LA CRITIQUE SOCIALE CHEZ CHRISTIANE ROCHEFORT By LUC AINSLEY B.Sc, The University of Ottawa, 1988 A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF K ^^ ' ! ' : - ' - 'MASfe5 ' , 'bF' :^RTS 1-"' •'•^ •'••~'t'':";';: i n THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES Department of French We accept t h i s thesis as conforming to the required standard THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA September 1990 (g) Luc Ainsley, 1990 In presenting this thesis in partial fulfilment of the requirements for an advanced degree at the University of British Columbia, I agree that the Library shall make it freely available for reference and study. I further agree that permission for extensive copying of this thesis for scholarly purposes may be granted by the head of my department or by his or her representatives. It is understood that copying or publication of this thesis for financial gain shall not be allowed without my written permission. Department of The University of British Columbia Vancouver, Canada DE-6 (2/88) ABSTRACT In the footsteps of Simone de Beauvoir and Andre Malraux, Christiane Rochefort develops a social critique on the alienation of the individual in society. The study of two of her novels, Les Petits Enfants du siecle (1961) and Les Stances a Sophie (1963), reveals that this critique is first a denunciation of the system and its mechanics. Thanks to the prevailing ideology of consumption, which permits the standardization of individuals by standardizing their needs, the state machinery can exercise a closer monitoring on the human masses. Personal freedom is also denied on the social and family levels: everyone's own image is sold as a merchandise; there is no real contact anymore (transcendence) between the individuals themselves, and individuals and objects; at the family level, alienation is linked to verbal compliance and to the absence of all authentic speech, free of cliches. Thus, relationships are altered. Just as for their individual happiness, now they are filtered through objects and have lost their humanness. The other side of this social criticism, the critique of the social classes, touches the questions of valorization and status linked to the individual's possessions and not to his heridity. In the first novel the valorization of the proletarian woman depends on her fecundity while the upper middle-class woman (la bourgeoise), in Les Stances is valorized according to aesthetic criterions. Emphasized also is the importance of the woman's fight to maintain her identity and her freedom: a rebellion which deals with her sexuality and brings the end of reciprocal relationships in the couple's dynamics. -ii-T A B L E DES MATIERES Pages Abstract ii Table des matieres iii Dedicace iv Introduction 2 Chapitre I: Critique de la soci&e de consommation 7 A- Les etres et les objets 8 B- Consommation et transcendance 25 C- Le systeme: Imperatifs de survie et Nuisances 33 D- Le droit au bonheur 47 Chapitre II: Critique des classes sociales 56 A- Societe et controle des masses 57 B- Femme prol&aire et femme bourgeoise 75 C- Alienation de la femme et soumission au verbe 87 D- Femme, sexualite" et r6volte 105 Conclusion 127 Bibliographie 134 - iii-REMERCIEMENTS Je souhaite exprimer mon appreciation au professeur Andre" Lamontagne pour ses encouragements et ses judicieux conseils; et un remerciement bien special a Lucie, ma compagne, de meme qu'a toute ma famille leur constant support. -iv-1 INTRODUCTION 2 La litterature contemporaine nous enseigne que Tapres-guerre fut une periode d'interrogation, de remise en question, a l'image des grands bouleversements politiques et sociaux qui ont secoue plusieurs pays dont la France et le Canada. Le choc d'un second affrontement majeur entre les puissances de la planete est venu souligner, a sa conclusion (quand les esprits se sont calmes), le tragique de la condition humaine, le droit chez l'homme de d6fendre sa liberte, menacee de toutes parts, de meme que l'importance du combat, de la prise de position sociale afin que soient combattus les abus du Pouvoir. Ce fut la fin des illusions, le debut d'une conscientisation, d'une reflexion veritable sur les problemes contemporains. De la devastation des champs de bataille allait naitre un ordre nouveau constitue de deux modeles, deux ideologies completement opposees dans leurs objectifs: le modele capitaliste et le modele marxiste. En effet, une des grandes consequences de la guerre a ete la redefinition de la carte du monde, le bouleversement de la situation g6opolitique globale. Avec la fin de l'ere coloniale, la division de l'Allemagne, et la scission de l'Europe en deux blocs, presque tous les pays vont s'aligner sur une des deux grandes puissances mondiales emergeantes, les Etats-Unis et l'U.R.S.S., et sur leur modele economique respectif. Pourtant, dans les faits, la separation "physique" des modeles, leur application exclusive a un ensemble de pays (ou bloc) plutot qu'a un 3 autre, n'est pas aussi exacte qu'on serait porte a le croire. Ainsi, le modele marxiste, relativement recent (le modele capitaliste est le rejeton de rimperialisme et du colonialisme), suscitera un engouement dans plusieurs pays capitalistes, et cela surtout au niveau de l'elite intellectuelle. On y voit une solution a l'injustice sociale, a l'inegalite. C'est dans ce cadre agite que va evoluer, en France, le roman de 1'engagement. II existait deja en 1933 avec Malraux (La condition humainel II se perpStuera, dans l'apres-guerre, sous la plume de Sartre et de Camus, pour ne nommer que ceux-la. Simone de Beauvoir, pour sa part, menera son combat sur le front de la condition feminine. Malgre ses inconvenients, il faut reconnaitre que la Seconde Guerre mondiale aura donne" 1'occasion a la femme, cette grande victime des traditions, des usages, de sortir enfin de l'ombre, de rompre le silence dans lequel on l'avait releguee. Sa participation significative a l'effort de guerre lui a permis, pour la premiere fois, d'avoir une certaine reconnaissance hors de l'enceinte familiale. Les annees qui suivirent, annees de reconstruction, de prosperity economique, allaient confirmer ce statut nouveau: tres rapidement, nombre d'entre elles vont envahir le marche du travail et, des ce moment, commencer a se battre pour leurs droits. Pourtant, elles rencontreront de la resistance. Le role traditionnel de la femme comme mere, femme d'interieur, va persister dans les diverses couches de la soci6t6. Le bourn dSmographique en France, encourage" a coups de subsides gouvernementaux (sous forme d'allocations 4 familiales), va contribuer, entre autres, au maintien de cet etat de fait. Simone de Beauvoir aborde le probleme de la relation a autrui. Par l'essai, le roman et l'autobiographie elle s'est attachee a d6crire et a demystifier la condition feminine. Pourtant, elle n'est pas seule a faire entendre sa voix, a faire connaitre son disaccord. Parmi celles qui se sont interrogees sur la condition de la femme, Christiane Rochefort passe pour etre impudique dans son traitement du sujet: "un reporter impitoyable, moraliste malgre soi."1 Sa remise en question du statut de la femme, son interrogation sur les divers roles et stereotypes propres a la soci£te moderne, Christiane Rochefort l'exprime sous la forme romanesque. Elle s'attaque aux abus de pouvoir d'un systeme qui a decide pour ces femmes si oui ou non elles doivent donner la vie. Si oui ou non, en concordance avec leur statut social, elles doivent porter la robe, garder les cheveux longs, ou meme, acheter tel ou tel objet. Cependant, si la question de la condition feminine est importante chez cette auteure, elle n'est pas tout. Elle constitue, en fait, l'une des pierres angulaires, l'une des manifestations les plus palpables de l'abus du systdme; l'une des facettes de la condition humaine, la condition de cette humanite des villes prisonnidre de ses propres restrictions, du controle exerce par ses plus hautes institutions, perspective plus vaste qui est celle des romans de Rochefort. 1 Pierre de Boisdeffre, Histoire de la Langue francaise des armies 1930 aux annees 1980. (Paris: Librairie Acad6mique Perrin, 1985), p.626 5 Nous nous proposons ici d'explorer le theme de la critique sociale chez Christiane Rochefort a travers l'etude de deux oeuvres de premier plan (respectivement, les deuxieme et troisieme romans de l'auteure), soit Les petits enfants du siecle (1961) et Les stances a Sophie (1963). Le choix de ces romans est justifie par leur tres grande similarite de sujet: tous deux traitent, dans des cadres differents cependant, de l'oppression des individus par le systeme. II y est egalement question de r6volte. Une revolte a caractere social qui met en scene des personnages qui s'erigent contre le systeme et son ideologic dominante; une societe, en fait, se caracterisant au niveau de l'individu par une perte ou encore une destabilisation des valeurs essentielles (liberte, amour, langage, etc.) au profit d'un nouveau code d'6thique ax6 sur le cycle production-consommation qui en est venu a inclure l'etre dans son systeme d'echange. II sera done ici question de la nature des rapports entre les etres, entre la societe et les individus qui la composent et, cons6quemment, des difficultes qu'entrainent ces rapports (prealablement fausses par les valeurs v€hicul6es par la soci6t6), des diverses manifestations qu'emprunte la revoke, silencieuse ou bruyante, a caractere individuel ou collectif, mais toujours pos6e comme une critique du systeme et de son action sur les individus depouilles de toute liberte veritable, normalises pour qu'en soit fait un meilleur controle. Chacune des oeuvres retenus sera done €tudiee en fonction de ce theme de la critique sociale mis en scene par Christiane Rochefort. Ce travail se divise en deux parties principales, deux chapitres faisant etat de chacune des orientations de la critique de Rochefort, 6 selon qu'elle est dirig6e vers la societe de consommation ou bien vers les classes sociales. Dans le premier chapitre, intitule Critique de la soci£t£ de consommation, il est d'abord question des etres et des objets, des rapports qu'ils entretiennent dans la vie de tous les jours; le sous-chapitre suivant, "Consommation et transcendance", abonde dans le meme sens puisqu'il y est question du rapport de reciprocity entre etres et objets, mais dans une optique metaphysique; nous traitons ensuite des imperatifs de survie et des nuisances du systeme, ce qui nous en apprend plus sur son fonctionnement, sur ses faiblesses et ses contradictions; enfin, le droit au bonheur est 6tudi6 en tant que cliche universel a la base duquel se sont etablies les habitudes de consommation propres a chacun des individus. Le chapitre II a pour objet la Critique des classes sociales. D'abord, il est question du controle des masses (la normalisation) telle que pratique par le societe; par la suite, la femme proletaire et la femme bourgeoise sont etudiees en rapport avec leur statut, et cela a l'interieur de leur milieu respectif; dans un troisieme temps, nous abordons la question des roles dans la famille sous Tangle de l'altenation de la femme, de sa soumission au verbe; et finalement, nous explorons les diverses manifestations de la revoke des personnages principaux, deux femmes, une revoke qui doit n6cessairement passer par la sexualite. 7 CHAPITRE I CRITIQUE DE LA SOCIETE DE CONSOMMATION 8 A- LES ETRES ET LES OBJETS Dans notre societe contemporaine, l'homme monopolise la plus grande part de son activite a l'acquisition massive d'objets, et cela au nom du bien-etre personnel, que ce soit le sien propre, ou celui, plus extensif, de sa famille. C'est le regne de l'individualisme qui pr6vaut. Meme si, dans les faits, la societe se pose comme collectivite, comme masse humaine, en termes des multiples relations qu'entretiennent ses parties, la realite est tout autre. Cette realite, elle se nomme « ideologic de la consommation » et elle en est venue, apres plusieurs d6cennies de maturation, a s'interposer entre les hommes jusque dans leurs moindres echanges. Depuis que l'etre humain est parvenu a ameliorer son sort dans un monde qu'il a peu a peu assujetti, forge a son image, l'imperatif de survie qui monopolisait autrefois toute son attention a pris une autre forme, recuperee dans le cadre du systeme en place: de nos jours, 1'homme se doit de gagner de l'argent (l'unite d'echange de base) s'il veut rencontrer ses besoins les plus eT6mentaires, s'il veut, au-dela du seuil minimum de satisfaction, ameliorer sa situation. Pour gagner cet argent, il est contraint de se mettre au service de ce meme systeme par lequel il devra passer pour ecouler les quelques dollars regus, c'est-a-dire en les reinjectant dans l'economie, pourvoyeuse en tout, de l'objet usuel a la plus insignifiante bagatelle. L'imperatif de survie se resume done a cet echange constant entre l'individu et le 9 systeme en place. L'importance du systeme, son emprise sur le devenir de l'individu n'en sont alors que plus apparents. Tout passe par le systeme; tout doit necessairement passer par lui, l'imperatif de survie s'appliquant au systeme lui-meme plutot qu'a l'individu, dont le bien-etre neanmoins depend de la bonne marche de l'ensemble. Pour l'individu aux desirs infinis, tout se joue maintenant a l'interieur de ce cadre social, theatre de sa disgrace, sa pauvrete, ou encore, (a condition qu'il parvienne a s'y tailler une niche) de sa r&issite, son enrichissement. La nouvelle force de l'homme contemporain, c'est son pouvoir d'achat, ce par quoi il se distingue de tous les autres consommateurs, ce, en vertu de quoi, il se trouve cat6gorise\ identifi6 a une classe donnee. Cette nouvelle force, c'est la production dans la consommation, puisque consommer c'est necessairement produire, c'est accepter, qu'on le veuille ou non, de contribuer au roulement d'une 6conomie qui demande la libre circulation de l'argent. L'acquisition d'objets ou l'utilisation de services, tributaires du pouvoir d'achat propre a chacun, repond a cette dynamique de l'echange dont les tenants, a jamais fix6s dans leur role respectif, en sont venus a d6pendre: individu et systeme, indissoci^s, indissociables, se suffisent dans leur relation reciproque. II en resulte la d£pendance que Ton sait et la deshumanisation amorcee sous le regne du systeme. En effet, une distance quasi infranchissable s'est creee entre les etres, encouragee par les habitudes de consommation, par le desir sans cesse fuyant (par nature, le desir ne trouve jamais a se satisfaire, a se contenter, il est instable) qui s'investit sur des 10 objets dont l'individu pourrait aisement se passer, pour la plupart sans doute. C'est la tragedie de notre epoque que cette surabondance qui nous rend aveugles a toute veritable humanite. L'ideologie instauree par le systeme en place ne tient plus compte des contenus humains, elle encourage le consommateur a se prevaloir de son pouvoir d'achat en lui affirmant, d'une facon cat6gorique, que son bien-etre passe maintenant par des objets. Quant aux valeurs non concretes qui risquent de lui echapper, comme l'amour ou l'amitie, le systeme les r^cupere en les soumettant aux mouvements de mode et en les associant a des habitudes de consommation dirigSes. On le constate done, les donnees ont considerablement chang6es. "Nous vivons le temps des objets, nous vivons a leur rythme et selon leur succession incessante"2, affirme Jean Baudrillard. Les roles se trouvent invers6s: ce sont les objets qui devraient vivre a notre rythme et non le contraire. L'homme est enchaine a ses d£sirs, et c'est en faisant bon usage de cette faiblesse que le Systeme parvient a le controler, sans trop de difficult^, par l'entremise des objets, de leur production massive et de leur abondance en termes de vari6t6. Nous nous permettons ici d'ouvrir une large parenthese afin de pr6ciser le sens de certains termes qui seront utilises abondamment dans ce travail (les concepts de "pouvoir", de "classes sociales", d' "ideologic dominante", et de "systeme") et de mettre en lumiere le role attribue a chacun. Nous nous appuyons ici sur la conception 2 Jean Baudrillard, La socigte" de consommation. (Paris: Editions Denoel, 1970), p.18 [N.B.: Nous d6signerons dSsormais ce livre par l'abbreviation SC] 11 althusserienne de l'Etat telle quelle se trouve presentee dans le schema suivant, inspire du texte original intitule Positions: Constitution de l'Etat selon Althusser: L'ETAT (Pouvoir d'Eta£ L'Appareil d'Etat) Appareils Ideologiques d'Etat (AIE) (DOMAINE PRIVE) L'appareil (repressif) d'Etat (DOMAINE PUBLIC) AIE religieux Police Armee Tribunaux Prisons AIE dcolai re AIE familial AIE juridique AIE politique L "Ad mi ni st rati on Le go uve r ne me nt Althusser explique: "(...) il faut distinguer le pouvoir d'Etat (et sa d6tention par...) d'une part, et l'Appareil d'Etat d'autre part."3 Le premier depend, en systeme democratique, du resultat d'un vote a l'echelle de la population; il est soumis, par la-meme, a la succession des partis ported au pouvoir. Le second, venant couronner le premier, constitue tout ce qui est relatif a l'exercice de ce pouvoir dument acquis. Nous croyons que les classes sociales, le rang qu'elles occupent, voir meme leur constitution, relevent, a la fois, de cette section de l'Etat "constitue" (le pouvoir d'Etat), tenant en main les renes du pouvoir, et a la fois de l'Appareil d'Etat, et cela dependamment des circonstances. Par exemple, la revolution de 1917 a permis au Louis Althusser, Positions. (Paris: Editions sociales), p.87 1 2 proletariat et a la paysannerie russe de s'emparer du pouvoir, sans que leur action n'ait passe par l'appareil d'Etat, controle alors par le tsar, opposant farouche a la revolution. Cette victoire du petit peuple (ayant a leur tete une elite intellectuelle importante) a eu pour consequence une redefinition entiere des groupes sociaux, leur fusion (theoriquement parlant) en une seule et meme classe, le proletariat. Hors, dans d'autres circonstances, on sait que le pouvoir, meme s'il est appele a changer, reste dans les mains de la classe dominante (l'armee dans certaines dictatures, la famille royale dans une monarchic, l'elite intellectuelle bourgeoise dans une democratic). Ce statisme, cette regeneration a l'interieur des cadres traces, apporte plus de stabilite a un ensemble qui, somme toute, reste bien fragile. Althusser le precise ici: Tobjectif de la lutte des classes concerne le pouvoir d'Etat, et, par voie de consequence l'utilisation par les classes (ou alliances de classes, ou de fractions de classe) detentrices du pouvoir d'Etat, de l'appareil d'Etat (AE) en fonction de leurs objectifs de classe." (PO, p.81) Ainsi, c'est a la seule condition d'un renversement de gouvernement qu'un nouvel ordre peut prendre controle de l'Appareil d'Etat (et meme le d6manteler s'il le desire), a l'interieur duquel, par l'entremise duquel, le pouvoir se manifeste de fagon concrete. Althusser dit encore plus loin: "(...) l'Appareil d'Etat comprend deux corps: le corps des institutions qui reprdsentent l'Appareil repressif d'Etat d'une part, et le corps des institutions qui representent le corps des Appareils id^ologiques d'Etat d'autre part." (PO, p.87) L'Appareil repressif d'Etat, comme l'indique notre sh6ma, 1 3 est constitue des grandes institutions de l'ordre social comme l'Armee, la Police, le Gouvernement, les Tribunaux etc., II est charge du maintien de l'ordre en place, que ce soit par force de loi ou par la force des armes. II fonctionne a la violence; son mode d'operation est done celui de la repression. Pourtant, malgre son importance, il n'en sera fait aucune mention dans les romans Studies dans le cadre de ce travail. L'emphase sera mise plutot sur les AIE, les Appareils id^ologiques d'Etat, parmi lesquels ont d6nombre l'AIE religieux, l'AIE scolaire, l'AIE familial, l'AIE juridique, et beaucoup d'autres encore (absents de notre shema). Les AIE fonctionnent massivement a l'ideologie et, secondairement, a la repression. Pour citer Althusser: "Si les AIE « fonctionnent » de facon massivement prevalente a l'id£ologie, ce qui unifie leur diversite, c'est ce fonctionnement meme, dans la mesure ou l'ideologie a laquelle ils fonctionnent est toujours en fait unifiee, malgre sa diversite et ses contradictions, sous l'ideologie dominante, qui est celle de la « classe dominante »." (PO, p.85) L'ideologie dominante, ici, est bien entendue l'ideologie de la consommation dont font la promotion, a travers leurs ideologies respectives, l'appareil religieux (par le respect des enseignements de Dieu qui exigent du sujet une obeissance aveugle, une foi inebranlable), l'appareil scolaire (par la soumission a un endoctrinement lent mais efficace, pratique sur le jeune sujet, cinq jours par semaine, a raison de huit heures par jours) et l'appareil familial (aux roles bien precis qu'il n'est pas permis au sujet de deborder), pour ne nommer que ceux-la. On comprend pourquoi aucune classe ne saurait "detenir le pouvoir d'Etat sans exercer en 1 4 meme temps son hegemonie sur et dans les Appareils ideologiques d'Etat." (PO, p.86). L'ideologie en place, instrument du pouvoir, doit prendre racine dans l'esprit des hommes si elle veut rester dominante, eviter d'etre mise a l'ecart. Les AIE s'averent done essentiels a la bonne marche du systeme. Par la-meme, ils sont le theatre d'affrontement parfois orageux entre les partisans de l'ordre ancien, ayant perdu le pouvoir, et ceux de l'ordre nouvellement install^ tout en haut de l'6chelle. C'est la, en fin de compte, que se jouent les grands enjeux politiques. C'est la ou prennent place les luttes v6ritables. Qu'en est-il maintenant du systeme? Si Althusser ne dit rien de trop precis a ce sujet nous nous permettons d'aborder le terme en fonction de sa conception de l'Etat. Le dictionnaire de notre temps en dit ceci: le systeme serait un "ensemble organise de regies, de moyens tendant a une meme fin." 4 Cette fin, il importe de le preciser, c'est la reproduction des rapports de production: "Le role de l'appareil repressif d'Etat consiste essentiellement, en tant qu'appareil repressif a assurer par la force (physique ou non) les conditions politiques de la reproduction des rapports de production qui sont en dernier ressort des rapports a" exploitation . Non seulement l'appareil d'Etat contribue pour une tres grande part a se reproduire lui-meme (il existe dans l'Etat capitaliste des dynasties d'hommes politiques, des dynasties militaires, etc.), mais aussi, et surtout, l'appareil d'Etat assure par la repression (...), les conditions politiques de l'exercice des Appareils Ideologiques d'Etat." (PO, p.90) 4 L e Dictionnaire de notre temps. 1988 ed., s.v. "Systeme." 15 Ainsi, les elements au pouvoir parviennent a assurer leur continuite, a garder l'emprise de leur caste (la classe dominante) sur l'ensemble de la societe, en usant parfois de force mais surtout, d'un discours ideologique efficace. De meme, est entretenu le renouvellement constant des classes, assujetties a l'id6ologie dominante, necessaire au maintien de l'ordre en place. Le systeme, cet "ensemble organise de regies, de moyens", fait penser aux appareils id6ologiques d'Etat avec ses regies multiples, ses lois incontournables; il fait penser egalement a l'appareil "repressif" d'Etat, dont les "moyens" pris pour assurer le controle sur la masse sont tout aussi efficaces que varies. Nous sommes done porte a conclure que "systeme" et "appareil d'Etat" sont une seule et meme realite, le meme agent d'une repression aux multiples visages, prenant corps dans la violence la plus deliberee, ou encore dans l'endoctrinement progressif de l'id£ologie de la consommation. A ce titre, on dit encore du systeme qu'il se d6finit comme une "organisation sociale, dans la mesure ou elle est consideree comme alienante pour l'individu."5 Ainsi se trouve introduit le theme de l'alidnation de l'individu, qui sera l'une des grandes preoccupations de cette etude. Pour revenir a notre propos initial, observons maintenant comment les objets, qui sont la manifestation concrete de l'appareil ideologique en place, en viennent a s'interposer entre les individus, qu'ils soient mari et femme, membres d'une meme famille, ou bien Le Dictionnaire de notre temps. 1988 ed., s.v. "Systeme." 1 6 encore, parfaits etrangers. Penchons-nous sur les deux textes de Rochefort. Les petits enfants du siecle6. d'abord, a pour cadre le milieu ouvrier du Paris des Cites, ces vastes regroupements de H L M , veritables ruches humaines ou s'entassent, etage sur etage, d'incalculables families, participant au boum demographique de l'apres-guerre. C'est dans cet univers pourtant sterile que grandit Josyane Rouvier, onze ans, l'ainee d'une multitude d'enfants. Tres jeune, on lui donne la charge de ses jeunes freres et soeurs. La monotonie de son existence est rompue quand elle tombe amoureuse de Guido, un gentil macon italien, seulement pour decouvrir, une fois revenue de vacances, qu'il est disparu sans laisser de trace. Par la suite et pour une grande partie du recit, elle s'emploie a retrouver Guido, recherchant dans les autres l'amour et l'affection qu'elle a connus a ses cot6s. La famille Lefranc, d'adh£sion communiste, propose une alternative a l'avenir auquelle elle se sait condamnee. Mais Josyane, a l'age de dix-sept ans, enceinte et croyant toujours au miracle de l'amour, epousera Philippe. Quoique le recit se conclut en apparence par une fin heureuse, on pourrait le croire, ce bonheur nouveau est illusoire. II mene au meme cycle de pauvrete, au meme silence, a la meme froideur, caract£ristiques des rapports entre les membres de la famille Rouvier. 6 Christiane Rochefort, Les petits enfants du sifecle. (Paris, Bernard Grasset, 1961). [N.B.: Nous d^signerons d6sormais ce livre par l'abbreviation PE] 1 7 Dans ce livre, la narratrice, Josyane, associe sa naissance, comme toutes celles qui resultent de la politique nataliste en vigueur dans l'ensemble des Cites, a l'existence des Allocations. La raison de sa venue au monde n'a rien a voir avec les sentiments humains, a l'amour reciproque eprouve" par les parents qui, justement, semble s'etre disperses dans le beton des hautes structures immobilieres. Elle est plutot d'ordre economique: "Je suis n6e des Allocations (...)." (PE, p.7) Et a valeur de recompense versee aux parents pour fins de services rendus. C'est de l'argent qui sera depense dans le but d'ameliorer le sort de la mere et du pere, et non pas celui de la famille (si ce n'est par voie indirecte). Ceci se traduira, chez le pere, par l'achat d'une voiture, et chez la mere, par l'acquisition de plusieurs appareils menagers. Des vies humaines constituent done la monnaie de ces achats: "Human life has value in so much as it purchases material goods." (SC, p.33) Cette vaste "production" d'enfants, qui, dans d'autres circonstances, aurait et£ impossible, a done perdu son sens premier, son contenu humain. Josyane et les autres enfants existent, avant tout, parce que le systeme l'a bien voulu, un peu comme des machines, des robots, dont on aurait fait la commande pour combler un manque precis, celui du nombre de naissances qui doit obeir aux mouvements de la croissance Economique. On sait que le systeme, pour que le volume des transactions augmente, pour que l'6conomie ameliore sa performance, requiert plus de consommateurs avides de biens, plus d'individus soucieux d'ameliorer leur sort. En fait, ces allocations versSes ont le double avantage d'accroitre substantiellement la population en plus de donner a la classe ouvriere, qui se situe tout 1 8 juste au-dessus du seuil de la pauvrete, un pouvoir d'achat qu'elle n'aurait pu avoir autrement. C'est en lui donnant le moyen de d6penser, en lui facilitant l'acces au credit, que le systeme pourra le mieux exercer son controle sur cette masse ouvriere, la moins favoris6e, et par le fait meme, la plus susceptible de menacer l'ordre etabli. En fin de compte, et pour cause des visees expansionnistes du systeme, il en resulte que le geste consistant a donner la vie perd de sa beaute, de sa noblesse. L'acte de procr6er prend alors une signification plus terre-a-terre qui n'a rien a voir avec l'homme et sa descendance. Par exemple, la naissance dans Les petits enfants se doit de respecter les delais des Allocations. Elle est soumise, dans la mesure du possible, au calendrier, a la succession forc6e des jours: "II s'en fallait de quinze bons jours, dit l'infirmiere; qu'elle resserre sa gaine. Mais est-ce qu'on ne pourrait pas declarer tout de meme la naissance maintenant? demanda le pere. (...) Zut dit le pere c'est pas de veine, a quinze jours on loupe la prime. II regarda le ventre de sa femme avec rancoeur. On n'y pouvait rien." (PE, p.7-8) Ce marchandage de la vie, la vie monnayable, que Josyane n'aura de cesse de denoncer, sachant tres bien que le systeme l'y condamne inexorablement de par sa condition meme de femme, elle devra se r6signer, elle aussi, comme toutes les autres femmes qui l'entourent, a le pratiquer a son tour. Sa rencontre avec Philippe ne fait que confirmer la nature de cette fatalit6 qui lui fera suivre les traces de sa mere, refaisant les memes gestes qu'elle, pronongant les memes paroles, recommensant le cycle qui couvrira son visage des memes rides, des memes cheveux blancs. A ce titre, la photographie des 1 9 parents sur le scooter (Josyane, au meme age, partage leur passion pour le scooter), prise avant leur mariage, est a mettre en rapport avec la fin du roman (conformement a la figure de la mise en abime), alors que Josyane et Philippe, au comble de leur jeune bonheur, semblent vouloir s'acheminer vers un avenir tout plein de promesses. Sur cette vieille photo, une jeune femme et un jeune homme sont represented, assis sur un scooter. La femme porte une large jupe. Ses cheveux sont longs (symbole de la f6minite epanouie). Le couple rit, visiblement heureux: les parents de Celine, avant que la vie ne les ait broyes. A leur exemple, Josyane et Philippe sont entr6s dans l'engrenage infernal du systeme. C'est Josyane, se sachant enceinte, qui declare ironiquement: "En tous cas pour la prime on serait dans les delais." (PE, p.206) Les objets vont rapidement s'immiscer dans leur existence: la voiture deja acquise par Philippe, les meubles et tous les autres objets n€cessaires a leur petit confort, qu'ils pourront se procurer avec un pret, ou bien par voie de credit. Et tres vite, les enfants succedant aux enfants, chaque naissance sera le pretexte de nouveaux achats. Dans un tel climat, on peut comprendre que la vie soit devenue une valeur d^ficitaire en comparaison des quelques biens de consommation qui la justifient: "Patrick n'avait pas trois ans quand il mit un chaton dans la machine a laver; cette fois la tout de meme papa lui en fila une bonne: la machine a laver n'6tait meme pas fini de payer." (PE, p.10) 20 Les stances a Sophie7, d'autre part, aborde le probleme sous un angle different. Le d6cor a change, le milieu n'est plus le meme, ni meme les roles attribuSs a chacun. Celine Rodes, une jeune bohemienne (de moeurs) de vingt-sept ans, tombe amoureuse de Philippe Aignan, un ambitieux technocrats de bonne famille, l'epouse, et devient, subsequemment, Madame Philippe Aignan, ce type de femme auquel tout bourgeois est en droit de s'attendre. Elle joue ce role pendant quatre ans, s'y d^robant uniquement pendant la courte periode ou vont durer ses relations avec Julia Bigeon. A la toute fin du recit, Celine va se debarrasser des masques et des robes de Madame Philippe Aignan et devenir une Celine Rodes plus conscientisee face a ce qui l'entoure. Ayant survecu aux contraintes de la mentalite bourgeoise, aux obligations d'un mariage bourgeois, elle est revenue au point de d6part (a l'avant-Philippe), a une maniere de vivre moins rigide. Celine aura acquis une experience qu'elle n'avait pas en debut de r6cit. Ce livre constitue un exemple plus frappant encore de ce que nous d€signons comme « la mediation par les objets », une mediation qui ne serait envisageable sans le support ideologique de la societe de consommation. Celine, avant qu'elle n'epouse Philippe, n'a rien d'une materialiste: "(...) si je vis comme 5a, c'est parce que je veux bien. C'est ma maniere. Le gite, le couvert, le lainage. Point. De la sorte j'ai pas besoin de me faire chier enorm6ment. C'est ma maniere. Je ne me plains pas." (SS, p. 13) Elle se suffit 7 Christiane Rochefort, Les stances a Sophie. (Paris, Bernard Grasset, 1963). [N.B.: Nous ddsignerons d6sormais ce livre par l'abbrdviation SS] 2 1 de l'essentiel. Point de faux-semblant, point de superflu. Elle gouverne les objets. Ce ne sont pas les objets, ce n'est pas le desir pour les objets qui la gouvernent. Elle le dit ouvertement, elle n'est douee que pour une chose: la vie, une activite que le Tout social ne reconnait pas. En mariant Philippe, son contraire vis-a-vis du systeme, Celine va faire l'experience des objets. Elle n'aura plus l'opportunite de se soustraire a leur influence deshumanisante. En effet, Philippe, comme tout bon bourgeois, attache une tres grande importance aux objets. Des les premiers temps de leur relation, c'est lui qui les introduit dans le couple, et cela, au nom de l'amour: c'est d'abord la couverture qu'il achete a Celine, dans laquelle " i l se sentit aussitdt plus a l'aise" (SS, p. 12), c'est ensuite la robe de mariee (de couleur noire, couleur de deuil, symbolisant la resistance de Celine a assumer le role d'epouse soumise qui lui a et6 assigne par le Tout social en 6pousant Philippe), les papiers a signer, separant ses Biens des Non-Biens de Celine, le souper de mariage (marque sous le signe du gaspillage, un privilege de caste), le voyage de noces (consommable, au meme titre qu'un objet, nous le verrons plus loin), la batterie de cuisine, les rideaux, l'etole de vison (que toute bourgeoise respectable se doit de possSder), la voiture sport, les robes, etc... La liste est longue, et elle le serait d'avantage si Celine n'avait decide, a la toute fin du roman, de s'arracher a cet esclavage. II faut comprendre, en examinant cette liste, que la gamme des objets "consommables" depasse le concept de materialite tel que nous le connaissons: "Valorisation des objets en tant que tels, et de tout le reste en tant qu'objets (idees, loisirs, savoir, culture): cette logique f^tichiste est proprement l'ideologie de la consommation." (SC, p.77) 22 Cette citation de Jean Baudrillard pourrait inclure dans la categorie extensive des objets, les traditions, les soins medicaux et les voyages, pour ne nommer que ces trois la: les traditions parce qu'elles servent le systeme (qui les recuperent a son plus grand profit) en lui permettant d'assurer un meilleur controle sur les masses; les soins medicaux, parce que les bourgeois en font un usage abusif qui n'est pas etranger a une preoccupation d'ordre statutaire8 n'ayant rien a voir avec des besoins reels9; le voyage de noces (ou bien le voyage tout court, quelqu'en soit sa raison), parce qu'il est consomme par Philippe avant meme d'avoir d£bute\ celui-ci en ayant trace l'itineraire jusque dans les moindres details: "Philippe sait exactement tous les endroits ou nous allons passer et ce qu'on va y voir, ce serait mfime plus la peine d'y aller." (SS, p.39) Une meme conception des vacances "sur-planifiees" transpire du precedent roman, Les petits enfants. quand Rochefort reunie, dans une meme auberge (une parmi toutes celles ou vient deferler, pour un prix modique, la vague d'estivants venue de Paris et de sa banlieue), plusieurs families de la classe ouvriere, en moyens de s'offrir quelques jours de repos. En somme, ce sont les memes ouvriers qui se retrouvent, solidaires dans leurs gouts, dans leurs habitudes, les memes femmes, causant ventre, causant maladie. La seule chose qui ait vraiment change, c'est le decor, et meme sur ce point, on s'entend: il ne varie guere d'un et6 a 8 "La same" est moins aujourd'hui un imp^ratif biologique H6 a la survie qu'un imp6ratif social lie" au statut. C'est moins une «valeur» fondamentale qu'un faire-valoir, (...)." (SC, p.218) 9 "II parait que maintenant j'ai un foie. Comme Philippe. C'est le medecin qui l'a d6couvert. Philippe a triomphS: i l en 6tait sur, malgre' mes denotations. Avec la vie que j'ai men6e dans ma jeunesse. Maintenant j'ai une vie normale. On me soigne pour cela." (SS, p.108) 23 l'autre, d'une auberge a l'autre. Les vacances, on le constate, sont done l'occasion, pour l'ouvrier, de se replonger dans l'ambiance du lieu connu, la ou l'imprevu ne risque pas de le troubler: " L e s anciens , qu i 6taient arr ives avant nous, nous indiquaient ou i l fa l la i t a l ler , comment v is i ter la region. O n faisait des promenades; on allait par le bois et on revenait par les champs; on rencontrait les autres qui 6taient all£s par les champs et revenaient par le bo is . " ( P E , p.79) Les quelques randonnees risquees par les vacanciers empruntent le meme circuit touristique que tant d'autres auparavant ont parcouru. C'est le regne de la conformite. II n'y a aucune place pour l'originalite, la fantaisie individuelle. Dans de telles circonstances, on peut comprendre jusqu'ou s'etend l'emprise du Systeme: la liberte, si chere a l'individu, reste sous controle exterieur. Elle ne lui appartient plus. Les temps ont bien change. Les hommes d'autrefois (les primitifs, encore libres de toute contrainte ideologique majeure) vivaient dans la verite. Leurs rapports etaient francs, limpides, echappant a la mediation d'une ideologie qui vienne les deformer, leur donner l'apparence du consomme^ "Ce qui fonde la confiance des primitifs, et qui fait qu'ils vivent l'abondance dans la faim meme, c'est finalement la transparence et la reciprocity des rapports sociaux." (SC, p.91) A l'inverse, les rapports entre les etres, dans ce milieu bourgeois qui est celui de Philippe, sont subordonn6s a une id6ologie qui privilegie les modes (passageres), les pratiques de consommation orientees par la caste sociale, au detriment de la libert6 individuelle qui se trouve 6crasee, aneantie presque devant l'evidence de toute cette consommation exacerbee. Tout est faux, artifices, et cette impression 24 de confort, cette ambiance benefique, l'homme doit la payer a vii prix. II n'y a plus de liberte veritable. Plus de rapports reciproques entre les individus qui ne soient filtres d'abord par l'appareil ideologique d'Etat. A cet effet, le milieu ouvrier de Josyane vehicule les memes cliches, il utilise le meme langage, celui de la consommation, celui d'une civilisation entiere a l'ecoute de ses messages, imbue d'elle-meme, s'observant sans cesse, comme dans un miroir. L'homme contemporain ne saurait vivre sans les objets qui le cernent de tous cot6s. lis sont tout pour lui, au point ou une dependance s'est cre6e chez lui, le rendant aveugle a tout ce qui l'entoure. L'homme primitif (comme on le retrouve encore, par exemple, dans certaines coins de l'Australie et de l'Amazonie), au contraire, plus conscient de la vraie valeur des choses, de leur immanence, communique vraiment, par la parole et par (la communion de) l'esprit, avec les etres de chair et de sang qui croisent sa route. Ainsi, la Nature s'oppose a la societe; ainsi l'etre primitif, par la transparence de ses rapports avec autrui, s'oppose aux objets consommes qui ne donnent qu'une satisfaction 6ph6mere, se succedant les uns a la suite des autres sous le mode sp£cifique du gaspillage sans pour autant combler le desir. Voila deux etapes de l'histoire humaine qu'il nous importe d'examiner avec soin, puisque c'est par l'etude des tensions qui existent entre transcendance et consommation, production et gratification, que nous serons le plus en mesure de comprendre la nature de Involution du comportement humain vis-a-vis son espece, 25 et vis-a-vis son environnement, constitue" pour la plus grande part d'objets, une fois rejete tout contact privilegie avec la Nature (l'environnement d'origine de toutes les especes animales, incluant rHomme). B- CONSOMMATION ET TRANSCENDANCE La relation des hommes aux choses a considerablement evolue depuis les debuts de l'essor industriel. Le montage a la chaine (invente par Henri Ford, constructeur d'automobiles), la generosite d6guisee d'un systeme assoiff6 d'expansion, la grande accessibility des marches de consommation, la libre concurrence, ont transform^ dramatiquement ce rapport intimiste, le faisant basculer dans la sphere de la combinaison et du calcul. En effet, l'objet n'existe plus pour lui-meme, il n'est plus seul. II est cree en fonction d'une quantite d'autres objets qui peuvent le remplacer, le rendant ainsi escamotable, substituable, dans un rapport de signes qui le depasse. Dans ce nouveau contexte socio-economique, il existe en fonction d'un systeme, sous un regime de concurrence, et se voit evalue, par le fait meme, en fonction des caprices de l'offre et de la demande. Sa fabrication (un terme tombe en desuetude), ou plutot sa production, (puisqu'on ne le fabrique plus, qu'on le produit massivement en fonction d'une consommation a vaste echelle), n'a plus rien d'humaine. Elle est d'ordre mecanique et meme 61ectronique, ce qui a pour consequence de le dissocier de son createur, l'Homme, avec lequel il n'entretient plus de rapport si ce n'est par le desir de 26 possession qu'il suscite, comme marchandise, comme moyen de combler un manque, comme embleme du statut particulier de l'individu. Baudrillard le mentionne: "Dans le mode specifique de la consommation, il n'y a plus de transcendance, meme pas celle fdtichiste de la marchandise, il n'y a plus qu'immanence a l'ordre des signes." (SC, p.309) L'objet a perdu sa dimension veritable, il subsiste comme signe parmi une infinite d'autres signes, et n'a de valeur qu'en fonction d'un ensemble en perpetuel mouvement, fluctuant selon les demandes du marche. Terminee done l'epoque glorieuse ou l'ebeniste fabriquait de ses mains propres chaises, tables ou buffets. On d£signe maintenant ce proc£de "primitif" de production, lent et non viable economiquement, sous le terme d'artisanat. Un proc6de" qui a l'avantage cependant de procurer a l'individu une satisfaction certaine pour le travail accompli, lui permettant ainsi de garder un contact etroit avec l'objet cree, le fruit de son travail, meme s'il vient a s'en separer par la suite en l'introduisant dans le circuit de consommation. On ne peut en dire autant de l'ouvrier riv6 a sa machine, manipulant boutons et leviers tout en observant la matiere premiere subir les transformations qui en feront un produit fini, consommable. Maintenant, on produit les chaises (pour citer cet exemple parmi tant d'autres) industriellement, en quantite astronomique, et le peu d'originalite investi dans cette entreprise se borne aux quelques styles sortis des ateliers de dessin. Plus rien n'est laisse au hasard. Meme la petite touche de creativity est planifiee a partir d'6tudes qui analysent avec exactitude les besoins du consommateur. 27 Dans un meme ordre d'idees, a l'exemple des objets produits par le soci6t6 de consommation (et non plus par les individus eux-memes), on peut dire que l'argent meme est deshumanisant, si on le compare au troc qui favorisait des contacts plus etroits entre les individus. "La consommation se caract£rise, comme le dit Marcuse, par la fin de la transcendance. Dans le proces generalise de la consommation, il n'y a plus d'ame, d'ombre, de double, d'image au sens speculaire. II n'y a plus de contradiction de l'etre, ni de probl6matique de l'etre et de l'apparence. II n'y a plus qu'emission et receptions de signes, et l'etre individuel s'abolit dans cette combinatoire et ce calcul de signes. (...) Plus de transcendance, plus de finalite, plus d'objectif: ce qui caracterise cette societe, c'est l'absence de reflexion, de perspective sur elle-meme. II n'y a done plus non plus d'instance maleTique comme celle du Diable, avec qui s'engager par un pacte faustien pour acquerir la richesse et la gloire, puisque ceci vous est donne par une ambiance benefique et maternelle, la societe d'abondance elle-meme." (SC, p.308-309) L'image speculaire, dans ce contexte-ci, represente symboliquement le sens de nos actes: "Ceux-ci composent autour de nous un monde a notre image. La transparence de notre rapport au monde s'exprime assez bien par le rapport inalter6 de l'individu a son reflet dans une glace: la fid61it6 de ce reflet t€moigne en quelque sorte d'une reciprocity reelle entre le monde et nous. Symboliquement done, si cette image vient a nous manquer, c'est le signe que le monde se fait plus opaque, que nos actes nous echappent - nous sommes alors sans perspective sur nous-memes. Sans cette caution, il n'y a plus d'identite possible: je deviens a moi-meme un autre, je suis aliene." (SC, p.303) 28 Jean Baudrillard cerne bien ici l'essence de l'alienation sociale. II dit encore: "(...) cette image n'est pas perdue ou abolie par hasard - elle est vendue. Elle tombe dans la sphere de la marchandise, pourrait-on dire, et tel est bien le sens de l'alienation concrete." (SC, p.303) Plus qu'une simple transformation des rapports de l'individu aux objets qui l'entourent, c'est la relation au monde, la relation a soi-meme, en tant qu'image reflechie, qui se trouve distordue par les nouvelles r6alites du Systeme. "La part de nous qui nous echappe, nous ne lui echappons pas. L'objet (l'ame, l'ombre, le produit de notre travail devenu objet) se venge. Tout ce dont nous sommes depossedes reste lie a nous, mais n6gativement, c'est a dire qu'il nous hante. Cette part de nous, vendue et oubliee, c'est encore nous, ou plutot e'en est la caricature, le fantome, le spectre, qui nous suit, nous prolonge, et se venge." (SC, p.305) Comparons maintenant ces quelques observations a la situation textuelle. On s'apercevra alors que CeTine, d'abord heureuse dans sa peau, avant son mariage, expenmentera l'alienation telle qu'elle est decrite ci-haut: "Je me suis regarded dans la glace. Je me suis reconnue immddiatement. C'est moi, celle-la. Moi! Moi! Ou j'6tais done passed? Ou j'€tais disparue? Qui c'est cette autre qui erre dans les corridors de l'appartement la-bas rue de la Pompe? C'est Madame Philippe Aignan." (SS, p. 113) Alienation de l'individu englouti par le systeme. Ali6nation de la femme confinee a un role de second plan dans le couple et soumise au verbe masculin. II se produit alors un bris, la formation d'une identite seconde. Ailsa Steckel10 parle de schizophrenic un mecanisme de *0 Ailsa Steckel, "Narration and metaphor as ideology in the novels of Christiane Rochefort" (Ph. D. diss., University of Wisconsin, 1975) 29 defense qui permet un compromis entre les pressions de l'ordre dominant et les aspirations individuelles, aspirations de liberte et d'autonomie, incompatibles en soi. Celine qui s'observe dans un miroir prend soudainement conscience de la division de son moi, scinde en deux entites: Celine Rodes et Madame Philippe Aignan. Depuis peu, et a la suite d'une lutte longue et ardue contre l'ordre dominant, incarne par Philippe, celle-ci n'a plus la force de register. Elle se soumet aux volont£s de son mari et devient, pour un temps, une epouse exemplaire en tous points. Celine va jouer le jeu de la societ6, y engloutir son identity, sa liberte d'individu. Pour un temps seulement. Son reveil, sous le signe de la sexuality (nous y reviendrons plus loin), la ryconciliera avec son image dans la glace: "(•••)» je me permets de me faire des petits signes d'amitid quand je me rencontre dans les glaces des corridors. Qui c'est ce diablotin blond la-bas qui se marre? C'est moi, Celine Rodes. Et ou est Madame Philippe Aignan?" (SS, p. 126) De nouveau, il y aura ryciprocite entre l'etre et son reflet. L'identity sera presence, intacte, et meme renforcit par l'epreuve. Tout comme le reflet spyculaire, le rapport de l'artiste a sa creation se trouve me, lui-aussi, dans le meme recit. Apres la mort de Julia Bigeon, sa compagne dans l'oppression, cette soeur de combat avec qui elle partage le meme mypris du systeme, Cyiine essaie de recreer, en peinture, le visage de la disparue. Philippe, qui se moque de ses efforts, va produire le resultat devant un grand collectionneur, connaisseur d'art. C'est l'humiliation pour Celine qui n'avait pas demandy a ce que ses peintures soient montrees en public: "Moi je le sais que ca ne vaut rien ce que je fais! Pas besoin qu'on me le fasse certifier 30 par un expert!" (SS, p. 159) L'oeuvre n'est plus consideree par rapport a ce qu'elle exprime ou a ce qu'elle transcende. C'est sa valeur marchande, sa valeur d'objet qui prime. La peinture de Celine, depuis son propos (recreer le visage de Julia, la ramener a la vie par l'entremise de l'art) jusqu'a son elaboration, n'a jamais et6 destin6e ou meme pensee en fonction d'une eventuelle consommation, d'une exposition a un public soi-disant connaisseur. Le rapport de creation a l'oeuvre, comme le rapport de production, se trouve done ni6 par la mise en circuit de l'objet dans un reseau qui est celui de la consommation. Philippe, comme tous les bourgeois, fait un mauvais usage des choses. II les utilise comme le systeme l'entend, en tant que marchandises (sans qu'il les transcende, sans qu'il les depasse), sans plus. D'ou l'instabilite de son ddsir a jamais insatisfait dans la satisfaction 6ph6mere de l'objet re$u. II ne peut comprendre quelle est la valeur veritable des peintures de sa femme, ne voyant en elles que de simples objets, impossibles a monnayer, ne percevant rien du contenu emotif, humain, qu'elles expriment, a un niveau plus eleve de signification - le processus de production se trouve ainsi nie, recuper6 dans le circuit de consommation. Celine, elle, a bien compris pourtant qu'il y a delegation de la jouissance dans la possession: "L'accaparement d'objets est sans objet." (SC, p. 109) L'insatisfaction de l'homme en fait un grand gaspilleur, un grand consommateur, et c'est encore une fois le Systeme, construit sur cette base, sur ces abus quotidiennement perpetres, qui en profite. 3 1 La transcendance, dans Les petits enfants. est presentee en rapport avec la topique de Tame. Josyane apprend, lors d'un cours de catechisme, que tous les hommes ont une ame: "(...) Mademoiselle Garret nous dit: - L'homme est compose" d'un corps et d'une ame." (PE, p.22) Mais qu'est-ce que cela signifie? Josyane ne comprend pas et questionne. Sacrilege! II ne faut pas! On lui demande de croire sans reflechir. Heureux ceux qui auront era sans avoir compris. II n'est pas permis d'approfondir la question, alors comment peut-il y avoir reciprocity? Ce type d'education n'est ni plus ni moins qu'une forme de conditionnement habilement orchestre\ II faut se taire et memoriser, sans plus. Les interactions entre individus d'une meme famille, ou d'une meme classe sociale n'ont guere plus de substance, de profondeur. Si on reconnait que le langage est lui aussi objet consommable, en vertu de l'id6ologie de la consommation, puisqu'il est constitue d'une mosaique de lieux communs et de cliches, constamment rabaches d'une conversation a l'autre, on se situe a un meme niveau, confronte au meme reflet, informe, sans definition. Des lors, des l'instant ou le probleme de l'ame est pose (quelle est sa definition?), Josyane, incapable de trouver une solution, attend qu'il se regie de lui-meme. C'est alors que Guido apparait dans sa vie. "II s'appelait Guido. II vivait. II me parlait comme a une personne, il me racontait sa vie, il n'&ait pas dans son pays ici, (...)." (PE, p.49) Cet Italien de passage, magon de son metier, travaille a la construction des nouveaux bailments de la Cite. II fait partie de ce large contingent d'ouvriers etrangers qui viennent gagner leur vie en France, a defaut d'y reussir dans leur pays d'origine. Guido est la seule personne a s'etre adressee veritablement a Josyane, sans avoir eu recours aux mots surfaits, aux mots de tous les jours. Son langage, ses mains, ses manieres, sont ceux de l'amour, de sentiments humains authentiques qui s'exteriorisent: "- (...) Et moi, est-ce que j'ai une ame? (...) Je lui dis que je croyais que oui. - A quoi tu le vois? - Je ne sais pas. Comme ?a. D'abord, tu paries." (PE, p.51) Guido est humain. II parle. II a une "ame" que le Systeme n'a pas encore touchee. L'ame, pour Josyane, n'a done rien de metaphysique: possede une ame celui ou celle qui communique vraiment, qui aime vraiment, sans etre influence" par l'ideologie dominante. Nous avons l'intention d'elaborer plus longuement sur ce sujet dans une partie subsequent^ ou il sera question de la femme dans sa relation au verbe, de meme que de son role dans l'unite familiale constitute. La difference entre l'homme et la femme, se situera surtout, nous le verrons, dans ce cadre de la famille, contraignant, restrictif (comme pour l'ensemble de la societe), au niveau du seul acte qui soit le propre de chacun, e'est-a-dire le "dire" chez l'homme et le "faire" chez la femme. Deux actes qui sont sujets aux habituelles regies, conventions, impos6es par l'appareil d'Etat et son ideologic 33 C- L E SYSTEME: IMPERATIFS DE SURVIE ET NUISANCES Le systeme ne s'articule pas en termes humains. II repond a une logique interne qui est celle de sa survie. Jean Baudrillard precise: "Le systeme ne connait que les conditions de sa survie, il ignore les contenus sociaux et individuels." (SC, p.72) L'homme, aussi important est-il, aussi haut en arrive-t-il a s'elever dans l'6chelle sociale, ne compte plus a titre individuel; c'est comme fraction d'un tout, comme part infime d'un ensemble qui reste homogene dans ses besoins, dans ses d6sirs, qu'il est percu par le Systeme et cat6gorise de maniere a ce que soit facilite sa manipulation. A ce titre, il est un peu comme les objets qu'il consomme: remplagable, substituable, sur un pied d'6galite avec les autres individus, partageant avec eux la meme dependance envers un monde qui le sollicite constamment en sa qualite de consommateur. Pour assurer sa survie, le Systeme sait jouer sur cette note de confirmite (on sait que sa stabilite depend des fluctuations de l'6conomie en relation aux habitudes de consommation des individus). C'est en dirigeant la consommation vers des interets precis, localisables, que celui-ci peut se maintenir a flot et ameliorer sa performance. Voila ou la mode entre en jeu. Par son action, elle suscite de nouveaux d6sirs de maniere a stimuler la consommation a un point tel ou ce ne sont plus les consommateurs qui choisissent les objets, mais bel et bien l'inverse. C'est la mode qui les leur impose. Pensons seulement aux rideaux que doit acheter Celine: "«Mais Madame, c'est ce qui se fait» . C'est ce que les fabricants font, ga oui, je le vois bien, mais ce que le client veut, on s'en 34 occupe, ou non? Nous en vendons beaucoup Madame. Mais nom de Dieu qu'est-ce que vous voulez que les gens achetent, sinon ce qu'il y a! ils ne peuvent pas acheter ce qu'il n'y a pas! c'est invraisemblable. Insupportable. C'est de la dictature." (SS, p. 56) Ainsi, le systeme repond aux besoins du systeme. C61ine en est vite arrivee a cette conclusion: "... ce n'est pas l'offre qui rdpond a la demande mais la demande qui doit ob6ir a l'offre." (SS, p. 57) L'individu, qui voit son libre-choix limiti aux quelques modeles sanctionnes par le systeme, n'a plus l'occasion de s'exprimer comme entitt unique, a part entiere, indtpendante de la masse des consommateurs. II est tenu de se conformer aux sacro-saints edits de la mode, sinon il se marginalise, et l'expression de sa liberte individuelle prend alors un caractere de revolte, fortement pejoratif. Par consequent, l'individu consentant (en regard des pressions exercees par le Tout social, il est plus facile de se soumettre) nie toute pretention a une identity qui lui serait propre, et par la meme, il perd contact avec les choses qui ne sont plus pour lui que des signes parmi tant d'autres, respectant cependant un certain ordre combinatoire qui est celui de la mode. Alors, le verbe predomine sur l'essence, il la fait oublier: "Les gens sont abuses. Ils ne savent plus ce que c'est qu'une chose, ils savent seulement ce que c'est qu'un nom." (SS, p. 56) Celine, pourtant, refuse la confirmiti. Elle tente d'imposer son libre-arbitre sans toutefois y reussir. On la nie. On l'isole de maniere a lui faire sentir le poids de sa desobeissance. Celle-ci n'en poursuit pas moins sa denonciation du systeme. Elle n'a que sa parole (que personne ne veut ecouter) pour se defendre, son experience. Les actes (de revolte) lui sont refuses: "Je voudrais du voile de coton, mais sans plumetis. Cela ne se fait pas Madame. Pourquoi. Parce que c'est comme 9a que ga se fait Madame. Et qa se fait comme 9a pourquoi? Elle s'6nerve. On ne 35 nous le demande pas Madame. Mais moi, je ne suis pas en train de vous le demander? Non ce n'est pas ca: on ne le demande pas, alors moi qui le demande je n'existe pas. On me nie. On n'a qu'a attendre que je m'en ail le. M6canique subtile b produire des moutons." (SS, p. 57) Comme la mode constitue un stimulant efficace pour l'economie, generant une consommation abusive, ou surconsommation, il parait evident qu'elle est, par voie de consequence, la cause premiere du gaspillage. Les depotoirs sont pleins de ces objets qui sont tomb6s en etat de disgrace a la suite d'une reorientation des besoins. Pour cette raison, il n'est pas faux d'affirmer que la mode est un remede efficace contre la durability du bien consommable, puisqu'elle en raccourcit dramatiquement la longevite en le soumettant a l'arbitraire de l'industrie, represents par les magazines, les designers, et autres "sommites" qui en dictent periodiquement les tendances. L'argent se doit de circuler. L'equilibre de l'6conomie, et par la meme, celui du Systeme, en dependent: " l i s ont decide1 que cette annge j 'aurai des casseroles tango, p&role ou tourterelle; tout comme les autres dames. II n'y a pas de raison. Parce qu'enfin si on laissait les gens tranquilles ces andouilles acheteraient des casseroles une fois pour toutes et ou on irait: i l faut bien se d6fendre contre ces indolents cretins qui si on ne les secouait pas vivraient encore dans les arbres, cueillant des fruits. II faut leur trouver sans arret des trues nouveaux pour qu'ils sortent leur fric, ils sont si avares. Les sacs, les maillots de bain sont 6galement tango cette ann6e je ne sais pas si vous 1'avez remarque, et si vous vous reportez a France-Femme vous verrez que 9a y fait rage a chaque page et si vous ne vous y mettez pas vous aurez l'air d'une noix. C'est un ordre." (SS, p. 58) Le besoin, instable dans sa poursuite de l'ideal de satisfaction, se laisse facilement prendre par ce mouvement saccade\ cette succession des modes. Dans le precedent extrait, c'est un important 36 magazine feminin, France-Femme, qui fait la promotion d'une couleur precise. Tout est tango, casseroles, sacs a main, costumes de bain, en vertu de la tendance la plus recente; c'est done sous ce signe particulier que le desir des consommatrices, pour un temps, trouvera a s'uniformiser. Baudrillard le mentionne bien: "Les besoins sont produits comme elements du systeme, et non comme rapport d'un individu a un objet (de meme que la force de travail n'a plus rien a voir, nie meme le rapport de l'ouvrier au produit de son travail...)." (SC, p. 104) L'individu a done perdu tout pouvoir sur ses propres besoins. L'image ne passe plus. II est devenu, comme beaucoup d'autres, une caricature, une simple construction du systeme. II a perdu son originaliti. Ce qui revient a dire qu'il a vendu son ame, son identity. Pour en terminer avec la mode, il nous faut preciser qu'elle ne se limite pas aux seuls biens consommables. Elle genere egalement des comportements orientes vers certains types de consommation bien specifiques. Nous en avons un bon exemple, sous la forme d'un troquet) (parmi tous ceux qui se sptcialisent dans ce genre de service) frequente par des couples bourgeois qui veulent s'offrir le "luxe" d'assister, en personne, a la confection de leurs petits plats: "(...) un de ces troquets ou on vous fait griller votre cStelette sous le nez comme 5a on profite de tout, la vue l'odeur et la fumee. Le prochain tour des gargotiers a la coule, qui auraient bien tort de se gener, ce sera de leur faire faire leur tambouille eux-memes; poele en mains, couverts de taches de graisses, ils seront ravis. Rien qui aime autant se sentir pres de la Nature que les bourgeois." (SS, p.88) 37 Evidemment, Celine ne manque pas de souligner le ridicule de cette pratique qui constitue, ni plus ni moins, un recyclage de la Nature ayant valeur de mode, et destine a la classe bourgeoise qui en fait un usage extensif comme marque de differenciation sociale. Le ridicule est d'autant plus marque que Philippe y participe. Ce meme Philippe dont le travail de fonctionnaire consiste a organiser la mainmise de terres cultivables pour que les villes en pleine expansion puissent disposer (dezonage), annee apres annee, des enormes superficies de terrain necessaires a leur avance. Un paradoxe somme toute interessant. Ce retour a l'ancien dans le moderne, encourage par le systeme dans le cadre de pratiques de consommation dirig£es, touche egalement le domaine de l'evenement et du savoir. Baudrillard precise: "La nature comme l'evenement, comme le savoir, est regie dans ce systeme par le principe d'actualite. Elle doit changer fonctionnellement comme la mode. Elle a valeur d'ambiance, done soumise a un cycle de renouvellement." (SC, p. 150) La mode a done ce pouvoir de rendre actuel ce qui 6tait d£pass£ et, en contre-partie, de rendre desuet ce qui est plus recent. La mode est toute puissante, on le constate. Elle regne sur l'homme, regie ses comportements. Pour satisfaire ses exigences, des gens sont prets a tout endurer, la chaleur, la fumee, les pires conditions, histoire d'etre conformes, eux aussi, a la norme, histoire de s'identifier a une caste: "On stationne la deux bonnes heures parce qu'avec ce systeme le service est long forcement et i l y a foule puisque tout le monde va aux memes endroits le temps qu'ils sont a la mode, on est les uns sur les autres, ca beugle parce que chacun veut se faire entendre par-dessus les autres qui beuglent; on 6touffe, on est enfumSs, des betes y tiendraient pas elles sonneraient l'alerte. Mais on n'est pas des b6tes. On tient. On appelle 9a sortir." (SS, p.88) 38 Un autre des mtcanismes d'auto-conservation du systeme present^ dans Les stances passe par le desamorgage des sentiments humains, qui sont tout bonnement ignores au profit d'une perception plus globale des problemes, plus froide aussi, dttachee completement de la realite. L'irresponsabilite prevaut dans ce monde ou Ton s'exprime en chiffres plutot qu'en paroles, en calculs plutot qu'en pensees. Ce monde ou l'homme, Stranger a son propre reflet, perd contact avec ses actes puisqu'il n'est plus en mesure de les interpreter correctement. Et pourquoi le ferait-il? II a le syst6me qui rtpond pour lui. II a le systeme qui l'absout de ses fautes. Observons le probleme de plus pres. Les circonstances sont les suivantes: en rtaction a l'accident de voiture qui causa la mort de Julia, Philippe defend son ami, Jean-Pierre, en citant des statistiques en matiere de tragedies routieres. Comme si les statistiques, qu'on a ainsi reifiees, interposees entre le criminel et son acte, justifiaient la mort de milliers d'innocents. Comme si les statistiques, finalement, les excusaient: "- Jean-Pierre n'est pas pire que les autres va. - C'est bien ce qui est terrible. II y en a des tas comme lui! - II y en France plus de 175 000 accidents par an C61ine, qui font plus de 230 000 blesses et tu6s. Comment veux-tu qu'ils arrivent toujours a des gens qu'on ne connait pas? Evidemment quand ce sont des amis qui sont touches on est frappe* davantage. Evidemment. Etant donn6 ce chiffre, on ne saurait esp£rer passer une vie entiere sans que des amis y soient inclus. C'est statistique. Par consequent il n'y a qu'a dire OK." (SS, p. 147) Les chiffres ont pris la releve des sentiments humains. Autrement dit, le citoyen francais se doit d'accepter qu'il y ait 230 000 blesses et tues annuellement parce que ce nombre, quasi invariable, est reVelateur de la moyenne nationale en termes d'accidents routiers. Si l'une des victimes est un proche ou un ami, il lui faut baisser la tete et se soumettre a ce mauvais coup du sort; les chiffres existent, il ne peut pas les ignorer. Ainsi, tout le tragique de ces vies inutilement fauchees se trouve evacue par voie indirecte. Cette attitude est typique de l'ideologie de consommation et se repete dans toutes les circonstances ou la faiblesse du Systeme, son inaptitude a considerer les contenus humains, est clairement perceptible. Celine n'est pas de celles a accepter une telle situation et se taire. Consciente de son devoir envers ces victimes, elle ne se genera pour rappeler a Jean-Pierre, cloue" sur un lit d'hopital, la portee de ses crimes: sa femme morte, la petite fille handicap6e a vie... Pourquoi le menager? II est responsable, apres tout. On aurait voulu lui epargner l'epreuve. Eviter de lui en parler. " l is font les choses et apres ils « ne peuvent pas supporter » . Faci le ." (SS, p. 148) Aucune excuse, aucun repentir, aussi sincere puisse-t-il etre, ne saurait le blanchir de sa faute. C'est que Jean-Pierre, dans son inconscience, a depasse dans une courbe alors qu'il etait interdit de le faire a cet endroit. Resultat, il a frapp6 de plein fouet une 2CV qui venait, tranquillement, en sens inverse. Un accident qui aurait pu etre, dans des circonstances autres que cette course avec Philippe, facilement eviter. II est done l'int6ret du Systeme que soit dissimulee sa veritable nature, froide, inhumaine, calculatrice. II est egalement a son avantage que soit maintenue rillusion de sa g6n6rosit6 pour que l'homme puisse etre garde dans l'ignorance de son asservissement a une ideologic qui ne peut etre que couteuse pour lui. A long terme. 40 Dans Les petits enfants. l'efficacite de l'Assistance Sociale (le bras seculaire du Systeme!) ne laisse aucun doute sur ses intentions veritables: la societe ne peut tolerer que quelques "elements improductifs", dissemines ga et la dans les families ouvrieres, ne diminuent leur pouvoir d'achat. "On lui fit des tests (a Catherine), la doctoresse des Allocations la regarda une demi-heure et dit qu'elle avait un age mental de quatre ans, que 9a couterait tres cher de la rattraper, c'6tait un traitement long et on£reux qu'on ne pourrait pas assumer, et en tout cas la gosse ne serait jamais capable de gagner sa vie, et qu'il n'y avait qu'a la mettre tout simplement dans un bon Asile ou on n'aurait plus jamais a s'en occuper. Au suivant. - C'est tout de meme bien fait leur true dit la mere, en un rien de temps ils vous expedient 9a. II paraft que cette docteur-la dans sa matinde elle en avait envoy6 quatre comme 9a a la poubelle." (PE, p. 113-114) Le cout des traitements est trop eleve pour les families. Alors, l'Assistance sociale les libere du fardeau humain, en faisant preuve, dans son exercice, d'un zele etonnant. Tout cela se fait le plus froidement du monde. II n'est pas question ici de ce que Catherine et les autres, subissant le meme sort, peuvent penser. On ne leur demande pas leur avis. Tout cela a ete decide en haut lieu, et les parents acceptent la decision de bonne grace. Apres tout, c'est dans leur interet, ils y gagnent beaucoup: de l'espace suppltmentaire pour les enfants a venir et la certitude qu'ils pourront conserver leur droit sur l'allocation du ou des disparus. Encore une fois, la logique du systeme prevaut sur le contenu humain. De plus, rien n'est veritablement tent£ afin d'aider ces "elements improductifs" a se rehabiliter; on se contente simplement de les masser dans des Asiles, en un lieu ou ils ne risquent plus de deranger personne. On les jette a 41 la poubelle (Rochefort utilise cette image), sans meme essayer de les recycler. La cruaute du Corps Social n'a jamais ete" aussi apparente. D'autre part, dans ce monde structure, hierarchise, ou tout a valeur de chiffre, l'individu n'est plus maitre de son devenir. La realisation de ses desirs grandissants passe par l'obeissance au systeme. Le systeme veut un surcroit de naissances pour ameliorer sa performance demographique, il s'en est fait une prioriti: les couples sont alors invites a procreer avec regularity. Le systeme sait bien recompenser leurs efforts: "(...) dans cette Cite1 les Families Nombreuses etaient prioritaires. On avait recu le nombre de pieces auquel nous avions droit selon le nombre d'enfants." (PE, p. 12) Sa survie, nous l'avons deja mentionne, n'est pas etrangere a l'accroissement de la population. Une forte population active ne peut etre que benefique a la bonne marche de l'economie, a condition bien sur, que cette population relnvestisse dans des biens ou services de toutes sortes, l'argent recu. Nous n'avons donne" ici que quelques exemples de moyens pris par le systeme pour assurer son auto-conservation. II serait bon toutefois de noter que le systeme n'est pas parfait malgre sa toute grande efficacit6; il est sujet, lui aussi, a des erreurs. Pensons par exemple (toujours dans Les petits enfants') a la substitution des jumeaux, effectuee accidentellement lors de leur sejour a la creche. Les parents de Josyane se retrouvent avec deux petits Algeriens sur les bras: "lis (les parents) voulaient r6cup6rer leurs beaux b€b6s blonds et roses, tels que la mere les voyait dans son souvenir maintenant, et Dieu sait ce qu'ils 6taient en r£alite\ moi a leur place je me serais m6fi6e, j'aurais garde" ceux- la qui au moins n'6taient pas cretins, c'est deja c.a." (PE, p. 118) Symboliquement, ceci vient appuyer la these qu'aux yeux du systeme, tous les hommes se ressemblent, que tous sont interchangeables en regard du Tout humain, et qu'ils ne constituent rien de plus que des nombres, sujets a manipulation. Mais il y a plus. On retrouve une autre substitution de jumeaux dans le roman faisant echo a la premiere, mais cette fois, a l'interieur meme de la famille. Josyane et son pere confondent Caroline et Isabelle, des jumelles identiques. Rien ne les distingue l'une de l'autre, pas meme leur nom. Ainsi, se trouve reproduit, a un autre niveau, et sous une autre responsabilitt, celle des membres de la famille, la topique de l'interchangeabilite des etres, et ce sont des individus maintenant qui en sont a la base (cela meme sans que le systeme ne s'en soit melt). Le systeme n'est pas parfait, mais il le semble encore moins pour celui ou celle qui sait percevoir ce qui se cache derrere ses largesses. En effet, il est mint par un dangereux mal qui le ronge de l'interieur, menagant tot ou tard de provoquer son affaissement: on parle bien-entendu des nuisances. Se dtfinit comme nuisance, ce qui, consequent au systeme, produit par lui, n6cessite un surcroit de productivity afin d'etre corrige. Bref, une activite dite deficitaire pour le systeme rationnel (du temps, de l'argent qui aurait tres bien pu etre investi ailleurs). Celine, meme si elle emploie un tout autre langage, reste tres consciente de ce probleme. Les embouteillages, pour employer cet exemple, en constituent l'un des aspects les plus tangibles. Pour bien comprendre, il faut aller a la source de la question, en suivre les meandres. Qu'est-ce qui cause les embouteillages? Certains parleront de l'insuffisance de l'infra-structure routiere, incapable de repondre a l'affluence sans cesse grandissante des voitures alors que, voila, ce sont les voitures elles-memes qui sont en cause, en raison de leur tres grande accessibilite comme marchandise. De nos jours, il est donne" presque a tous, et cela ind6pendamment de la condition sociale de l'individu, de poss6der une voiture. Le credit existe pour combler ce besoin. Le produit, il faut comprendre, s'est universalise en raison des imperatifs de survie du systeme. Une hausse des ventes de voitures signifie, dans une 6conomie ou l'industrie automobile (comme celle de la France) occupe une place de premier plan, une stability dans les emplois lies a cette industrie; d'autre part, une baisse des ventes creerait du chomage, une chute du pouvoir d'achat et forcement, causerait un ralentissement de l'appareil 6conomique dans sa globalite\ C'est pourquoi, il ne serait pas faux d'affirmer, qu'en partie, l'homme en est arrive a consommer des voitures pour que les chaines de montage ne cessent de fonctionner. II pr6conise la consommation massive pour combattre le chomage. Une situation qui cause, d'autre part, le probleme d'encombrement quotidien des autoroutes que Ton connait (Philippe, comme tant d'autres, se refuse a prendre le metro). Un cercle vicieux dont on ne sort pas. En croyant resoudre un probleme, on en cree un nouveau. Pour repondre aux imperatifs de la production (d'un systeme qui a fait de la consommation un acte de production), on introduit de nouvelles difficultes auxquelles le 44 systeme, necessairement, devra consacrer de precieux efforts (sans parler des fonds) afin de les resoudre, sinon d'en diminuer l'impact: "On n'en finirait pas de recenser toutes les activites productrices et consommatrices qui ne sont que palliatifs aux nuisances internes du systeme de la croissance. Le surcroit de productivity une fois atteint un certain seuil, est presque tout entier eponge, devore par cette therapie homeopathique de la croissance par la croissance." (SC, p.42) Le ph6nomene des embouteillages n'est qu'une nuisance parmi tant d'autres; on compte aussi, dans ce groupe tres select, la pollution (lite au gaspillage, aux imptratifs de production), la course aux armements, la surpopulation, le dezonage (l'avance des villes sur la campagne), pour ne citer que ceux-la. II ne faut pas croire cependant que les effets de ces tares n'aient de portee positive pour le systeme. Celui-ci les recupere en dirigeant vers eux toute une serie de services et de produits de consommation; ainsi, se trouve CT66S de nouveaux marches, qui rapportent gros: "C'est de ses tares cachees, de ses 6quilibres, de ses nuisances, de ses vices au regard du systeme rationnel que le systeme reel precistment prospere." (SC, p.47) Le systeme pense en fonction de l'immidiat (de meme, la satisfaction du dtsir se veut ancr6 dans l'instant present) et cela lui permet de se maintenir en place. Tout est a consommer sur le moment. Le mot d'ordre en vigueur: autant en profiter avant qu'il ne reste plus rien. A long terme cependant, le systeme ne peut gagner puisqu'il s'achemine vers une destruction systematique dont la forme peut prendre de multiples visages: l'economie, soumise aux jeux de l'offre et la demande, a leur equilibre, reste hautement vulnerable, et devrait un jour s'ecrouler; la planete, ses ecosystemes et ses especes animales sont en grave danger; deja, il y a trop de bouches a nourrir, la race humaine a vu son nombre croitre demesurement; les bombes nucleaires menacent de tout faire sauter; la superficie des terres cultivables diminue d'annee en ann6e devant l'avance impitoyable des villes. Pour toutes ces raisons et meme plus encore, on peut affirmer qu'il n'y a pas de futur envisageable a l'interieur du systeme. Dans Les stances, cette ideologic de l'existence ax6e sur le present, dans le refus du lendemain, a trouve son porte-parole en Philippe: "c'est irrationnel dans un Pays de laisser de la place perdue." (SS, p.71) Celine, toujours prete a denoncer les abus, lui donne la replique: "vous autres vous ne tenez compte que d'un certain ordre de faits: la quantity. Plus pr6cis6ment la quantite de fric que ca peut vous rapporter dans le d61ai le plus bref. Vous pensez avec des bulldozers." (SS, p.71) Philippe se defend. II explique que cette situation est n£cessaire en raison de l'augmentation massive de la natalite. Alors, on comprend, il faut de l'espace, dans un delai plus reduit... Celine se fait forte de lui rappeler qu'il existe des fa$ons, dans un pays, de controler le taux de naissance, sans avoir a tout detruire: "C'est d6vastation qu'il faut dire. Cette planete, c'est un vrai chantier." (SS, p.72) Philippe ne l'entend pas ainsi: "Mais est-ce qu'on a a s'occuper de ce qui va rester quand ca sera disparu! On vit dans le present."(SS, p. 72) Philippe, cela est confirme ici, ne se soucie pas du futur. Tout ce qui importe pour lui, c'est la satisfaction immediate de ses d6sirs, une 46 satisfaction qui le rend sourd aux problemes crees par les largesses du systeme. Si le systeme a ses tares, il a 6galement ses contradictions. Parfois, il se court-circuite, lorsqu'un certain type de productivite, d'activite humaine, s'oppose a un certain autre, comme c'est le cas ici: " J e a n -Pierre est un ami de P h i l i p p e . II t ravai l le comme l u i au P l a n , ce la cr6e des l i e n s , b ien que P h i l i p p e soit a l a D e c e n t r a l i s a t i o n et Jean -P ie r re au R e g r o u p e m e n t ." (SS, p.69) Decentralisation et regroupement, au fond, renvoient a une meme realite, Celine l'a bien compris: ce que l'un fait, l'autre s'efforce de le deTaire, quelques anntes apres. Tout cela fait partie d'un cycle. Un cycle similaire a celui qui veut que les partis politiques au pouvoir, dependamment de leur mandat, nationalisent ou privatisent les industries. Mais toujours, en fin de compte, et cela peu importe la direction que favorise la tendance, il y a perte de productivite et de capitaux qui aurait pu etre investis ailleurs. Autre critique du systeme formulee par Celine, autre contradiction: la perte de productivite (une donnte pourtant chere au systeme) qu'entrainent necessairement les rapports entre maitres et domestiques - rapports, il faut le noter, passant par des "objets" ou "actes" de mediation comme les repas, les taches menageres, etc... En bref, une serie de rapports deshumanisants, d'esclave a esclave. La bonne a l'emploi chez les Aignan (le jeune couple) se resume en un role, a une fonction, un peu comme CeTine qui se doit d'etre une epouse accomplie, en harmonie avec son milieu d'adoption: " E x a m i n e sous l 'aspect de l 'e f f ic ience comme i l s aiment dire c'est un systeme £tonnant. Tout le monde a davantage de travail. Admirable." (SS, p.86) L'usage de domestique(s), s'il n'aide pas a diminuer la charge de travail pour la femme au foyer, a fonction neanmoins de privilege lie au statut social. Toute femme qui se dit bourgeoise se doit d'avoir sa cuisiniere, sa bonne. La place qu'elle occupe a l'interieur de sa caste en depend. D - L E DROIT AU BONHEUR Le bonheur tel que vehicule par l'ideologie de consommation, bonheur reifie, bonheur consommable, a valeur d'un etat ideal que l'homme se doit d'atteindre s'il veut, le systeme en place l'affirme a grands coups de publicit6, reussir sa vie. En fait, c'est un etat qui doit passer par l'acquisition de richesses et qui doit repondre aux conditions de confort et de securite telles qu'etablies par la societe de consommation. Chaque individu a droit au bonheur, au meme titre qu'il a droit a sa liberte" d'expression. C'est a lui seul pourtant que revient, comme etre a part entiere, maitre de son destin, le devoir de tout mettre en oeuvre pour y accSder. Cette quete contemporaine a l'6chelle de Yhomo economicus monopolise de plus en plus d'attention. Elle est devenue le but ultime de l'individu qui revendique le droit a s'elever parmi les bienheureux de la planete. Mais qu'est-ce done que le bonheur? Celine n'en connaissait rien avant que Philippe ne lui en parle. Son ignorance est-elle preuve 48 qu'elle ne l'a jamais cotdyt, qu'elle est, tout compte fait malheureuse, et qu'elle devrait, comme ses pairs, y aspirer? "- Allons, oui ou non, est-ce que tu es heureuse comme 9a? Quoi repondre. Oui ou non. Heureuse. Qu'est-ce que c,a veut dire. Est-ce que je sais. Heureuse. Non, bien sur. Et apres? - Mais je m'en fous d'etre heureuse! - Allons allons. Tu serais la seule. Tout le monde veut etre heureux." (SS, p. 15) Ce bonheur auquel Philippe s'accroche avec tant de vehemence, c'est le bonheur-cliche, le bonheur surfait du systeme, une construction qui reste sans substance, sans profondeur; un artifice, cuisine" a toutes les sauces, qu'on plaque comme etiquette sur chaque produit offert au consommateur. Tous les slogans publicitaires portent en eux la promesse de cette vie meilleure, de ce mieux-etre accessible a celui ou celle qui en a les moyens. Et la masse de ces petits bonheurs, tous pareils, de ces valeurs materielles accumul^es, constituent le "Bonheur", avec un grand "B", cette merveilleuse invention de la modernite servant bien les ambitions du systeme, soucieux de la libre circulation des biens consommables. Ce bonheur-ci, grotesque et suffisant, n'a plus rien a voir avec le bonheur veritable qui, de par sa nature, est cense" graviter dans la sphere de l'anonymat. La difference part de ce point. Le phenomene, nous le constatons, est relativement recent: le droit au bonheur existe depuis que l'homme a pris conscience de sa rarete. Depuis qu'on le sait exclusif aux quelques individus qui disent en avoir trouve la recette, c'est la ruee. Pourtant, on sait que la notion de bonheur, le concept meme dans toute son abstraction, est ant^rieur a sa nomination (a sa designation). Ainsi, il subsiste prealablement au verbe, au symbole. L'homme primitif pouvait etre heureux tout en restant dans l'ignorance de son bonheur; il ressentait ce sentiment de bien-etre sans avoir a y plaquer un nom, ni meme une definition. Tout etait plus simple alors. L'ideologie de la consommation a tout bouleverse dans le cadre de l'aventure desirante. Ainsi, on comprend que cette definition d'un bonheur stereotype, exterieur a l'individu, echappe a Celine, qui se satisfait de son existence boheme sans chercher a la hisser au niveau de cet id£al collectif a valeur de mode: "Le shah est heureux, la princesse est heureuse, l'emballeur est heureux, c'est une vraie manie qu'ils ont tous. (...) C'est la grande mode. l is furent heureux et eurent beaucoup d'enfants heureux." (SS, p. 15) On doit egalement noter que ces conceptions opposees du bonheur, associees soit a la parole (Philippe qui voit son bonheur deja formule, sa route deja tracee, avant meme de s'y etre engage), soit au vecu (Celine qui se satisfait de son existence, sans chercher a la formuler dans un vocabulaire inadequat), reproduisent une opposition que decrit Ailsa Steckel dans son analyse des Stances: "Society speaks through cliches, with trite words or expressions and hackneyed themes and situations. The character speaks through generalizations extrapolated from personal experience. Philippe expresses himself in cliches and Celine in generalizations which contradict the societal cliches. For the first time, cliche and generalization are opposed."11 Deux manieres entierement opposees d'approcher l'existence, que ce soit en vertu des cliches sociaux, dans l'exclusion totale du vecu, ou 1 1 Steckel, p.64 50 bien encore, en fonction de l'experience humaine durement acquise. II y a done contradiction entre les deux termes, ce qui tend a souligner la profonde division entre Philippe et Celine, qui sont dans l'impossibilite de communiquer vraiment, utilisant chacun de leur cote un vocabulaire que la partie adverse n'est pas en mesure de comprendre: "Celine cannot satisfactorily answer Philippe's questions about what she has gained from her experience because her gains cannot be mesured in terms which are understandable to him and because she is incapable of using his criteria to measure life." 1 2 " « E t est-ce que tu 6tais heureuse comme ga?» Eh bien je n'&ais pas malheureuse. L a question ne se posait pas. On vivait. Les choses venaient comme elles venaient; on les prenait; on passait; ou bien, elles passaient. En ce temps la tout 6tait naturel. On aimait tout le temps, et faut - i l vraiment un complement de personne? J'ai du aimer des vi l les, a travers des gens... i l m'en reste les vil les; des musiques du vin des odeurs des couleurs des sons des lumieres; i l nous en reste la vie m6me. Ce qu'on est." (SS, p. 52-53) D'ou l'echec anticipe d'un mariage, construit, a sa base, sur une dissonance qui lui sera forcement fatale. Un mariage dont l'amour constitue le seul ciment, la seule raison d'etre. Peu de chose, a vrai dire. L'uniformisation de la masse, d'un Tout conforme, versus l'individualisme, la liberte de l'individu, rebelle au Systeme. Deux tendances s'affrontent ici. L'une des deux, forctment, devra se soumettre, s'aliener, dans l'obeissance de l'autre. Et cet autre c'est Philippe. Des le debut, il imposera sa facon d'etre. Celine devra se plier aux cliches et divers stereotypes du Tout social. Son man n'aura 1 2 Steckel, p.63 5 1 de cesse de lui rappeler qu'elle n'a pas le droit de ne pas rechercher le bonheur: "L'homme moderne passe de moins en moins de sa vie a la production dans le travail, mais de plus en plus a la production et innovation continuelle de ses propres besoins et de son bien-etre. II doit veiller a mobiliser constamment toutes ses virtualites, toutes ses capacites consommatrices. S'il l'oublie, on lui rappellera gentiment et instamment qu'il n'a pas le droit de ne pas etre heureux." (SC31) Pourtant, Celine n'acceptera jamais de s'abandonner a un bonheur qu'elle sait factice. Elle en connait trop le prix: on ne peut etre heureux, selon ces termes, qu'en affectant d'ignorer les problemes du monde qui nous entoure. II faut porter des oeilleres, refuser d'avoir une vision objective de ce qui est ext6rieur a ce bonheur: " E t maintenant qu'est-ce qu'on fait? On est heureux, je ne vois rien d'autre a faire. On est heureux et voila. Et voila. Et v o i l i . Et voila.. . On a tout ce qu'il faut. D'abord je l'ai, Lu i . " (SS, p. 108) En cela, le bonheur se suffit a lui-meme. II est sa propre limite et rien, au-dela de son cocon, ne saurait le menacer s'il sait se garder de toute intrusion. "Toutes les salades i l en avait raarre, i l ne voulait pas s'en meler. De rien de tout ca. Seulement a etre heureux et c'est tout, la seule chose qu'on a a faire dans la vie c'est d'etre heureux, i l n'y a rien d'autre rien, et pour etre heureux i l faut s'aimer, etre deux qui vivent l'un pour l'autre sans s'occuper du reste, se faire un nid oil cacher leur bonheur et le preserver contre toute atteinte." (PE, p.203-204) Au bonheur "consommable" se joint l'amour cliche, l'amour institutionnalise, recupere, lui aussi (d'une meme facon), par le systeme: "Ce qu'il y a avec nous autres pauvres fi l les, c'est qu'on est pas instruites. On arrive la-dedans, sans veritable information. On trouve le machin d6ja tout constitue, ..." (SS, p.7) L'amour, comme on le montre ici, est un etat qui preexiste a tout contact humain, a toute relation. II faut se faire a l'amour, se conformer a l'amour institutionnalise, recupere par l'instance surmoi'que qui l'entrave (la part de c,a dans la relation), lui impose des normes, des modeles, des attitudes, l'amour supposant implicitement tout un code normatif qui doit etre suivi a la lettre, et d'une fagon tant rigoureuse que soutenue. Ces modeles s'imposent chez le bourgeois comme chez le proletaire. Josyane et Philippe en seront dependants, leur conception de l'amour 6tant tapissee des memes cliches, des memes images, v6hicules par leur milieu a travers la famille, les frequentations, de meme qu'a travers des personnages de romans ou de films avec lesquels ils seront en contact: "Like their conversation, Philippe's and Josyane's lover-relationship is also cliched. The media forms their conception of romanticized, melodramatized and mythologized love, and so Philippe will protect and support poor Josyane who has had such a hard life. Josyane and Philippe in love are nothing more than two roles, programmed to think, feel, and act in certain ways." 1 3 La relation n'a done plus rien d'humain puisqu'en tous ses aspects, elle doit passer par l'ordre en place, lui-meme deshumanisant. "- Et comment qu'on va etre heureux. Tu as du mal h y croire hein ma pauvre ch6rie? Tu n'as pas eu une bien bonne vie, hein? mon pauvre petit amour. Mais c'est fini maintenant c'est fini je suis 1& tu venras, je suis Ik maintenant. Rien ne t'arriveras plus." (PE, p.203) 1 3 Steckel, p.38 Ce sont la des paroles qu'on pourrait aisement attribuer a des milliers d'individus en situation amoureuse. On promet le bonheur, on le pose comme solution a tous les maux. II constitue une fin en soi. En deca de sa definition, de son orientation, dirigee par le Systeme, il apparait irrdalisable pour l'esprit qui n'a pas conscience des multiples possibles qui s'ouvriraient a lui si seulement il se prenait en charge, s'affirmait comme individu a part entiere, libre de choisir. Mais la revolte que nous evoquons ici reste improbable tant et aussi longtemps que subsiste la peur de l'isolement par voie de differenciation, puisque ne pas vouloir etre heureux, selon le jargon social, c'est forcement aspirer a etre malheureux, et non pas, comme l'affirme Celine, a dtfinir son bonheur selon ses propres termes, dans l'exclusion du verbe. Ces bonheurs factices, ils sont tous semblables, et par la-meme, ils servent bien leur propos, c'est-a-dire l'uniformisation de l'homme par l'uniformisation de ses besoins, de maniere a pouvoir le manipuler comme donnee numerique, a l'echelle statistique, sans risquer une trop grande marge d'erreur. On peut les additionner, les soustraire, les multiplier, les empiler, tous les calculs, tous les arrangements sont possibles: "Le soir les fenestras s'allumaient et derriere i l n'y avait que des fami l ies heureuses, des fami l ies heureuses, des fami l ies heureuses, des families heureuses. En passant on pouvait voir sous les ampoules, a travers les larges baies, les bonheurs a la file, tous pareils comme des jumeaux, ou un cauchemar. Les bonheurs de la facade ouest pouvaient voir de chez eux les bonheurs de la facade est comme s'ils s'dtaient dans la glace. Mangeant des nouilles de la coope\ Les bonheurs s'empilaient les uns sur les autres, (...)." (PE, p. 103-104) 5 4 Les bonheurs sont partout les memes dans la cite. Tellement semblables qu'ils s'observent librement, renouant avec leur image (multipliee a l'infini), fixee a l'etage du dessous, dans la vitrine de l'edifice voisin, ou meme encore, epinglee tout au sommet d'un bloc se dressant a l'autre extremite de la Cite. Tous pareils. L'image du miroir, on le remarque, illustre bien la suffisance dans la r6ciprocit6: les bonheurs s'observant de la sorte, se complaisent dans l'apparence de leur harmonie, de leur perfection. Ils sont creux, n'ayant d'autre dimension que celle des signes puisqu'ils sont effets d'un systeme. Ils ne sont pas transcendes. Cette reference au miroir, frequente chez Rochefort qui l'emploie le plus souvent pour decrire la relation de couple s'abimant dans une reciprocite sterile (reflet versus reflet), vient souligner le tragique de l'existence: ce bonheur auquel chacun aspire ne mene a rien, sauf peut-etre a une conformity qui abolit l'etre, le nie. L'homme n'a plus rien alors a esperer de l'avenir. Ou si, si peu encore, puisqu'une voie lui reste ouverte, une voie qui passe par l'affirmation de sa liberti d'individu. Et des deux personnages feminins avales par le Systeme, seule CeTine pourra se lib6rer de l'emprise, s'arracher au vide sans fin: "The generally accepted societal cliches function to highlight the emptiness of a life built on platitudes, banalities, and programmed responses. Celine's non-conventional truism, generalizations, illustrate the reverse of the usual myths about love and marriage, countering wishful illusions with observations based on experiential knowledge. The characters are marionettes, nothing more than roles-cliched human beings."14 1 4 Steckel , p.66 55 Josyane, de son cdte\ n'y parviendra jamais. Une certaine fataliti associee au milieu la condamne a jouer, en compagnie de Philippe, acteur lui-aussi dans le meme drame, la piece que ses parents ont du jouer auparavant, et qu'ils jouent encore, dans l'obeissance au grand scenario social. * * * 56 CHAPITRE H CRITIQUE DES CLASSES SOCIALES 57 A - SOCIETE ET CONTROLE DES MASSES: LA NORMALISATION La liberte individuelle, liberte authentique etouffte par le corps social et ses contraintes, est un concept refoule dans notre societe capitaliste, mis a l'ecart pour plus de surete. Parlons plutot d'une liberte collective controlee, placee sous le signe de la circulation-consommation des biens et services. L'idee meme de "liberte" a perdu de son lustre depuis l'avenement des nouvelles realites economiques et sociales. Recuperee par le systeme, inttgree au processus de consommation comme bien a "posstder", a "consommer", elle a aujourd'hui valeur de mode. C'est sous cette forme que la publicity en fait un usage extreme. En effet, le besoin de liberte, comme bien d'autres besoins propres a l'etre humain, se trouve canalise dans des objets ou des habitudes de consommation. Ainsi, sous le signifiant "liberti" defile toute une masse de produits et de services qui promettent, pour quelques dollars, un apercu, une sensation, ou meme encore, un coin de liberte" garanti. La liberte vtritable (et non pas son consomme, produit industriellement) dont on a supprime la port6e en la mariant au processus de consommation, se trouve alors rabaissee au point ou elle perd sa valeur d'origine. On l'a normalised en reponse a la loi non ecrite du systeme qui veut que tout besoin, tout desir realisable, offrant une possibility de profit, soit traite de maniere a ce qu'en soit faite une exploitation maximale. Ceci s'accomplit d'abord par l'entree du besoin, ou meme du produit s'il y a lieu, dans le circuit de la mode, et ensuite, par son accession au statut de norme, l'assimilant a 58 un groupe social particulier, ou meme a plusieurs, si sa diffusion se veut extensive. En somme, rien n'echappe au systeme, qui traite toutes ces donnees avec la meme efficacite\ la meme froideur. Sa cohesion, son harmonie, depend de son habilite a tout prevoir, a tout diriger. Et pour y reussir, il doit limiter les possibilites de l'individu, diriger ses pas vers des senders emprunt6s de tous, connus de tous. Steckel 6crit a ce sujet: "The bourgeois mentality thrives on absolutes and perpetrates the tradition of either/or, master/slave, male/female, wrong/right, etc., because the idea of infinite possibilities threatens the established order. Society (patriarchy) created roles—rights, obligations and privileges for individuals in varying positions in the social hierarchy—in order to maintain control. Deviance from the confines of particular roles resulted in death. Historically, religious heretics, witches and schizophrenics have all been "deviants", for they all refused to conform to the societal norm established and concretized in roles." 1 5 Meme la liberty, qu'on aurait pu croire a l'abri de telles manipulations, en est victime. Par consequent, c'est a l'individu, prisonnier de sa dependance envers le systeme, que revient la tache de redScouvrir, de lui-meme, et cela a partir de ses experiences personnelles, le sens veritable de la liberty, de sa liberty. L'imperatif de normalisation, omnipresent dans la marche du systeme, est rendu apparent dans les Stances et les Petits enfants. ou Rochefort se fait fort de le dSnoncer. C'est la un point qui a deja ete" 1 5 Steckel, p.85 59 abordt dans la partie precedente mais de facon plus allusive. Nous tenterons ici de l'approfondir en regard de la question des rapports entre individus et classes sociales. II est significatif que l'entree de Celine (une orpheline qui nous est presentee sans passe veritable) dans la famille Aignan, une cellule familiale au sens le plus strict du mot, corresponde a son introduction dans la classe bourgeoise. En effet, l'alienation de la femme a l'interieur du cadre familial entretient un rapport de similitude avec l'alienation de l'individu dans la societe. Dans les deux cas, revolte et marginalisation sont traittes avec le m6me mepris. Celine en fera l'experience lorsque Philippe va redoubler d'efforts pour la convaincre du bien fonde" de la soumission a l'ordre en place: "- Ma chene, dit Philippe, doctoral, tu dois comprendre que la Production obelt a certaines normes... - Alors nous on doit ob&r aussi, pour les arranger!" (SS, p.61) La "Production", ici, s'applique egalement aux individus. Le systeme produit des categories d'individus aux comportements orientes, aux d£sirs uniformises, des categories de consommateurs qui deviennent identifiables a leurs habitudes de consommation. Ayant commis l'erreur d'epouser Philippe, et par la-meme, de se marier avec tout ce qu'il reprtsente, c'est-a-dire ideologic, caste sociale, valeurs, Celine se voit incapable d'echapper a l'esclavage auquel on l'a destinee. C'est alors que sa transformation s'accomplit sous les traits d'une parfaite bourgeoise. Celine Rhodes n'est plus; elle se cache par crainte d'etre 60 definitivement aneantie. "Le systeme elimine le contenu propre, l'etre propre de chacun pour y substituer la forme differentielle, industrialisable et commercialisable comme signe distinctif."(SC, p. 134) L'autre, Madame Philippe Aignan, conformement aux normes de sa caste, porte la robe sur une base quotidienne, le vison a l'occasion lors des sorties du couple et arbore une longue chevelure (symbole eternel de feminite). Elle met de l'avant les signes stereotypes de la beauti, attirant ainsi sur elle les regards admiratifs de nombreux bourgeois. En bref, sa vie s'ecoule paisiblement aupres de Philippe suivant une routine, un ordre que rien ne vient troubler. Platonique. Chaque jour, elle s'applique a faire les comptes, a decider de la composition des repas et a faire les courses tandis que Philippe, de son cote, gagne le pain quotidien (on sait que la bourgeoise est essentiellement une femme d'interieur; il serait mal vu qu'elle ait un emploi). Celui-ci, bien entendu, comme l'ideal bourgeois masculin le present, aime les voitures sport, la vitesse, les voyages planifies, les grandes sensations... Leur existence commune se regie selon des mouvements exterieurs qui leur echappent et qu'ils n'ont pas a questionner. Et cela mdme lorsqu'il n'en sort rien de bon. La "contrainte" de mode dans une classe donn^e va meme jusqu'a g6nerer de l'inconfort, selon la situation. En effet, on constate comment peut etre fragile (fragilite comme 6tat psychologique) un male culturellement forme comme Philippe que la civilisation a rendu douillet (elle a mine toute resistance chez lui), sensible au moindre inconfort, a la moindre variation subite de temperature. L'homme "naturel" (primitif) ne se soucierait pas des contenus sociaux qui amplifient les insatisfactions, leur assignent un 6 1 comportement donne, sanctionne par le systeme (par exemple: prendre une aspirine lorsqu'on a mal a la tete, ou encore, se coucher quand on fait de la temperature). II irait au gr6 de sa resistance physique qui est d'autant plus grande qu'elle se trouve constamment sollicitee par son environnement: "Ces grands blonds bien bStis, a les voir on croit que c'est du roc et en realite" c'est fragile comme des fillettes. Ca ne tient pas ('effort; si 9a n'a pas son sommeil c'est sur les genoux toute la journee; qa. n'entre pas dans l'eau un peu fraiche, 9a ne fait pas la reaction en sonant; 9a fume trop 9a a mal a la tete, 9a mange du ragout c'est patraque le lendemain; 9a s'enrhume en sortant du bal. A 38° 9a se croit a la mort. Et 9a ne sait jamais dire ou 9a a mal. Ca se balade avec des petites pilules dans les poches." (SS, p. 125) II en est de meme pour l'age. L'age est, dans une certaine mesure, un 6tat psychologique prejudiciable. Se croire vieux, c'est deja entrer dans la vieillesse. On peut done se sentir jeune a tout age si on reconnait ce simple fait: "Vieux couple. Vieux menage. Maintenant assis a notre table, sages, regardant la jeunesse qui s'en donne comme i l convient a son age. Trente. Trente. Ca sonne comme un glas. Trente."(SS, p.123-124) Un couple de trente ans, c'est connu, ne devrait pas danser ni meme s'amuser avec les plus jeunes. Celine, pourtant, se sent capable de rivaliser avec n'importe qui sur ce terrain. Physiquement elle est encore jeune, son corps n'a rien perdu de sa souplesse; ce sont les habituels cliches associes a la trentaine qui la font vieille, la declarent inapte aux activites 6tiquetees "Jeunesse". Pour mieux comprendre les mecanismes qui president a la normalisation, observons maintenant sur quelle base s'6tablit, chez l'individu, la selection des biens et services consommes et quel est le 62 rapport de cette selection avec les diverses valeurs ou ideaux vehicules par les classes sociales. "Nul produit n'a de chances d'etre serialise, nul besoin n'a de chances d'etre satisfait massivement que s'il ne fait deja plus partie du modele superieur et y a ete remplace par quelque autre bien ou produit distinctif - tel que la distance soit preservee. La divulgation ne se fait qu'en fonction de l'innovation selective au sommet."(SC, p.83) Pour mieux illustrer cette affirmation de Jean Baudrillard, nous prendrons exemple sur un produit de consommation a vaste diffusion sur lequel Rochefort a mis beaucoup d'emphase, que ce soit dans les Stances ou meme encore dans les Petits enfants: l'automobile. En effet, et cela ind£pendamment de la compartimentation sociale, tout le monde ou a peu pres tout le monde ayant quelque argent, possede sa voiture. La distinction ne passe plus par le fait d'avoir ou de ne pas avoir. Non, a ce titre, il nous faut constater qu'en notre ere de surabondance, ce qui differencie un groupe d'individus d'un autre sur le plan statutaire, c'est la marque de la voiture possedee, et par la-meme, le prix qu'elle a pu couter. Acheter une Mercedes ou une Porshe (et les conduire) est devenu un acte de differenciation important puisque, c'est par l'acquisition d'un modele a production reduite, modele dit "de luxe", que les riches bourgeois marquent leur appartenance a un echelon plus eleve de la societe. Autrefois, au moment de sa percee sur les marches occidentaux, l'automobile n'etait accessible qu'aux plus fortunes. Le seul fait d'en posseder une assurait a son proprietaire un prestige certain. Ce temps-la, cependant, ne devait pas durer; l'enorme potentiel de cette 63 invention n'allait pas passer inapercu. Avec l'avenement de la chaine de montage et de la vaste diffusion de pieces de rechange, tout cela aid6 par une conjoncture economique favorable a sa production en serie, l'automobile devait prendre un essor jusqu'ici inegale. Entre-temps, des modeles superieurs apparurent sur le marche, en reponse aux demandes des bourgeois cherchant a se differencier des ouvriers circulant sur les routes au volant de leur modele T. De nos jours, ce meme 6cart entre bourgeois et proletaire se traduit, en termes concrets, par l'ecart considerable separant la Victory de la 4CV sur l'echelle des valeurs, par l'ecart egalement considerable entre la voiture a haute performance et la familiale a vocation utilitaire. Au fond, en quatre-vingts ans d'histoire, la dynamique est restee la meme. Ce qui a change, essentiellement, c'est la nature du produit, mieux adapte aux realites quotidiennes en matiere de performance, d'espace et de consommation d'essence. II est done a prevoir, forcement, que si les voitures sport a diffusion limitee en arrivent a etre produites en strie, ce sera parce qu'un nouveau produit les aura remplacees au sommet, posant sous de nouveaux termes cet etat de grace attribuable au statut. Ainsi, par analogie, on peut dire que l'usage fait de la voiture comme marqueur social s'applique a tout autre objet, a tout autre service produit par le systeme et susceptible de glisser d'une classe sociale a une autre, selon les mouvements de mode et de production. Voila comment le systeme s'articule: il se fonde sur le principe essentiel que la differenciation de l'individu doit passer par ce qu'il possede, et non plus par ce qu'il est, humainement parlant. L'homme 64 se trouve done normalise, int6gr6 a une catigorie de la soci6t£ qui, autant par nature que par necessite, nie les autres classes dans un effort pour s'en eloigner, s'en differencier. Ce qui fait qu'il est impossible pour l'individu d'affirmer son appartenance a un groupe defini, les "yuppies" par exemple, autrement qu'en passant par des valeurs materielles, instables, imprevisibles, exigeant un renouvellement constant. Le Statut, on le constate, tient a peu de choses. "Par leur nombre, leur redondance, leur superfluity, leur prodigalite de formes, par le jeu de la mode, les objets simulent l'essence sociale - Le Statut - cette grace de predestination qui n'est jamais donn^e que par la naissance, a quelques-uns, et que la plupart, par destination inverse, ne sauraient jamais atteindre (16getimite hereditaire)." (SC, p.77) L'individu aspire aux plus hauts sommets, ses desirs ne connaissent pas de frontieres. Ce qui lui a ete d6nie par la naissance, le prestige lie" a la 16gitimit£ her£ditaire, lui est accessible maintenant sous une forme plus diluee, et a la fois plus extensive, ou la caste sociale a pris la place du rang, les biens possedes celle du titre: "Philippe dans la sienne c'est un Prince de la Route. C'est qu'il n'y en a pas beaucoup qui l'ont encore cel le- la, on en croise' une en cinq cents bornes i l a fait un peu la gueule." (SS, p. 116) On remarque que Celine d6crit Philippe comme un "Prince" de la route. En effet, celui-ci s'est offert un jouet a la mesure de sa grandeur (a la mesure de son statut social), un modele que peu d'hommes ont le moyen de se payer: 65 "Philippe . . . a touch6 sa nouvelle 508 over roof tant attendue depuis le Salon, tous les avantages d'une voiture de sport sans les inconv6nients, quatre places sieges transformables on peut dormir dedans pas besoin de remorque (dieu soit Iou6) arrosage automatique quatre tiroirs air conditionne" respiration artificielle boite a gants a musique sortie de secours ascenceur est-ce que je sais plein de nickels et en plus elle roule." (SS, p. 115-116) Ces quelques lignes se presentent comme un discours publicitaire mainte fois ressasse. II n'apprend rien de substantiel. En fait, il se borne a enumerer les avantages qui font que la 508 over roof "differe" des voitures conventionnelles, accessibles aux plus communs des mortels. Jean-Pierre, un bourgeois lui aussi, ne tardera pas a suivre l'exemple de Philippe. II va faire l'achat d'une voiture qu'il dit plus rapide, mieux equipee que celle de son copain. S'ensuivra l'argument que Ton sait, a la base de l'accident de voiture qui sera fatale a Julia: "On a regardd. C'&ait une voiture. - Vous n'avez pas l'air enthousiaste? - C'est une auto, a dit Julia. - Tu ne trouves pas qu'elle fait un effet boeuf? - Tu sais quand on est dedans on ne la voit pas. Jean-Pierre a regarde* sa femme. C'est une id6e qui ne lui 6tait pas encore venue. J'ai enchaine\ - Au fond c'est de l'altruisme d'acheter une voiture h effet; tout est pour les autres." (SS, p. 143) Rochefort d£nonce ici l'altruisme male qui oriente l'achat d'une voiture en vertu de l'apparence, du bien paraitre. Ceci suppose que l'automobile, un produit qui avait d'abord ete pense pour repondre au besoin chez l'homme de posseder un moyen de transport adequat, est entree dans la filiere esthetique au meme titre que l'habillement et les soins donnas au corps. De simples voitures, aux yeux de Celine et de Julia. Reparables, remplagables, substituables, des objets comme tant d'autres, qui ne 66 devraient avoir de valeur que pour leur seule utilite. II n'en est rien pourtant. Ce sont des objets de convoitise, des produits de luxe dont les hautes performances, les gadgets et autres avantages, sont autant de particularites qui les differencient des modeles plus conventionnels. Par consequent, on les surevalue, on leur attribue une valeur superieure a la vie. Cette arme redoutable, placee entre les mains d'irresponsables, soucieux de leur propre plaisir, de leur facon de paraitre, peut aisement tuer. Les victimes sont d'abord des chats qui traversent la route, frappts par des automobilistes qui ne font aucun effort pour les eviter. Et ce sont ensuite des etres humains comme Julia par exemple, tuee betement par son mari, assassinee pourrait-on dire. L'insouciance, a ce niveau, est une affaire commune, une norme en soi. Philippe sait en profiter. II jouit de son privilege en toute quietude, dans l'insouciance totale du danger qu'il peut representor sur la route, lui comme des milliers d'autres irresponsables grists de puissance: "Regardez-moi 9a: Monsieur est a son volant, voyant rien du pays, et tout fier parce que son compteur marque cent cinquante comme s'il en avait le m£rite alors que la machine est construite spdcialement pour et que lui i l a qu'a appuyer son pied. C'est insense" d'en etre la, un type qui aurait perdu a ce point-la le sens du r£el dans n'importe quel autre domaine on le foutrait en cabane; deUire de puissance sur deux centimetres, masturbation avec la plante d'un pied, i l en faut moins pour la camisole." (SS, p.122) II n'y rien d'extraordinaire en soi dans le delire de puissance associt a la conduite d'une voiture, rien qui ne soit du a la tres grande versatilite de la mecanique, aux divers perfectionnements apportts par la technologic Pourtant, cela demeure une sensation dangereuse aux racines profondes et anciennes qui peut faire oublier, l'espace de 67 secondes, de minutes meme, toute prudence. Le temps necessaire, en fait, pour provoquer un accident aux consequences desastreuses. Pour Celine, c'est la definition entiere de la conduite automobile qui est a revoir en reponse a l'incapacite chez l'homme de pouvoir se controler vraiment: "(...) c'est a ca que c'est bon les voitures. A s'amuser, en bande; a faire des virSes. Bouffer de l'autoroute comme ca, ce n'est qu'une triste corvee, moi quand je l'ai fait pour des copains je l'ai toujours vu comme un service, ^change" contre le prix du voyage." (SS, p.121-122) Ainsi, l'automobile, comme vehicule individuel, n'a plus raison d'etre. Son usage doit etre reoriente au profit du plus grand nombre. Le "co-voiturage" existe deja, il suffit de l'elendre a l'ensemble des usagers de la route. Une action en soi qu'il serait difficile de realiser, pour ne pas dire impossible, voici pour quoi: d'abord les normes actuelles ne le permettraient pas, il faudrait pour cela les changer en fonction des nouvelles realitds; enfin, une telle transformation dans les habitudes d'utilisation aurait certainement un impact considerable sur l'6conomie. On peut deviner qu'un tel scenario, si jamais il se concretisait, aurait pour consequence une baisse des ventes d'automobile avec tout ce que cela implique, c'est-a-dire fermeture d'usines, chomage, recession, etc. La liste est longue, d£sastreuse pour le systeme. La question de la normalisation en rapport avec la topique de l'automobile est abordee dans un autre roman de Rochefort, les Petits enfants. ou elle est trait6e en regard de la classe proietaire. A cette echelle, celle du petit peuple, aux moyens plus limites, c'est la qualite 68 des biens consommes qui se trouve chang6e. La question de la superficialite, de l'apparence, a toujours sa place meme si les achats s'orientent prioritairement vers une maximisation des depenses: chacun tient a en avoir suffisamment pour son argent. Ce qui signifie, en bref, que c'est la valeur fonctionnelle du bien qui prime et, en second lieu, son impact esthetique. Ainsi, la voiture la plus prestigieuse, selon ces normes, sera celle qui permettra a son proprietaire de faire des economies tout en offrant une consommation reduite d'essence, une bonne tenue de route et suffisamment d'espace pour la famille qui s'agrandit d'annte en ann6e. S'ensuient les petits conflits habituels entre usagers, la competition vive. La competition entre les membres de la meme caste, a l'exemple de celle existant entre Philippe et Jean-Pierre, est chose frequente. Competition, cependant, ne veut pas dire marginalisation. Au contraire, cela implique un respect certain de l'ordre, un desir commun de se surpasser a l'interieur des cadres normatifs. Bref, une fraternite devant l'ennemi: "(...) la conformite n'est pas legalisation des statuts, l'homogeneisation consciente du groupe (chaque individu s'alignant sur les autres), c'est le fait d'avoir en commun le meme code, de partager les memes signes qui vous font differents tous ensemble, de tel autre groupe." (SC, p.133) Ainsi, toute competition a l'interieur d'une classe est consideree comme saine aux yeux du systeme puisqu'elle obeit aux objectifs de l'ideologie de consommation: "(...) le chef de famille gtait passe" mecano qualifie\ (...) la tete dans le capot le samedi apres-midi et le spontex ravageur le 69 dimanche matin, faisant le concours avec Mauvin laquelle qui brillerait le plus."(PE, p.66) La rivalite, on le constate, prend toutes les formes. Elle existait deja entre les families d'un meme quartier, d'une meme Cit6 sur des questions des plus terre a terre, a savoir quelle est la famille la plus riche en termes de biens acquis, qui possede le modele de voiture ou de frigo le plus recent, etc. Bref, tout est pretexte a discussion: "Les vieux 6taient contents. Quand on est sept autant etre huh, carrement. lis allaient pouvoir continuer les traites de la voiture. lis n'auraient pour rien au monde voulu la lacher, d'autant que les Mauvin venaient de s'en payer une plus neuve, et en plus ils avaient un mixeur et un tapis en poil animal." (PE, p.107-108) L'important prestige associ6 a la voiture, tout specialement en rapport avec la marque, la vitesse de pointe, l'espace de l'habitacle, l'6tat de la suspension, l'apparence, peut donner le semblant d'un statut particulier a l'heureux possesseur, qu'il soit proletaire ou bien bourgeois. Du moins, c'est la l'une des seules avenues de valorisation possibles pour l'ouvrier dont l'existence, condamnee a la mediocrit6, trouve peu d'occasions de s'affirmer, de se demarquer de l'habituel, du routinier. Le pere de Josyane tire de sa voiture une satisfaction, une fierte" qui n'aurait 6t6 possible sous d'autres circonstances. A ce titre, on peut dire que Philippe lui ressemble beaucoup. Les hommes, en general, partagent une meme passion pour tout ce qui a trait a l'automobile. C'est une voie de satisfaction qui defie toute compartimentation sociale. 70 La normalisation peut prendre egalement d'autres formes; a ce titre, les possibilitts sont gigantesques, les applications incalculables. Pensons par exemple a la conformite dans le domaine des denrees alimentaires et des autres biens usuels peuplant le quotidien des families: "(...) les autres filles (...) je me demande ce qu'elle avaient a la maison; quand je les questionnais, c'6taient pourtant les memes choses que chez nous, de la meme marque et venant des m6mes boutiques, (...)."(PE, p.11) Mais il n'y a pas que le materiel qui soit restreint, controle par des normes, l'esprit humain y est egalement sousmis dans une certaine mesure, en autant qu'il ne se revolte pas, qu'il ne se demarque pas de l'Ensemble. Le systeme exige qu'on lui obtisse, qu'on y croit sans discuter. II se dit detenteur de LA Verite et conditionne les esprits pour arriver a ses fins. Josyane en aura un avant-gout lors de sa premiere lee on de catechisme: " - Qu'est-ce que Dieu? - Dieu est un pur esprit infiniment parfait, repondirent les autres tranquillement. Je n'avais pas pu rgpondre avec elles, je ne comprenais pas la phrase, pas un seul mot. Ca commen^ait mal." (PE, p.20) Cette citation neanmoins, souleve une importante question: comment le respect de l'idtologie religieuse correspond-t-elle pour l'individu a une soumission inconditionnelle au systeme? Pour repondre a cela, il faut se reporter a la conception althusserienne de l'Etat. On se souvient que l'appareil d'Etat (en d'autres mots, le "systeme") se compose de deux parties: d'un cote l'appareil "repressif" d'Etat et de l'autre, les appareils ideologiques d'Etat (AIE). C'est dans cette derniere categorie que se trouvent regroupees les diverses ideologies de la civilisation moderne. Malgre leur apparente division, toutes 7 1 sont au service du systeme et de son ideologic (l'ideologie dominante sous le regime actuel), l'ideologie de la consommation, puisque toutes enseignent aux individus, et cela dans un langage et avec des methodes qui leur sont propres, l'obeissance a l'autorite superieure. Althusser ecrit a ce sujet: "Chacun d'entre eux (les ALE) concourt a cet unique resultat de la maniere qui lui est propre. L'appareil politique en assujettissant les individus a l'ideologie politique d'Etat . . . L'appareil religieux en rappelant dans les sermons et autres grandes ceremonies de la Naissance, du Mariage et de la Mort que l'homme n'est que cendre, sauf s'il sait aimer ses freres jusqu'a tendre l'autre joue a celui qui gifle la premiere."16 L'appareil ideologique religieux enseigne 6galement qu'il ne faut pas raisonner parce que raisonner c'est se dtmarquer comme individu, c'est s'opposer directement au systeme qui ne tolere aucun ecart. En fait, rien n'existe (rien n'est "reconnu" comme existant) en dehors de la norme. Josyane en fera l'experience dans sa classe de catechisme: "(...) j 'eus une histoire avec Mademoise l le Garret , qu i ne comprenait pas pourquoi j e ne comprenais pas, et me dit que je « raisonnais » (...) E l l e me dit que je n'avais pas a chercher a comprendre, mais a savoir par coeur, c'€tait tout ce qu'on me demandait. M a i s m o i je ne peux pas reciter par coeur un true que je ne comprends pas, (...) Mademoise l le Garret disait que je faisais « l'esprit fort » . " ( P E , p.21-22) Ainsi, c'est la memoire qui se trouve sollicitte, et non pas la reflexion, comme cela devrait etre. Alors, que reste-t-il de l'homme a qui Ton interdit la liberte" de penste? Peu de choses a vrai dire: une machine, une marionnette a fils, qui n'a plus rien d'humain. Pourtant, en 1 6 A l t h u s s e r , p.94 72 s'exprimant differemment des autres, on s'expose a passer pour communiste, comme cela est arrive a C61ine qui a os6 mettre en doute l'efficacite du systeme, et ceci devant un auditoire compose de ses beaux-parents et de son mari, trois bourgeois convaincus: "Se braquent sur moi les regards des Aignan attends. Serais-je -Serait-elle - quoi en plus elle serait... - Mais qu'est-ce que tu dis? Qu'est-ce que tu racontes? Tu dis n'importe quoi! delate Philippe. Des esprits un peu plus vastes que le tien permets-moi de te le dire emdient ces problemes depuis des siecles et toi tu arrives et tu vas r6gler tout!" (SS, p.64-65) Pourtant, la r£volte de Josyane, pr£sent6e plus haut, reste mineure et n'a pas de veritable impact sur les 6v6nements de sa vie. Non, l'opposition vient d'une toute autre direction, de la famille Lefranc, qui contient dans ses rangs des militants communistes. Le pere et les fils sont de fervents opposants a la manipulation dirigee du systeme. lis distribuent des tracts, des p6titions, vont a des reunions. S'impliquent. La famille Lefranc est plus humaine, plus ouverte dans ses relations parents-enfants. Et surtout, ce qui les rend plus fascinants encore aux yeux de Josyane, ils se situent en dehors des normes. Les fils font la vaisselle, la mere s'occupe elle-meme des enfants; ainsi, Ethel est en mesure de faire ses devoirs en toute tranquility, sans etre derangee. Josyane l'envie. Depuis son plus jeune age sa famille decharge sur elle une grande part des taches menageres, sans parler du soin des plus petits. Et il y a Frederic, le frere d'Ethel. Josyane en est amoureuse. C'est un garcon dont la plus grande qualite est d'etre different des autres: "II avait autre chose a faire dans la vie. C'6tait ce qui m'attirait, ce « autre chose » : quelle chance i l avait ce Fr6d6ric! et comment faisait-il? Mais en mdme temps que ca m'attirait 73 ca le mettait & des kilometres de moi, qui n'avais rien." (PE, p.168) Philippe "raisonne". Philippe sait ce qu'il veut, et cela meme sans s'etre rendu vulnerable a l'influence des stereotypes. C'est par sa bouche que Rochefort formule sa critique la plus directe, la plus acerbe de la classe proletaire, peuplant les Cites. "- Si le bonheur consiste a accumuler des appareils managers et a se foutre pas mal du reste, ils sont heureux, oui! eclata Fr6deric. Et pendant ce temps la les fabricants filent leur camelote a grands coups de publicity et de credit, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes... - Capitalites, dit le pere. - Le confort c'est pas le bonheur! dit Fr6d6ric, lanceV' (PE, p. 174) Ces quelques mots resument a eux seuls Taction du systeme sur les hommes, exploitant leurs dSsirs, leurs besoins pour mieux les controler. Frederic n'est pas dupe; il a su voir au-dela des apparences. De meme, sa conception du bonheur va a Tencontre de TidSologie de consommation. Elle proclame le droit a la liberte chez l ' individu: " A u fond, le bonheur c'est vivre dans l'avenir..." (PE, p.175) Frederic a bien compris le sens veritable de Texistence. Aller de Tavant, toujours, ne pas s'attarder sur le present. Les hommes Tont oublie. Ils n'avancent plus. C'est a plusieurs generations d'hommes et de femmes, ayant pu bSnSficier des "largesses" du systeme (au prix de leur libertS), que ces paroles s'adressent. Ils ont oublie. Avec les facility d'achat, le credit, l'individu vit dans le present, il est transports par lui dans Tinsouciance totale de ce que l'avenir peut apporter: acheter maintenant, payer plus tard, c'est la nouvelle philosophic de Texistence. La satisfaction des desirs se veut immediate, elle ne supporte plus aucun dSlai. Josyane n'est pas la seule a vivre exclusivement dans le present et a en souffrir: "Les jours 7 4 passent. La peau est neuve tous les matins. Les gargons sont lagers et lisses, (...)." (PE, p. 156) C'est toute la population qui est prise avec ce mal profond venant les hanter sous ses formes de cauchemar collectif, de violence, de folie, de mort. L'alienation a des racines profondes. Fredtric a done parle. II est dangereux, sa parole menace. II sera tue pendant son service militaire. Ainsi, l'ordre (l'armee fait partie de l'appareil "repressif" d'Etat) aura pu triompher de la revolte d'un individu et, symboliquement, de celle de tous les autres encore faibles dans leur dispersement, leur desunion. "Frederic 6tait mort, on ne pouvait revenir la-dessus. « II faut vivre dans l'avenir. » Mais i l n'y en a pas. Les Lefranc ne pleuraient pas quand ils pensaient a Fr£d6ric; ils 6taient en colere. Ils dtaient fous de colere. Frederic £tait mort pour rien." (PE, p. 184) On peut dire egalement que cette mort est celle de l'avenir puisque Frtderic en etait la personnification. Mort gratuite, certainement, qui annonce deja le sort reserve a Josyane, en toute fin de roman, alors qu'elle se verra condamnee par sa condition de femme a l'interieur de la famille (la nouvelle unite familiale constituee: Josyane, Philippe et l'enfant a naitre), par sa condition d'individu a l'interieur du systeme, a contempler le present sans espoir de le depasser. Pour elle, il n'y aura plus d'avenir possible. II se sera eteint avec Frederic. Meme la Cite nouvelle (visitee par Josyane qui recherche Guido), Sarcelles, avec son architecture variee, ses grands espaces, ses arbres et ses pelouses reste fixee dans le present. Josyane la decrit comme une sorte de paradis, une fenetre sur l'avenir; la Cite de reve, fonctionnelle, agreable, repondant aux besoins de tous. Pourtant, au-7 5 dela du confort et de la beaute de l'ensemble, les memes problemes subsistent: le meme fosse entre les etres, incapables de communiquer, la meme emprise du systeme sur les individus. "Mais ic i ils n'avaient que des jumelles, j'en vis deux, on voyait h. l'interieur des maisons, qui s'observaient d'un bloc a l'autre en train de s'observer a la jumelle." (PE, p. 162) Les habitants y pratiquent une sorte de voyeurisme collectif; ils s'observent a distance. Ce qui rappelle l'autre Cite, la vieille celle-la, la Cite de Josyane, ou rintimite est absente: "(...) chercher un coin discret ici alors 9a, c'6tait du delire, dedans comme dehors on est nu comme un ver et dans le champ de vision de quelqu'un qu'on ne voit pas, surtout qu'en plus i ls ont des jumelles pour la plupart." (PE, p. 148) En fait, c'est simplement la cage qui a change, son apparence, puisqu'on a remplace le fer des barreaux par des plaques d'or finement travaillees. Voila pourquoi, vivre dans Sarcelles, ce serait vivre dans l'illusion de l'avenir, sans que la liberte" vSritable n'ait 6t6 conquise. B - F E M M E PROLETAIRE ET F E M M E BOURGEOISE Le role de la femme, sa place dans la society, est intimement lie a son statut social. Pourtant, qu'elle soit Spouse d'ouvrier ou femme de technocrate, la perception que Ton a d'elle (et qu'elle a d'elle-meme puisque, generalement, elle y concorde) differe considerablement. Les cliches et divers stereotypes en dictent la teneur sous forme d'ideaux collectivement repandus. La femme se trouve done Svaluee selon des criteres prtetablis d'esthetique, de tradition, ou autres, qui restent soumis, comme les biens de consommation, aux mouvements de la mode. Un refus d'y adherer, de s'y conformer, est interprets alors comme une marque evidente de revolte, l'indice d'une marginalisation certaine. Voyons quelle est la place, quel est le role attribue aux femmes de chacune de ces classes. L'experience respective de Celine et de Josyane suffira a eclairer notre recherche. Celine, que l'amour a pousse vers un mariage hatif, precipite\ decouvrira bien vite ce que Philippe exige d'elle en tant qu'epouse de bourgeois, en tant que femme occupant une niche a ses cotes: "Pourquoi essayes-tu d'£touffer ce qu'il y a de meilleur en toi? Je le sais, moi, ce qu'il y a de meilleur en toi. II avale une huftre. - Ah? Qu'est-ce que c'est? - Tu es une femme." (SS, p. 19) Apparemment, la qualite qui se trouve la plus valorisee chez la femme bourgeoise, c'est sa feminiti. Elle n'a qu'a etre femme, c'est-a-dire obtissante et soumise, et on peut alors dire d'elle sans risquer de se tromper qu'elle sait ou est sa place, sa place de femme, sous la dominance du verbe masculin. En ce sens, "aimer" c'est, n£cessairement, l'acceptation entiere de cette soumission totale et "naturelle" a l'ordre symbolique. Mais comment cette soumission s'articule-t-elle au juste? Celine trace un profil de la femme soumise, celle qui, en depit de ses aspirations individuelles, en depit de ses opinions accepte de jouer le jeu des stereotypes selon les regies de la grande mascarade sociale: 77 "Qui peut trouver une femme vertueuse? Le coeur de son mari a confiance en elle, Elle lui fait du bien, et non du mal, Tous les jours de sa vie. Elle travaille d'une main joyeuse. Elle est comme un navire marchand. Son mari est considaires diverses: Beauvoir, Simone de. Le deuxieme sexe. Paris: Gallimard, 1959. Ducharme, Rejean. L'Avalee des avales. Paris: Gallimard, 1966. Ducharme Rejean. Le nez qui vogue. Paris: Gallimard, 1967. Ducharme, Rejean. L'Octantume. Paris: Gallimard, 1968. Flaubert, Gustave. Bouvard et Pecuchet. Paris: Gamier [1938]. Malraux, Andre\ La condition humaine. Paris: Gallimard, 1933. 136 Perec, Georges. Les choses: une histoire des annees soixante. Paris: Julliard, 1965. Platon. Phedre. Dans Oeuvres completes. Bibliotheque de la Pleiade. Paris: Gallimard, 1960. Sartre, Jean-Paul. La nausee. Paris: Gallimard, 1938.