus de rigueur, entre les annees 1860 et 1880, et ceci, autant chez les peintres que chez les ecrivains. Priscilla Ferguson remarque que Theophile Gautier fut un des premiers en litterature a faire passer le flaneur des boulevards aux interieurs de residences avec Spirite en 1866. Mais notant les flaneurs de L'tducation sentimentale (1869) de Gustave Flaubert et Au Bonheur des dames (1883) d'Emile Zola, Ferguson remarque que dans ces oeuvres, le flaneur n'est plus dorenavant un flaneur mais un echec [Voir «The Flaneur on and off the streets of Paris», The Flaneur, ed. Keith Tester, (32-35). 65 Salon de 1845 et son Salon de 1846, tout vetu de noir, bottes vernies et cravates comprise, couronne du chapeau haut-de-forme. Le deuxieme appartient au poeme «Perte d'Aureole», le flaneur-dandy qui, ecoeure de la vie elegante, entre dans un cafe-bordel pour se meler a la foule de «parias» qui se trouvait a l'enceinte du concert qu'il vient tout juste de quitter au Jardin des Tuileries. Et le troisieme appartient a «L'Homme des foules» d'Edgar Poe, traduit de l'anglais par Baudelaire et, repris plus tard dans son essai Le Peintre de la vie moderne. Le voici, au Cafe-Concert de Manet, qui n'arrive plus a sortir de son cafe, qui n'arrive plus a etre attire par aucune intrigue et qui n'arrive meme plus a regarder dehors par «la grande fenetre cintree du cafe» devant lui. 1 1 3 Si nous avions a identifier le «heros moderne» des Salons de 1845 et 1846 dans le personnage principal du Cafe-concert, il suffirait de jeter un coup d'oeil a son habit, «pelure du heros moderne», pour s'apercevoir qu'il s'agit bien de lui, — Manet ayant su faire voir et comprendre, avec de la couleur et du dessin, combien grand et poetique il est, son personnage, dans sa «cravate et ses bottes vernies». Nous ne nous attarderons done pas au personnage du tableau en tant qu'«heros moderne», mais plutot a ce personnage en tant qu'«observateur», puisque dans ce tableau de Manet, «etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, etre au centre du monde et rester cache au monde», ne compte plus guere. Dix annees seulement separent l'essai de Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, et le tableau de Manet, Cafe-concert, et deja, le tableau nous montre un flaneur qui ne sait plus peupler sa solitude et ne sait plus etre seul dans une foule affairee, pour se retrouver a l'interieur d'un cafe-concert. En tant que spectateur du tableau, nous nous retrouvons dans la meme 113. Edgar Poe, Nouvelles Histoires Extraordinaires, (61). 66 position que celle du peintre qui, regardant le cafe-concert et observant le monsieur au chapeau haut-de-forme, essaie de le comprendre, mais n'y arrive pas, celui-ci etant devenu, tout comme «l'homme des foules» de Poe, une enigme; et, pouvons-nous conclure que le promeneur solitaire et pensif qui tirait jadis une singuliere ivresse de cette universelle communion avec la foule, ne tire plus dorenavant qu'une singuliere ivresse de cette universelle communion avec un «bon bock» et une «nana», au «cafe-concert»,114 loin de la foule qui, comme lui, ne se laisse plus lire et qui, comme lui, n'affiche plus qu'une presence indechiffrable. Or, la question se pose: comment expliquer ce mouvement du flaneur vers les interieurs de places publiques? Selon Theodore Reff, les cafes a Paris ont toujours existe. A la fin de l'ancien regime, on en comptait 900, alors qu'a la fin du dix-neuvieme siecle, on en comptait trente fois plus. C'est sous le Second Empire que les cafes prirent de l'importance. Des cafes avec terraces sur les Champs-Elysees, on est passe a des cafes avec divertissements dans de magnifiques interieurs.115 Le petit poeme en prose Les Yeux des Pauvres nous en donne un excellent apercu lorsque le narrateur du poeme se rappelle etre venu s'asseoir en compagnie de sa bien-aimee devant un cafe neuf tout etincelant: Le soir, un peu fatiguee, vous vouliites vous asseoir devant un cafe neuf qui formait le coin d'un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant deja glorieusement ses splendeurs inachevees. Le cafe etincelait. Le gaz lui— meme y deployait toute l'ardeur d'un debut, et eclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes eblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traines par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perche sur leur 114. Bon Bock (1873), Nana (1877) et Cafe-Concert (1878) sont tous des tableaux de Manet. 115. Theodore Reff, Manet and Modern Paris (Washington: National Gallery of Art, 1982), (73). 67 point, les nymphes et les deesses portant sur leur tete des fruits, des pates et du gibier, les Hebes et les Ganymedes presentant a bras tendu la petite amphore a bavaroises ou l'obelisque bicolore des glaces panachees; toute l'histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie.116 Devisant toujours sur les cafes, Reff se demande pourquoi, si les cafes parisiens ont toujours fait partie integrante de la vie sociale et culturelle de l'epoque, Manet les aurait peints aussi tard qu'en 1873. II soutient que representer les interieurs de cafes, au temps de Manet, relevait surtout de l'art populaire, et de ce fait, les interieurs de cafes etaient plutot reserves aux affiches publicitaires ou aux revues hebdomadaires. Et i l conclut que ce n'est qu'a 1'apparition des tableaux d'Edgar Degas, ayant comme sujets les cafes-concerts, et la sortie des romans L'Assommoir d'Emile Zola, Croquis parisiens et A rebours de Joris-Karl Huysmans, que la vogue des cafes-concerts prit de l'essor.117 Ce que Reff oublie, toutefois, c'est que de toutes ces oeuvres, qu'il s'agisse de tableaux ou de romans, aucune n'a ete produite avant 1875, alors que les tableaux de Manet, representant des scenes de cafes-concerts, remontent jusqu'en 1873. Que Manet ait ete, ou non, un des premiers a peindre un cafe-concert importe peu. Ce qui compte c'est que Manet aura ete un des premiers a saisir la vraie signification des cafes. Selon nous, son tableau, Cafe-concert marque la fin d'une generation, celle de Baudelaire et de Manet, flaneurs dans les rues et les jardins de Paris, et le debut d'une toute nouvelle generation, celle des nouveaux flaneurs, habitues de cafes-concerts, qui allaient marquer a leur tour une toute autre generation. 116. Charles Baudelaire, «Les Yeux des Pauvres», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (317-319). 117. Theodore Reff, Manet and Modern Paris, (74-75). 68 Lorsque Baudelaire ecrivait dans son Peintre de la vie moderne que «la foule est son domaine, comme fair est celui du poisson» et que sa «passion et sa profession, c'est la d'epouser la foule», Baudelaire entendait la foule des rues, des boulevards, des jardins et des squares. On en a la preuve dans la biographie d'Antonin Proust sur Manet, lorsqu'il raconte comment Baudelaire et Manet se promenaient aux tuileries de deux a quatre heures pour faire «leurs etudes» «en plein air». Mais avec l'avenement, — en meme temps que de tous ces boulevards aux perspectives redessinees, — de tous ces restaurants, theatres et cafes, bordant ces boulevards, le flaneur baudelairien s'est vite fait seduire par leur charme, et non seulement par leur charme mais, par la diversite des sujets qu'offraient maintenant ces interieurs. Le flaneur-dandy du petit poeme en prose de Baudelaire, «Perte d'Aureole», et l'homme des foules d'Edgar Poe, repris en partie dans Le Peintre de la vie moderne de Baudelaire, ont ete victimes de ce charme. Faute de trouver ce qui jadis les enivrait de par les rues et les boulevards de Paris, ils sont entres dans ces interieurs pour y trouver ce que Walter Benjamin appelle «la marchandise» susceptible de les enivrer encore une fois.118 Le poeme «Perte d'Aureole» en est un parfait exemple. Bien que le poeme puisse se lire a plusieurs niveaux,119 son sens mis a part, les difficultes que rencontre «le buveur de quintessences* a traverser le boulevard pour se rendre dans ce «mauvais lieu», en plus de ce qu'il recherche dans ce «mauvais lieu»,120 est ce qui nous interesse ici, son desir de quitter le chaos des foules exterieures pour se meler au chaos plus intime et plus paisible des foules interieures: 118. Walter Benjamin, Charles Baudelaire: Un poete lyrique a I'apogee du capitalisme, (83). 119. Robert Kopp note que le poeme exprime le divorce du «poete», figure ideale, d'avec le «moi», figure reelle, et que le poeme peut ressembler egalement a une replique desabusee des poemes «Benediction» et «L'Albatros». 120. Plusieurs de ces cafes-concerts etaient reconnus pour etre de ventables bordels. 69 PERTE D'AUREOLE «Eh! quoi! vous ici, mon cher? Vous, dans un mauvais lieu! vous, le buveur de quintessences! vous, le mangeur d'ambroisie! En verite, i l y a la de quoi me surprendre. — Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout a l'heure, comme je traversais le boulevard, en grande hate, et que je sautillais dans la boue, a travers ce chaos mouvant ou la mort arrive au galop de tous les cotes a la fois, mon aureole, dans un mouvement brusque, a glisse de ma tete dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai juge moins desagreable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, a quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer a la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable a vous, comme vous voyez! — Vous devriez au moins faire afficher cette aureole, ou la faire reclamer par le commissaire. — Ma foi! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m'avez reconnu. D'ailleurs la dignite m'ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poete la ramassera et s'en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance! et surtout un heureux qui me fera rire! Pensez a X, ou a Z! Hein! comme ce sera drole!»121 Le personnage principal du poeme nous rappelle le personnage principal du tableau de Manet. Nous avons affaire a un artiste-flaneur, certes, pour s'averer un «buveur de quintessences» et un «mangeur d'ambroisie» et parcourir les boulevards dans tous les sens, mais nous avons egalement affaire a un artiste-flaneur non plus mele a la foule enivrante de la ville, mais pris dans le chaos meme de la ville, alors qu'il raconte a son interlocuteur: « ... vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout a l'heure, comme je traversais le boulevard, en grande hate, et que 121. Charles Baudelaire, «Perte d'Aureole», Le Spleen de Paris, OC, Tome I, (352). 70 je sautillais dans la boue, a travers ce chaos mouvant ou la mort arrive au galop de tous les cotes a la fois, mon aureole, dans un mouvement brusque, a glisse de ma tete dans la fange du macadam». Or, c'est ce chaos, issu de l'incessante modernisation de Paris, qui, selon nous, force le flaneur baudelairien a abandonner les boulevards parisiens pour se glisser vers les interieurs. Le flaneur baudelairien, qui jadis tirait une singuliere ivresse de sa communion avec la foule, ne recontrant plus que chevaux, voitures et omnibus en plus grand nombre, et une foule avide de s'enivrer d'excitations offertes par les nouveaux centres de divertissements, se voit muer. II cesse d'etre flaneur «baudelairien» pour devenir «simple» flaneur qui, n'ayant plus besoin de «la frequentation des villes enormes» pour nourrir son imagination, n'a plus besoin, comme ce flaneur dans le tableau de Manet, que de la frequentation de centres de divertissements enormes, pour s'enivrer. Ainsi, lorsque le flaneur du poeme raconte a son interlocuteur: «J'ai juge moins desagreable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os [a les ramasser]», si on substituait ces insignes pour le titre de flaneur baudelairien, serions-nous en position de dire que le flaneur baudelairien a fait un pas, celui du passage des mes vers les interieurs, marquant ainsi une nouvelle generation de flaneurs, pour qui «faire des actions basses» et «se livrer a la crapule» devient la nouvelle regie du jeu, — Baudelaire ajoutant, d'un ton ironique a la fin du poeme, la dignite gener le «buveur de quintessences*. Un autre personnage que nous retrouvons egalement dans le personnage principal du tableau de Manet est «l'homme des foules» d'Edgar Poe que Baudelaire admirait tout particulierement pour ses qualites de flaneur et reprenait en partie, comme nous l'avons vu, dans son Peintre de la vie moderne. Si Baudelaire s'est servi de cet extrait de l'oeuvre de Poe, dans son essai, ce fut pour mieux faire comprendre au peintre moderne, qui se devait d'etre flaneur, 71 pour chercher le sujet moderne de ses compositions, l'importance de «la curiosite» comme point de depart de son genie, alors qu'il ecrivait: « Derriere la vitre d'un cafe, un convalescent, contemplant la foule avec jouissance, se mele, par la pensee a toutes les pensees qui s'agitent autour de lui» et poursuivait en disant: « [...] finalement, il se precipite a travers cette foule a la recherche d'un inconnu dont la physionomie entrevue l'a, en un clin d'oeil, fascine». Ainsi, lorsque nous examinons le tableau de Manet, avons-nous cette impression de retrouver, dans le personnage principal, «l'homme des foules» d'Edgar Poe, bien que dans le tableau, il ne soit plus le convalescent de Poe ou le flaneur de Baudelaire, — le front colle a la vitre, eveille et fascine, n'attendant plus qu'un inconnu pour enfin partir a sa recherche a travers les rues de Paris — , mais le convalescent qu'il etait avant de partir a la poursuite de son premier inconnu, et qui est sur le point de mourir d'ennui, la foule exterieure n'ayant plus d'effet d'ivresse sur lui. Manet n'etait pas sans connaitre «l'homme des foules» du Peintre de la vie moderne ou sans connaitre le poeme en prose «Perte d'Aureole» du Spleen de Paris. Si, en peignant son Cafe-concert, l'idee de ces deux textes ne lui a jamais effleure l'esprit, le spectateur du tableau, en revanche, ne peut pas ne pas se demander ce qu'est advenu du flaneur tant louange des ecrits critiques de Baudelaire sur l'art. Le flaneur baudelairien dans le tableau de Manet a laisse ses insignes dans la fange du macadam et a accepte son sort de simple flaneur. II ne tire plus d'ivresse qu'en cherchant l'intimite des interieurs, ou en cherchant a «epier» des interieurs, comme le flaneur du poeme «Les Fenetres», ou le flaneur du tableau de Gustave Caillebotte, intitule Jeune Homme a sa fenetre (ill. 9). Ce tableau, peint seulement deux annees apres celui de Manet, soit en 1875, appuie l'idee que Paris a veritablement change depuis la publication du Peintre de la vie moderne, en 1863, 72 et qu'«etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi» ne signifie plus rien. Et «voir le monde, etre au centre du monde et rester cache au monde» ne signifie plus solitude dans la multitude mais solitude dans l'habitude, soit l'habitude d'etre seul et de se sentir seul, lorsqu'en verite, le flaneur n'a pas necessairement envie d'etre seul ou de se sentir seul. Ce tableau de Caillebotte est un excellent exemple de cette solitude physique et psychique. Un jeune homme debout a sa fenetre regarde une jeune femme passer dans la me, alors que derriere lui, repose une chaise qui semble non seulement etre devenue un reel confort pour lui, mais aussi une reelle habitude. Voici ce qu'Anne Distel ecrit au sujet du tableau: Young Man at His Window introduces a psychological dimension linked to the description of the deserted city, answered by the boredom of the man who has just risen from his armchair to stare at a female silhouette crossing the boulevard [...] The subject of «The New Painting* was to be the modern world, and not only its exterior aspect: modern iconography was to go hand in hand with a modernity of feeling, with evocations of the effect produced by this new environment on individual human lives.122 Si le flaneur du tableau de Caillebotte a choisi de demeurer chez lui par ennui ou par habitude, ce n'est pas que les centres de divertissements au temps de Manet ont cesse de le distraire. Au contraire, on le retrouve dans'un autre tableau de Manet, Un bar aux Folies-Bergere (ill. 10), qu'il peignait aussi tard qu'en 1882, cependant que dans ce tableau, le flaneur n'est plus baudelairien mais, «simple mortel» parisien avec toutes ses angoisses. Dans le tableau Cafe-concert, le flaneur venait tout juste de quitter les boulevards parisiens pour aller s'enivrer, dans tous les sens du mot, dans les interieurs de nouveaux centres de divertissements. Or, si dans ce tableau, le flaneur, tout en cherchant l'intimite, gardait 122. Anne Distel, et al, Catalogue Gustave Caillebotte: Urban Impressionist, (Paris: Musee d'Orsay, 1995), 59. 73 une certaine distance par rapport a la foule, c'est qu'il etait, selon nous, en periode de transition. Car dans Un Bar aux Folies-Bergere, le flaneur n'est plus distant, au contraire, il est engage dans la scene. En tant que «simple mortel», il est conscient de sa solitude et tient a la dissiper en flirtant avec cette jeune femme derriere le bar. II est evident, lorsque Ton examine ces deux derniers tableaux, Jeune homme a sa fenetre et Un bar aux Folies-Bergere, que Paris en 1882 n'est plus le Paris de 1873, lorsque le flaneur venait tout juste d'entrer dans les interieurs des centres de divertissements; ou meme Paris en 1863, lorsque le flaneur baudelairien tenait une position des plus respectables par rapport a l'ensemble des flaneurs qui existaient a l'epoque. Mais a compter de la mort de Manet, ou vers la fin du dix-neuvieme siecle, il ne s'agit plus tant de peindre des tableaux representant la societe elegante de Paris et ses lieux mondains que de peindre l'effet que cree Paris sur les Parisiens, Paris n'etant plus qu'un «reservoir d'electricite» qui a saute. Un tableau representant explicitement l'effet alienant de Paris sur les Parisiens, seulement dix ans apres Un bar aux Folies-Bergere, est le tableau d'Edvard Munch, intitule Le Cri (ill. 11), peint en 1893, durant son sejour a Paris, qui dura d'environ 1889 a 1897.123 Dans ce tableau, nous voyons cette «chose», une sorte de loque humaine, poursuivie par deux personnages curieux, qui court, crie et nous regarde d'un air effare, comme pour nous dire ce que Baudelaire nous disait seulement trente ans plus tot, «Horrible vie! Horrible ville!» 123. Robert Rosenblum et H.W. Janson ecrivent: «Already in the 1880s, Munch explores [...] gloomy themes, trying to extract drama from a modified Impressionist style; but it was not until after 1889, when he began to spend long periods in Paris, that he found new pictorial languages in which he could disclose his pessimistic view of man's destiny*, Nineteenth-Century Art, ed. Phillis Freeman, (New York: Abrams, 1984), (454). 74 Paris a change. La nouveaute, l'ordre, le luxe s'etale partout, mais ce decor neuf rend plus «criante» encore [c'est nous qui soulignons] la decomposition sociale, plus horrible encore la decomposition psychique des Parisiens. Si Le Cri semble a premiere vue s'eloigner de notre sujet, «le flaneur», i l n'en est rien. II ne fait que souligner sa transition. Avec Baudelaire et Manet, nous avons vu le flaneur observe les spectacles des mes et des boulevards de Paris qui se presentent sous ses yeux. Avec Manet, le flaneur passe des mes et des boulevards de Paris aux interieurs de centres de divertissements; en meme temps qu'il passe de l'etre distant a l'etre cordial en quete d'aventures. Tandis qu'avec Munch, on ne le voit plus preoccupe par les spectacles qu'offrent les mes et les boulevards de Paris, mais par les visages qui se promenent a travers Paris. Et ce qu'il voit sur ces visages lui fait horreur, puisque ces visages ne sont plus des visages interessants a regarder, comme au temps de Baudelaire et de Manet, mais des visages recouverts de masques, ou plus rien ne se lit, plus rien ne s'explique, comme le demontre ce dernier tableau, du peintre beige James Ensor, intitule L'Intrigue (ill. 12). Ou justement «l'intrigue» qui jadis faisait exploser le «promeneur solitaire» de Baudelaire, «l'homme des foules de Poe, ne fait plus que l'isoler et l'aliener d'avantage. Et ou, sur tout cela, plane l'ombre du grand Poe, aux ailes ouvertes du corbeau noir.123 124. Analysant les masques des tableaux d'Ensor, Robert Rosenblum et H.W. Janson ecrivent: « [...] but suddenly, strange fantasy creatures invade the scene, as in an illustration to a story by Edgar Allan Poe, whose work was well known in French-speaking countries through Baudelaire's translations and would specifically inspire other works by Ensor and his contemporaries* (417). Et ils ajoutent: « [...] Ensor's painting spawns [...] an image of hideous confusion and congestion created by another kind of human automaton, not inspired by the machine, but by faceless mobs who can lynch and pillage», Nineteenth-Century Art, (418). 75 C O N C L U S I O N On a dit, et Ton n'a que trop dit, que Manet etait un autre Baudelaire, son frere dans l'ordre des arts plastiques. En face de Courbet ou de Millet ils sont d'une autre race. Leur etroite amitie, leur elegance, leur culture, leur raffinement, leur sensibilite, le gout qu'ils ont d'etonner avant de plaire, et surtout les multiples complexites de leurs genies etablissent de Baudelaire a Manet une de ces «correspondances» celebres qui n'ont pas fini de ravir les historiens et les critiques. P H I L I P P E R E B E Y R O L Les Temps Modernes Octobre 1949 On a beaucoup ecrit sur Baudelaire et Manet. Et 1'entreprise etait peut-etre ambitieuse de chercher quelque chose de nouveau sur un sujet deja bien approfondi. Pourtant, i l y a beaucoup de facons d'interpreter les oeuvres de Baudelaire et de Manet, et le but de ce travail etait moins de reprendre et d'argumenter ce qui avait deja ete dit que d'essayer de trouver une autre fagon d'apprecier leur genie, une autre facon de voir ce qu'ils ont vu sous le Second Empire lors des transformations haussmanniennes. Baudelaire et Manet furent temoins d'un grand changement dans la ville de Paris. Les riches avaient peine a suivre cette nouvelle vie, dite moderne, qui semblait vouloir se glisser d'entre leurs doigts et les pauvres avaient peine a suivre leurs domiciles qui se voyaient continuellement deplaces, ou meme detruits, au profit des riches. Un sentiment d'isolation et d'alienation se repandit chez tous les Parisiens. Ce sentiment, Baudelaire l'a transcrit dans ses poemes, tandis que Manet, lui, l'a dessine dans ses toiles. Et si Baudelaire a transcrit ce sentiment dans sa poesie, independamment de Manet qui, lui, l'a represente dans sa peinture independamment de Baudelaire, nous retrouvons une etroite correspondance entre certaines idees et certains poemes de Baudelaire et le tableau de Manet La Musique aux Tuileries. 76 Notre effort s'etant surtout preoccupe d'etudier une correspondance possible entre les ecrits de Baudelaire et les oeuvres de Manet, nous avons ete combles par La Musique aux Tuileries en y decouvrant non seulement un certaine correspondance, mais une correspondance certaine. Baudelaire, qui incitait le peintre de la vie moderne a se changer en homme des foules, tel le heros d'Edgar Poe, de maniere a pouvoir contempler avec l'avidite du convalescent le grouillement intense des mes et des boulevards parisiens, se retrouve non seulement peint, dans le tableau de Manet, mais egalement cite. A la droite de Baudelaire, se trouve «le vieux saltimbanque» du Spleen de Paris, tandis qu'a sa gauche, se trouve la veuve du poeme «Les Veuves» du meme recueil. Ainsi, Baudelaire, qui prechait que l'oeuvre d'art echappe a sa raison d'etre si elle refuse de se vouloir moderne, se trouve-t-il ici servi, Manet reunissant en un seul tableau, non seulement la modernite de Paris, en y incluant l'artifice et la mode de l'epoque, mais l'actualite de l'epoque, en y faisant figurer riches et pauvres sous un meme theme, celui de 1'isolation de la population parisienne. Ce sentiment d'alienation ressenti par la population parisienne ayant ete observe surtout par la flanerie tant louangee de Baudelaire, nous avons poursuivi revolution du flaneur baudelairien a travers l'oeuvre de Manet, tout particulierement son tableau Cafe-concert qui, selon nous, marque le mieux son evolution. Le tableau demontre non seulement son evolution en marquant la fin du flaneur baudelairien par le debut du flaneur habitue des cafes-concerts, mais en soulignant une alienation encore plus marquee chez la population parisienne. Du flaneur baudelairien qui jadis parcourait les mes et les boulevards de Paris a la recherche d'un singuliere ivresse de sa communion avec la foule parisienne, le flaneur baudelairien, dans les tableaux de Manet, se retrouve desormais assis confortablement dans les interieurs de places publiques, ayant 77 quitte la foule des trottoirs de Paris qui ne se laisse plus lire par le flaneur, qui devient lui-meme une enigme a l'interieur de ces «mauvais lieux». Du tableau Cafe-concert, marquant le debut du flaneur habitue des cafes-concerts, nous sommes passes a un autre tableau de Manet, Au Bar des Folies-Bergere, dans lequel le flaneur habitue des cafes-concerts n'est plus qu'un «simple mortel», essayant de combler sa solitude en entamant une conversation avec une jolie fille. Et du «simple mortel» en proie a ses angoisses, dans le tableau Au Bar des Folies-Bergere, nous sommes passes, dans Le Cri d'Edvard Munch, a la loque humaine, victime de ses angoisses, qui n'arrive plus a lire les visages de la population parisienne a cause de ses nombreux masques, tout comme cherchait a le souligner James Ensor, dans son tableau L'Intrigue. Dans notre memoire, Baudelaire, Manet et la modernite parisienne, nous n'avons pu que survoler les ecrits critiques de Baudelaire sur l'art et qu'effleurer quelques tableaux de Manet sur la modernite. Cependant, si nous avons cherche avant tout une correspondance entre les oeuvres de Baudelaire et de Manet, et nous avons ete heureux de la trouver dans quelques poemes et tableaux des deux artistes, nous avons tenu a souligner egalement la metamorphose evidente du flaneur baudelairien a travers certaines de leurs oeuvres; cette metamorphose n'ayant jamais vraiment ete abordee jusqu'ici par les critiques de la peinture impressionniste. Une etude approfondie du flaneur a travers la peinture impressionniste serait des plus interessantes, d'ailleurs, puisque le cheminement du flaneur, qui a ete le heros de tant de recits, s'avere tout aussi evident dans la peinture impressionniste que dans la litterature francaise. 78 B A U D E L A I R E C H R O N O L O G I E M A N E T E T L E U R E P O Q U E Edouard Manet Charles Baudelaire Vie artistique et Evenements (1832-1883) (1821-1867) intellectuelle politiques 1841 Premieres relations avec Schopenhauer, Les Construction le monde des lettres: deux problemes de la gare Edouard Ourliac, Gerard fondamentaux de la Saint-Lazare. de Nerval, Balzac. morale. Depart a Bordeaux, sur le Paquebot des Mers du Sud, pour un long voyage en mer, decide par les Aupick (la mere de celui-ci s'e-tant remarie au commandant Aupick) alarmes par la vie desordonnee de Baudelaire et sa volonte de ne se con-sacrer qu'aux lettres. 1842 Retour a Bordeaux. A Paris, nouvelles liaisons l i t -teraires: Theophile Gautier, Theodore de Banville. E. Sue, Les Mysteres de Paris. Banville, Les Caria-tides. Mort du due d'Orleans. 1843 Une quinzaine de poemes qui paraitront dans Les Fleurs du Mal sont deja ecrits. Nerval, Voyage en Orient. Poe, Le Scarabee d'or Wagner, Le Hollan-dais volant. Bibliotheque Sainte-Genevieve. 1844 Etudes au college Rollin (1844-48) oii i l rencontre Proust futur homme politique impor-tant qui laissera des souvenirs sur cette periode de jeunesse. Le tribunal civil dote Bau-delaire du conseil judi-ciaire demande par sa fa-mille: maitre Ancelle, no-taire a Neuilly. Turner, Pluie, vapeur et vitesse. Victoire de l'lsly par Bugeaud sur Abd el-Kader. 79 Edouard Manet Charles Baudelaire Vie artistique et Evenements (1832-1883) (1821-1867) intellectuelle politiques 1845 1846 L'editeur Jules Labitte publie, sous le nom de Baudelaire-Dufays, le Salon de 1845, brochure de 72 pages, sous couver-ture jaune. Publie, chez Michel Levy, une brochure a couverture rose, Salon de 1846. Wagner, Tannhauser. Poe, Histoires extra-ordinaires. Daumier, Les gens de justice. Berlioz, La Damnation de Faust. 1848 S'embarque sur un bateau-ecole Havre et Guadeloupe qui le conduit a Rio de Janeiro. Baudelaire prend part aux emeutes: le 24 fevrier, un fusil a la main, i l crie comme un refrain au carre-four de Buci: \"II faut aller fusilier le general Aupick. Banville, Les Stalac-tites. Revolution en Europe. Demission de Guizot. Fusillade du boulevard des Capucines. Suf-frage universel. Louis-Napoleon elu president de la Republique. 1849 Retour de Rio. Periode mal connue de la vie de Baudelaire. Courbet, L'apres-midi a Ornans. Dickens, David Copperfield. Elections legis-latives. Dissolu-tion de la Constitu-ante. Suspension du droit d'association. Nouvelle loi sur la presse. 1850 Entre dans l'ate-lier de Thomas Couture. 1851 Coup d'Etat. Proust et Manet assistent a l'emeute en temoins. Ennuis de sante. Coup d'Etat. Baudelaire se rappelant cette joumee notera plus tard: \"Ma fureur au coup d'Etat. Combien j'ai essaye de coups de fusil. Encore un Bonaparte! quelle honte!\". Daumier, Ratapoil. Loi electorate res-Eaux-fortes de Meryon. treignant le suffrage Wagner, Lohengrin. universel. Melville, Moby Dick. Fuite de Victor Hugo en Belgique. Coup d'Etat. Fusil-lade sur les boule-vards. L o u i s -Napoleon devient Napoleon III. 1852 Copie le peintre Boucher au Louvre. La Revue de Paris publie une etude de Baudelaire sur Poe. Gautier, Emaux et Camies. Alexandre Dumas, La Dame aux camelias. Debut des grands travaux sur Paris. Ouverture du Bon Marche. 80 Edouard Manet Charles Baudelaire Vie artistique et Evenements (1832-1883) (1821-1867) intellectuelle politiques 1855 Le Pays commence la publication d'une etude de Baudelaire sur l'Exposition universelle. Michelet, Histoire de France (1855-69) Exposition uni-verselle ouverte au nouveau Palais des Beaux-Arts. 1857 Copie le peintre Rubens au Louvre. Manet et Baudelaire se lient d'amitie. Mise en vente des Fleurs du Mal. L'ouvrage tire a 1 300 exemplaires, est vendu 3F. Des poursuites sont engagees contre le poete et les editeurs. Le tribunal correctionnel condamne Baudelaire a 300F d'amende, Poulet-Malassis et de Broise a 100F d'amende chacun et ordonne la suppression de six poemes. Flaubert, Madame Bovary. Les Halles et Le Louvre termines. 1859 Apprend le refus au Salon du Buveur d'Absinthe en pre-sence de Baudelaire. Salon de 1859. Darwin, L'Origine des especes. Percement du canal de Suez. Cochinchine protectorat francais. 1860 Quitte la rue Lavoi-sier a la suite du suicide du garcon d'atelier Alexandre qui lui servait de modele. Ce drame inspire un poeme en prose de Baude-laire La Corde de-dicace a Manet. Mise en vente des Paradis artificiels. Poulet Malassis n'a tire l'edition qu'a 1 200 exemplaires, au lieu des 1 500 prevus par contrat. Daumier, Gare Saint-Lazare. Lincoln President des Etats-Unis. Prise de Pekin par troupes franco-anglaises. 1861 Expose au Salon le Portrait de M. et M™ Auguste Manet et le Chanteur espagnol qui revolt une mention honorable. L'Enfant aux cerises est expose chez Martinet. Mise en vente de la seconde edition des Fleurs du Mal. Tire a 1 500 exemplaires, l'ouvrage oil sont entres 32 nouveaux poemes est vendu 3F. Delacroix, Combat de Jacob avec I'ange. Occupation du Mexique par les troupes franchises, anglaises et espa-gnoles. 81 Edouard Manet Charles Baudelaire Vie artistique et Evenements (1832-1883) (1821-1867) intellectuelle politiques 1862 Estampes de Manet exposees chez Cadart. Etudes en plein air dans le jardin des Tuileries en compa-gnie de Baudelaire. La Presse publie vingt \"petits poemes en prose\" (dont 14 nouveaux). Dans Le Boulevard, article sur les Peintres et Aquafortistes. Bau-delaire y loue Manet, Jongkind, Meryon et Whistler. Ingres, Le Bain Turc. Flaubert, Salammbd. Hugo, Les Miserables. Exposition universelle de Londres. Expedition fran-chise au Mexique. 1863 Dejeuner sur I'herbe et autres peintures exposees au Salon des Refuses. Expose seul chez Martinet. Reactions violentes du public. Le Peintre de la vie moderne, parait dans Le Figaro. Reforme de l'Ecole des beaux-arts. Le Cambodge protectorat frangais. Creation du Renan, La Vie de Jisus. du Credit lyonnais. Jules Vemes, Cinq Semaines en ballon. Gautier, Le Capitaine Fracasse. 1864 Expose au Salon Episode d'un combat de taureaux et Le Christ mort et les anges. Baudelaire fait un se-jour en Belgique pour y achever les ouvrages qu'il a entrepris sans etre importune par ses creanciers, faire la-bas une tournee de confe-rences payees. Rodin, L'Homme au nez cassi. Fantin, Hommage a Delacroix. Offenbach, La Belle Helene. Maximilien empereur du Mexique. Convention de Geneve creant la Croix-Rouge Internationale. Nobel, invention de la nitroglycerine. 1865 Subit le choc du scandale d'Olym-pia. 1866 Le jury refuse Le Fifre et L'Acteur tragique. Rencontre avec Cezanne. Article de Zola dans L'Eve-nement. Depuis quatorze mois qu'il est en Belgique il n'a pu achever aucun des travaux qu'il s'etait promis d'y mettre au point. Vertiges, nevralgies, nausees. Son cote droit se paralyse, sa parole se fait difficile et confuse. Baudelaire quitte Bruxelles pour rentrer a Paris a la clinique Duval. Zola, Confessions de de Claude. Carroll, Alice au pays des merveilles. Monet, Camille. Hugo, Les Travail-leurs de la mer. Offenbach, La Vie parisienne. Verlaine, Poemes saturniens. Entrevue de Biarritz entre Bismarck et Napoleon III. Esclavage aboli aux Etats-Unis et Lincoln assassine. Crise economique a Londres. Guerre austro-prussienne. Premier cable transatlan-tique. Attentat manque contre Alexandre II. 82 Edouard Manet Charles Baudelaire Vie artistique et Evenements (1832-1883) (1821-1867) intellectuelle politiques 1867 Ouverture avec du re-tard de son exposition particuliere pres du pont de 1'Alma pres du pavilion de Courbet. Assiste a l'enterre-ment de Baudelaire. 31 aout. Baudelaire meurt a onze heures du matin, apres une longue agonie. Le meme jour, La Revue nationale commence a publier la derniere serie des Petits Poemes en prose. Marx, Le Capital. Zola, Thirese Raquin. Wagner, Les Maitres chanteurs. Execution de l'empereur Maximilien au Mexique. 1868 Expose au Salon le Portrait de Zola. Zola, Madeleine Firat. Assouplissement du regime de la presse et des reunions. 1869 L'Exicution de Ma-ximilien. La prefec-ture de police lui refuse de faire i m -primer sa lithogra-phic sur le meme sujet. Le Balcon et Dejeuner dans I'atelier. Monet et Renoir, La Grenouillere. Folies-Bergere et Theatre de Vaudeville ouvrent. 1870 Expose au Cercle de l'Union artis-tique le Philosophe et Le Christ mart et les anges. Fantin, Un atelier aux Batignolles. Renoir, Femmes d'Alger. Taine, De I'intelli-gence. Napoleon III et son armee capitule. Troisieme republi-que. Siege de Paris par les Allemands. 1871 Sejourne a Bordeaux. Zola, La Fortune des Rougon. Rimbaud, Le Bateau ivre. Verdi, A'ida. Guillaume l C T pro-clame empereur a Versailles. Thiers president. Insur-rection de la Commune. 1873 Le Bon Bock et Le Repos au Salon. Succes du Bon Bock. Bal masque'd I'Opera. Monet, Boulevard des Capucines. Mort de Napoleon III en Angleterre. Demission de Thiers. Mac-Mahon luisuccede. Incen-die de I'Opera rue Le Peletier. 83 Edouard Manet (1832-1883) Charles Baudelaire (1821-1867) Vie artistique et intellectuelle Evenements politiques 1874 Au Cafi. Gare Saint-Lazare expose au Salon. Premiere exposition impressionniste chez Nadar. Mort de Guizot. 1877 Nana est expose dans la vitrine de Giroux sur le Boulevard des Capucines. 1878 Cafe-concert. Zola, L'Assommoir. Saint-Saens, Samson et Dalila. Caillebotte, Pont de I'Europe. H. James, Les Europ6ens. Demission du gouvernement. Dissolution de la Chambre. Bismarck dis-sout le Reichstag et se tourne vers les conservateurs. 1880 Expose au Salon le Portrait de M. Antonin Proust qui recoit un bon accueil et Chez le Pere Lathuille, oeuvre tres con-testee. Long se-jour a l'hopital. 1881 Manet nomine Che-valier de la L e -gion d'honneur. 1882 Aggravation de' son etat de sante. Expose au Salon Un Bar aux Folies-Bergere et Jeanne. Succes. 1883 Mort de Manet. Enterrement au cimetiere de Passy en presence de nombreuses personnalites. Maupassant, Boule de suif. Antonin Proust ministre des arts dans le Ministere de Gambetta. Huysmans, En manage. Cezanne recu au Salon. Zola, Pot-Bouille. Stevenson, L'lle au trisor. Wagner, Parsifal. Maupassant, Une vie. Huysmans, L'Art moderne. Villiers de l 'lsle-Adam, Contes cruels. La Marseillaise devient hymne na-tional et le 14 juillet, fete na-tionale. Loi sur la liberte de la presse. Eclairage electri-que des grands boulevards. Depression econo-mique. Voiture a vapeur. Mort de Karl Marx. 84 B l B L I O G R A P H I E I. T E X T E S DE B A U D E L A I R E Baudelaire, Charles. Oeuvres completes. 2 vols. Ed. Claude Pichois. Paris: Gallimard, 1990. . Correspondance generate. 6 vols. Ed. Jacques Crepet. Paris: Conard, 1949. . Petits Poemes en prose (Le Spleen de Paris). Ed. Robert Kopp. Paris: Gallimard, 1973. II. P R I N C I P A L E S ETUDES SUR LA VIE DE B A U D E L A I R E Pichois, Claude, et Jean-Paul Avice. Baudelaire • Paris. Paris-Musees / Quai Voltaire, 1994. , et Jean Ziegler. Baudelaire. Paris: Julliard, 1987. III. P R I N C I P A L E S ETUDES SUR LA T H E M A T I Q U E , L ' E S T H E T I Q U E ET LA POETIQUE B A U D E L A I R I E N N E S Barral, Georges. «Entretiens avec Baudelaire». Le Petit Bleu. 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Paris: Hachette, 1961. 88 A P P E N D I C E S I L L U S T R A T I O N S Illustration 1 Le Chemin de fer (1872-73) Edouard Manet Washington, National Gallery of Art Illustration 2 La Chanteuse des rues (1862) Edouard Manet Boston, Museum of Fine Arts Illustration 3 Le Vieux musicien (1862) Edouard Manet Washington, National Gallery of Art Illustration 4 La Musique aux Tuileries (1862) Edouard Manet Londres, The Trustees of the National Gallery Illustration 5 L'Enfant aux cerises (1859) Edouard Manet Calouste Gulbenkian Foundation, Lisbon Illustration 6 Mendiant-Philosophe (1859) Edouard Manet Paris, Bibliotheque nationale Illustration 7 Le Buveur d'absinthe (1859) Edouard Manet Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek Illustration 8 Cafi-concert (1878) Edouard Manet Baltimore, The Walters Art Gallery Illustration 9 Jeune Homme a sa fenetre (1875) Gustave Caillebotte Private Collection Illustration 10 Un bar aux Folies-Bergere (1882) Edouard Manet Londres, Courtault Institute Illustration 11 Le Cri (1893) Edvard Munch Oslo, Nasjonalgalleriet Illustration 12 LTntrigue (1890) James Ensor Antwerp, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten 89 E d o u a r d M a n e t , L E C H E M I N DE F E R , 1 8 7 2 - 1 8 7 3 . 9 0 E d o u a r d M a n e t , L A C H A N T E U S E D E S R U E S , 1 8 6 2 . 9 1 E d o u a r d M a n e t , L E V I E U X M U S I C I E N , 1 8 6 2 . 9 2 E d o u a r d M a n e t , LA M U S I Q U E AUX T U I L E R I E S , 1 8 6 2 E d o u a r d M a n e t , L ' E N F A N T A U X C E R I S E S , 1 8 5 9 . 6 . E d o u a r d M a n e t , M E N D I A N T - P H I L O S O P H E , 1 8 5 9 . 9 5 E d o u a r d M a n e t , L E B U V E U R D ' A B S I N T H E , 1 8 5 9 . 8 . E d o u a r d M a n e t , C A F E - C O N C E R T , 1 8 7 8 . 9 7 9 . G u s t a v e C a i l l e b o t t e , J E U N E H O M M E A S A F E N E T R E , 1 8 7 5 . 9 8 1 0 . E d o u a r d M a n e t , UN B A R A U X F 0 L I E S - B E R G E R E , 1 8 8 2 . 1 1 . E d v a r d M u n c h , L E C R I , 1 8 9 3 . 1 0 0 1 2 . J a m e s E n s o r , L\" I N T R I G U E , 1 8 9 0 . 1 0 1 "@en ; edm:hasType "Thesis/Dissertation"@en ; vivo:dateIssued "1997-05"@en ; edm:isShownAt "10.14288/1.0087611"@en ; dcterms:language "fre"@en ; ns0:degreeDiscipline "French"@en ; edm:provider "Vancouver : University of British Columbia Library"@en ; dcterms:publisher "University of British Columbia"@en ; dcterms:rights "For non-commercial purposes only, such as research, private study and education. 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