L'ART DRAMATIQUE DUBILLARDIEN ETUDE THEMATIQUE, TECHNIQUE ET CRITIQUE by PAMELA VEROLYNE SING B.A. University of British Columbia, 1973 A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF MASTER OF ARTS In the Department of French We accept this thesis as conforming to the required standard THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA September, 1975 In p r e s e n t i n g t h i s t h e s i s in p a r t i a l f u l f i l m e n t o f the requirements fo r an advanced degree at the U n i v e r s i t y of B r i t i s h Columbia, I agree that the L i b r a r y s h a l l make i t f r e e l y a v a i l a b l e fo r reference and s tudy. I f u r t h e r agree t h a t pe rm i s s i on for e x t e n s i v e copy ing o f t h i s t h e s i s f o r s c h o l a r l y purposes may be g ran ted by the Head o f my Department or by h i s r e p r é s e n t a t i v e s . I t i s unders tood that copy ing o r p u b l i c a t i o n o f t h i s t h e s i s f o r f i n a n c i a l g a i n s h a l l not be a l lowed without my w r i t t e n p e r m i s s i o n . FRENCH Department of _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ The U n i v e r s i t y o f B r i t i s h Columbia 2075 Wesbrook Place Vancouver, Canada V6T 1W5 Date SEPTEMBER 30 1975 ABSTRACT "Le nouveau théâtre" fait de recherches et d'expériences, tra-vaille à se situer, se définir. Le théâtre de boulevard, dont l'objectif principal consistait en l'amusement de son public, a fait son temps. Nous sommes certes tout aussi loin d'un autre vieil instrument théâtral, c'est-à-dire de la perpétuelle remise en question de la condition humaine et de la société, de la prise de conscience des liens qui unissent l'individu aux "autres." On voit les dramaturges contemporains écartelés entre la gravité du constat social ou métaphysique lié à notre époque et le besoin d'une gaîté saine qui procure l'oubli. Pour être fidèle à notre temps,le théâtre contemporain rie doit ignorer ni celle-ci ni celui-là. Doit-on conclure que déchiré par deux tendances extrêmes, le théâtre de nos jours doit souffrir d'une incongruité esthétique? Pour examiner ce problème, nous avons choisi de faire une étude du théâtre de Roland Dubillard qui à notre avis, est un des auteurs les plus représentatifs de notre époque. Depuis quinze ans, la cocasserie de ses pièces dramatiques fait rire Paris. Depuis quèlque.-teipps, ses sketches drôles ont ravi le vaste auditoire de la radio française. Or, curieusement, on découvre qu'à la source de l'oeuvre dubillardienne, s'impose un désespoir singulier devant l'aliénation irrécusable et irré-médiable de l'homme. Certains aspects de l'univers, qu'ils tiennent soit de l'homme lui-même, soit d'un domaine supra-humain, font de l'homme un "domestique" (terme employé par le dramaturge lui-même) sans recours dans son propre monde. Au premier abord, le rôle que pourrait jouer l'humour dans un drame si désolant semble inconcevable. A la réflexion cependant, on se rend compte que le burlesque, le vaudeville même, contiennent des éléments de provocation: c'est cela même qui fait rire. Ainsi, un théâtre qui . invente le rire là précisément où le sérieux voudrait l'interdire et qui fait surgir le plaisant et le plaisir de situations qui d'ordinaire s'y prêtent le moins atteste-t—il tout seul la profonde vérité humaine si subtilement contenue. Le théâtre dubillardien donc, nous met en face de notre condition navrante, mais fournit aussi le moyen de supporter cette vérité: l'hu-mour. Notre étude sur ce théâtre tout récent et original démontre que l'humour dubillardien emporte tout sur son passage. Il tient sa forme de la réalité quotidienne et sa puissance de tout ce qui veut sty soustraire. Grandeur de la dérision, misère du rien, les contrastes qu'offrent les spectacles actuels de Roland DuB.illard ne sont autres que le témoi-gnage de la dualité humaine. TABLE DES MATIERES Page Résumé ii INTRODUCTION 1 PREMIERE PARTIE: ETUDE THEMATIQUE 5 Introduction 6 I L'idolâtrie de l'argent 7 II Les contacts humains 25;; III Le besoin d' agir 55 IV La vieillesse 65 V La crainte de l'inconnu 70 Conclusion 73 Notes 78 DEUXIEME PARTIE: ETUDE TECHNIQUE 79a Introduction 80 I La structure des pièces . . . . . . 82 II La création d'atmosphère par l'intermédiaire des moyens concrets 102 Conclusion 135 Notes 138 TROISIEME PARTIE: SITUATION DU THEATRE DE DUBILLARD . . . . 139 Introduction .140 I Le théâtre dubillardien par rapport au Théâtre de l'absurde 141 II Dubillard devant les critiques 153 III L'humour 162 Notes 182 a CONCLUSION 182b BIBLIOGRAPHIE 187 ivr INTRODUCTION Le théâtre de Roland Dubillard est assez inconnu au moment où nous écrivons cette thèse. L'auteur publie depuis 1961. Son réper-toire, dont chaque oeuvre a jusqu'ici déclenché une polémique assez vive parmi les critiques, reflète une attitude contemporaine intéres-sante envers la condition existentielle de l'homme du vingtième siècle. Sans aucun doute, le "théâtre moderne" évoque toujours pour le spectateur moyen les haines et les désarrois des premières années de l'ère "atomique" qu'expriment Beckett ou Ionesco. La pensée de ces derniers est associée à ce qu'on est convenu d'appeler le théâtre "de l'absurde". La notion d'"absurde" repose sur l'aliénation fondamentale caractéristique de la situation de l'homme dans un univers hostile. Sur le plan de l'expression, elle se distingue par une mise en scène qui vise à communiquer la pensée absurde à un niveau sensible. Or, chez Dubillard, nous remarquons certains autres aspects qui rappellent définitivement l'art des'"aftsurdistes", une atmosphère générale des pièces. On se demande s'il s'agit d'un signe d'un nouvel art dramatique ou bien d'un accident heureux. En quoi consiste l'art dubillardien? Dubillard est d'accès difficile, du fait que ses intentions sont nettement philosophiques sinon métaphysiques. A travers son oeuvre se révèle une angoisse devant le tragique de la condition humaine: l'homme n'est pas bien dans l'univers. Ce dernier semble contrecarrer l'homme dans ses entreprises les plus insignifiantes. L'existence humaine est donc absurde, car insuffisante, sans aucune raison véritablement saisissable ou rémédiable. Or, pour abstrait que soit son contenu, le théâtre dubillardien ne constitue pas une thèse appuyée sur une action allégorique ou idéologique comme c'est le cas chez Sartre par exemple. Dubillard n'organise pas son théâtre comme une suite de discussions analytiques des malaises et des incertitudes existentielles. Il opte plutô.topour un art de mise en évidence, à un niveau proprement drama-tique, ensuite poétique ou cocasse, ou les deux à la fois, où des pas-sages philosophiques dominent. Au fur et à mesure que son art mûrit, il s'imprègne d'éléments de plus en plus fantastiques, nés de son ima-gination. Ainsi Dubillard rend-il sa mise en scène de la condition humaine de plus en plus insolite. Ceci s'opère sans que son théâtre devienne moins poétique et burlesque. Ses personnages, de plus, con— . servent un caractère individuel et humain, de telle façon que l'absur-dité du monde vue à travers eux semble d'autant plus intrinsèque à leur condition: sans paraître moulés sur des prototypes absurdes, ils évo-luent tout de même en victimes de l'absurdité universelle. Les thèmes de Roland Dubillard ne sont pas neufs, on les retrouve chez Beckett, Ionesco et Pinter...A la différence de ceux-ci, pourtant, Dubillard présente ses idées d'une façon composite que l'on ne saurait assimiler à l'art des absurdistes. Il se révèle donc nettement contem-porain mais avec assez d'originalité pour mériter une étude approfondie et détaillée, bien qu'il ne soit pas encore très connu ici et célèbre dans les grands cercles littéraires. On ne peut nier que l'avenir du théâtre dubillardien s'annonce bien. L'hésitation générale du public devant les pièces de Roland Dubillard ne saurait faire oublier l'intérêt exceptionnel qu'elles soulèvent et dont témoignent les nombreuses représentations qu'on en donne: La Maison d'os par exemple, a été joué plus de cent fois la première année au Théâtre de Lutèce. Il nous semble donc que, tout en se montrant nouveau et en marge du courant "absurde", le répertoire théâtral de Dubillard ait des chances de marquer. Il nous paraît même indiquer la direction du théâtre actuel. Pour cette raison, nous avons décidé de préciser l'essentiel du théâtre dubillardien, et, puisqu'il est encore virtuellement inconnu, nous avons jugé nécessaire d'en faire une étude générale assez détaillée. Nous avons divisé cette étude en trois grandes parties. La première est une étude thématique des pièces, divisée en cinq chapitres, chacun correspondant à un des cinq thèmes qui à notre avis, caractérisent la vision dubillardienne de la condition humaine. Ceci constitue le côté théoriqueidesnofcre étude. La deuxième partie se di-vise en deux chapitres, où nous traitons des problèmes de la technique dubillardienne. Le sujet du premier chapitre est la structure des pièces. Nous y avons mis en relief la conception dubillardienne d'une intrigue par rapport à l'intérêt et au rythme de l'action dramatique. Dans le deuxième chapitre, nous examinons les éléments de la création d'atmosphère dans chaque pièce selon un ordre qui permette de dégager progressivement l'élément irréel propre à chacune. Nous serons arri-vés alors à caractériser assez précisément ce théâtre contemporain. Une étude isolée n'ayant jamais une valeur très grande, il nous reste donc à voir la place qu'occupe le théâtre dubillardien dans l'histoire générale du nouveau théâtre. La troisième parti'é,, consiste en trois chapitres où, soulignant la qualité unique du théâtre de Roland Dubillard, nous faisons ressortir l'essence de son art. D'abord, nous comparons l'art dubillardien à celui des dramaturges de l'absurde. Ensuite, on étudie l'effet qu'ont eu : les pièces sur divers critiques modernes dont les commentaires donneront une idée vivante de la force de certains aspects saillants chez Dubillard. Ceci nous permettra de faire notre propre critique, qui servira de conclusion, et où il sera question du rôle divers et vital de l'humour chez Roland Dubillard. Nous espérons, par cette étude du théâtre dubillardien, éclaircir un aspect peut-être encore secondaire ou vague mais cependant rare et original du théâtre moderne français. PARTIE I INTRODUCTION Dans son théâtre, Dubillard traite des aspects particuliers de la conditionéhumaine. Or, cette condition que partage tout homme se dépeint d'une façon qui laisse croire à la duplicité de ses origines. D'une part, l'homme se trouve coupable lui-même des malheurs angoissants qui l'infli-gent. De l'autre part pourtant, les causes de sa situation déplorable semblent subsister malgré lui. Dans ce chapitre, nous traitons les aspects thématiques principaux chez Dubillard. Or, bien que ces thèmes s'enchevêtrent pour constituer un élément homogène apte à traduire le caractère irrémédiable de cette condition humaine mentionnée ci-dessus, cela n'empêche pas qu'ils soient étudiés séparément. Au contraire, nous les analyserons d'après un ordre de présentation qui révèle que si les hommes souffrent des insuffisances de la vie, la raison fondamentale se situe au niveau de l'activité sociale. En tant que membres d'une société commune, les hommes se sont forgé une échelle de valeurs qui les aveugle sur les valeurs humaines importantes. Ceci constitue une sorte d'auto-anéantissement car, on verra, le côté humain seul est capable de racheter la condition malheureuse qui est imposée aux êtres humains. Nous commençons donc par examiner ce sur quoi ils ont fondé une existence superficielle et fausse pour en venir ensuite aux activités et questions plus personnelles, plus humaines qui les touchent. Ce procédé aboutira simultanément et à une mise en question de la nature humaine par rapport à sa situation et à une mise en relief de l'absur-dité qui caractérise ce rapport. CHAPITRE I L'IDOLATRIE DE L'ARGENT Un entretien que Roland Dubillard eut avec Claudine Brelet en 1967 fait ressortir l'importance que le dramaturge attribue à l'argent. D'après celui-ci, "l'argent est le langage du monde.""'" Il faut recon-naître dans cette citation une allusion directe aux personnes dont la vie se règle d'après une philosophie basée sur la richesse. C'est qu'un dramaturge qui prétend parler de la condition humaine commune dans son théâtre ne saurait borner son interprétation ou sa critique au domaine purement pécunier. En effet, si nous parlons d'une "philosophie" c'est que le dramaturge a su discerner l'influence exercée par l'argent sur les différents aspects de la vie. Tout ceci, bien entendu, reste au niveau théorique. Il nous faut donc maintenant établir la place que tient l'argent et le rôle qu'il joue dans les pièces de Roland Dubillard. Prenons donc, trois de ses pièces qui, à nos yeux, traitent de ce problème: "Naïves Hirondelles,"'iCQÙEboiiy^ enJ: les vaches" et La Maison d'os. Il nous faut aborder ces pièces dans un ordre qui permet de voir l'influence de l'argent et ses conséquences sur la vie de l'homme, selon des étapes progressives. Dans Naïves Hirondelles, il est question d'un milieu de petits marchands. Dans un tel cadre, l'accumulation d'une fortune constitue inévitablement un but principal: c'est le commerce et rien que le commerce. Les personnages ne vont être préoccupés que par les objets ou les activités qui pourront leur procurer de l'argent et.évidemment, en épargner. Leur unique butin étant d'accumuler de l'argent, le garder, le chérir en tant que valeur monétaire, tout goût et confort personnels doivent être exclus de leur mode de vie. De tels personnages se privent naturellement des plaisirs les plus simples. Dans le premier acte, Madame Séverin contemple la possibilité d'investir dans une installation sanitaire quelconque. Dès le début, elle ne songe même pas g s e demander quel modèle lui plaîrait le plus. Elle envisage l'achat de cet objet non pas en vue de satisfaire ses goûts ou .ses envies mais instinctivement du point de vue des frais. Elle finit par se désintéresser de cette affaire mais on sent qu'elle 2 aurait sacrifié son confort et opté pour "un appareil à douches" au lieu de la baignoire tant désirée. Il faut se demander à présent pourtant, si ce désir de richesse n'influence les exigences d'une personne qu'envers elle-même. Plus tard, lorsque la vieille dame souffre d'un mal de tête, elle demande à Fernand d'aller lui chercher des aspirines. Celui-ci, pour-tant, préfère voir souffrir sa compagne que de toucher à ses propres "sous." La femme finit par lui donner cent francs pour faire la commis-sion, lui disant en même temps de garder la monnaie. Il refuse, mais ses actions trahissent une avarice qui poussée à l'extrême tend à la malhonnêteté. ' Fernand plie le billet de cent francs en quatre, en huit, en seize, en trente-deux et en soixante-quatre, puis le range dans sa poche.3 La préoccupation dans laquelle on le trouve ensuite, à siffler joyeuse-ment une mélodie et à ne pas aller faire la commission indique que les cent francs constituent un "vol." Or, il est rempli de joie, sentiment d'avoir gagné une petite somme avec facilité. Donc, ce n'est pas simplement que les personnages sont sévères pour eux-mêmes quand il est question de follement faire des économies. Cette attitude chez une personne d'idolâtrer le franc risque facilement de détruire une amitié. Or, étant donné l'aspect médiocre des commerçants de cette pièce, les manifestations de l'importance de l'argent se situent naturellement à un niveau mesquin et simple. Mais ce sont sa simplicité et sa mes-quinerie mêmes qui nous permettent d'observer le pouvoir absolu sur l'homme qu'exerce l'argent dans sa forme la plus fondamentale. Jussqu'ici donc, il a été question d'un rapport direct entre une certaine somme d'argent et l'achat d'un produit matériel quelconque. A ce niveau-ci, l'influence du premier sur le deuxième n'aboutit pas à des conséquences bien sévères pour les personnages (bien que l'exem-ple donné de Fernand porte déjà les indications d'un résultat plus grave de ce pâïchan.t chez l'homme). Il s'agit toujours du rapport simple entre le franc et une chose. Au niveau plus élevé du rapport mentionné plus haut, c'est-à-dire, au stade de son évolution où l'argent jouit d'une influence plus grave, le cas de Bertrand sert d'exemple. Jeune homme optimiste, ses intérêts et plaisirs se résument à un side-car chaque fois qu'il se trouve engagé dans une situation triste ou tendue, ou bien dans une discussion insup-portable, il s'évade pour "réparer son side-car." Objet de loisir donc, ce véhicule représente bien plus que les douches ou les aspirines déjà mentionnées. Or, lorsque le jeune homme refoule ses sentiments et habitudes de garçon et commence à considérer son side-car en termes de sa valeur en francs (à la différence de sa valeur en tant que jouet trop personnel pour avoir un prix commercial), des conséquences bien plus critiques se révèlent. Se rendant compte qu'il a vendu son side-car asf-in de s'acheter de quoi se lancer dans un commerce rentable, Ber-trand s'écrie: ...il y a tout de même quelque chose qu'il ne faut pas oublier, c'est que pour les acheter, mes noix, il a fallu que je vende mon side-car...mon side-car.' Pourquoi g.e l'ai vendu, mon side-car! IL LACHE TOUT ET PLEURE. Qu'est-ce qu'ils ont fait de ma jeunesse! les vaches.... Il a vendu chèrement sa vie de garçon, ayant permis que des qualités vénales viennent imprégner son esprit jadis innocent et quelque peu désinvolte. Or, si Bertrand avait antérieurement réussi à garder une attitude non matérialiste ce n'était pas sans opposition. A vrai dire, c'est puisqu'il avait tant résisté aux pressions du monde commercialement orienté que sa soumission finale assume un caractère tragique. Avant d'examiner les manifestations de l'attitude non matérialiste de Bertrand, déterminons.la nature des gens contre qui il devait exercer sa volonté afin de ne pas tomber victime de leur perspective commerçante de la vie. Chez la tante de Bertrand, Madame Séverin, on témoigne d'un carac-tère tout à fait moulé par les exigences mercantiles du monde. C'est qu'elle transfère la méthode de mesurer la valeur des objets en termes d'évaluation monétaire, au domaine des relations humaines. La manifestation de ce transfert se décèle sur trois niveaux pro-gressivement plus graves quanti leurs implications pour l'homme de Naïves Hirondelles. Dans un premier mouvement, l'argent va être utilisé comme moyen de tentation. 1 La vieille tante, par son insuffi-sance, son manque de force de caractère ou tout simplement par inaptitude à la moindre manifestation des sentiments, se trouve incapable de re-lations humaines avec son entourage. Elle se tourne donc, vers ses fonds pour un moyen de gagner le respect et l'amour qu'elle cherche. Or,,lorsqu'elle est affrontée par une personne qui résiste à ses ef-forts de corruption, Madame Séverin recourt à une sorte de tierce per-sonne: elle va utiliser une jeune fille par exemple, en tant que moyen de séduire un neveu sur qui elle perd une influence absolue. Ainsi se crée une sorte de trafic où la monnaie consiste, si l'on peut dire, en un être humain. Le résultat en est que cette dernière est ravalée au niveau d'objet commercial. (Cela se verra plus clairement plus loin dans la scène exemplaire tirée de la pièce.) Il n'y a qu'un pas à franchir pour atteindre le troisième niveau. Il s'agit à ce niveau-là de l'attitude qui n'incite une personne à nourrir une "amitié" que pour trouver une aide financière bon marché. Voilà que l'argent atteint un niveau d'être vivant: aux yeux de celui qui le divinise, l'argent s'empare du corps et l'esprit d'autres per-sonnes de . telle façon que lui seul détermine leur valeur. Il assume donc, une importance qui anéantit toute notion de caractère, d'intel-ligence et de sympathie, et tout cela parce qu'il détruit toute idée de jugement dans l'esprit commercialisé. Or, le mouvement entier de l'argent à ce niveau plus profond se démontre dans une seule scène qui se joue entre tous les person-nages de la pièce. Rappelons-nous que les réactions de Bertrand dans cette scène soulignent la résistance qu'il offrait devant le danger de devenir esclave de l'argent, laquelle, dominéeà la fin du deuxième acte, souligng la puissance des valeurs monétaires dans le monde. Madame Séverin se trouve frustrée dans ses tentatives de con-vaincre Germaine de s'occuper de sa boutique, structure où tient toute la vie de la première femme. Le refus de la chose donc, constitue un refus personnel pour elle. Saisie dans un moment de peine émotionelle et de panique ensuite, elle espère séduire la jeune fille avec de l'argent. L'argent devient un instrument de corruption, donc, aux mains de la vieille dame qui veut solliciter l'engagement d'une jeune orpheline. Remarquons le ton d'urgence dans la voix de celle-là lorsqu'elle s'écrie: Ecoutez-moi, Germaine! Mes chapeaux c'est oui ou c'est non! Et retenez bien une chose, c'est que si vous ne voulez pas de mes chapeaux, c'est pas seulement les chapeaux qui vous filent sous le nez! C'est les fonds! Et quand je dis fonds, c'est le fonds que je dis.'...^ En effet, on apprend aussitôt que si la vieille dame se montre empressée de s'associer une jeune fille qui était une étrangère pour elle jus-que là, c'est dans un effort de séduire Bertrand. D'une part,elle sent faiblir son autorité sur son neveu. D'autre part, elle le voit attirée par Gérmaine. Dans le but et d'avoir encore une influence sur la vie du garçon, et de se sentir indirectement l'attirer donc, Madame Séverin espère "acheter" l'orpheline. Elle se trahit à forcé de diriger des menaces vers Bertrand, tout en attrapant Germaine: •.-..Parce que après ce qu'elle m'a fait Yvette, eh bien mon testament, vous savez à qui il revient, mon fonds, Bertrand? (...) Eh bien, vous rie le savez pas, à qui tout ça reviendra, Germaine, si vous faites des chichis!^ Or, Bertrand, toujours insensible à de telles ruses basées sur l'argent, finit par faire savoif à sa tante que son argent le laisse assez indifférent: ...Tantine, vos 8 ou::800 ou vos 800,000 ou vos 8 millions, c'est bien, Tantine, donnez-les moi! si ça vous fait plaisir de me les donner à moi! Mais ça, ce n'est pas pour ça qu'il faut faire des grands gestes, parce que moi, Tantine, moi, je ne vous demande rien.^ Pour le garçon évidemment, les sentiments ne s'achètent pas. Bien que l'argent de sa tante puisse améliorer sa situation, . il refuse de per-mettre à la dame de lui en offrir, simplement à cause de ses motiva-tions peu dignes de celle-ci. La force de ses convictions se souligne d'autant plus que son partenaire, Fernand, le pousse aussi à accepter 1'argent. Fernand espère profiter de l'éclat de colère de la tante pour pousser ses intérêts personnels. Dans ce but, il juge nécessaire d'être gentil à l'égard de la dame - non pas pour l'apaiser, ni pour l'assurer de son amitié, mais pour lui prendre de l'argent. A' ce mo-ment-là, Madame Séverin eesse d'être une vraie personne aux yeux de Fernand. Devenue victime de sa mauvaise foi, elle finit par se faire considérer en tant que moyen pour lui de se faire payer un objet. A dessein de se procurer de quoi acheter une "paire de projecteurs", il essaie de persuader Bertrand de persuadèr sa tante. De nouveau, dépendant, le jeune homme s'en moque et tente de convaincre Madame Séverin de l'uni-tilité de ses promesses testamentaires: Pourries projecteurs, c'est tout de suite.' C'est pas quand elle sera morte! Quand vous serez morte, Tantine, moi, îje né sais pas ce que je serai...peut-être mort aussi, et alors vos 8 millions vous pourrez vous les mettre où je pense.'8 Dans de t. élite s parôitesi^ il faut reconnaître un jeune homme réfractaire à la tentation générale de l'argent. Comme nous a^vons déjà signalé plus haut pourtant, l'argent finit par s'imprégner dans la vie de ce garçon apparemment si anti-matérialiste. Lorsque Bertrand vend son bonheur avec son side-car, il atteste le malheur qui s'associe la con-naissance de ce qui fait marcher le monde. Fondé en larmes au dénoue-ment du deuxième acte, il se rend compte qu'il n'y a pas de place au monde pour celui qui veut rejeter les valeurs déhumanisantes d'une société vénale. Malgré son atmosphère de petit commerçant médiocre, Naïves Hirondelles nous donne un bon exemple initial du rôle primordial que jou:é l'argent dans une société en miniature. Prenons ensuite, une société plus représentative à cause d'être plus nombreuse, celle de "...Où boivent les vaches." • ••- • La société de cette dernière pièce consiste en des personnes qui prennent la richesse comme chose établie dans la vie quotidienne. Cela implique que ses membres se caractérisent déjà par l'esprit commerçant que Bertrand commença à acquérir au cours de Naïves Hirondelles. Ainsi sont-ils arrivés au point où leur perspective de la vie entière selon la valeur courante du franc. Désormais donc, ce sont des choses, des possessions palpables associées à une personne qui vont influencer voire définir sa valeur aux yeux de ses contemporains. Dans "...Où boivent les vaches,", les stages initiaux auxquels l'argent, étant toujours une chose à accumuler et donc toujours un objet de préoccupation comme il'était dans Naïves Hirondelles, sont dépassées de loin. Son accumulation sëest déjà établie comme but fondamental des activités sociales. Désormais, il va transférer son influence à d'autres domaines de l'esprit chez l'homme. C'est que l'esprit humain, ayant appris à considérer son côté d'individu à un plan secondaire par rapport à l'argent, peut désormais le considérer comme étant inférieur à de toutes autres choses. La situation empire, certes, si ces autres choses n'usurpent pas le rôle de l'argent, mais coexiste avec lui, de manière que la personne de l'homme se voit reléguée à un troisième plan de si-gnification. Dans la toute première scène de "... Où boivent les vaches.", le portier discute de l'immense maison d'un artiste. Il le fait d'une façon qui laisse entendre que la structure partage un sort "humain" avec ses propriétaires. En premier lieu il parle des "disgrâces et (du) style" du château, lesquels sont inconnus à tous sauf les quarante-huit travailleurs qui l'ont bâti et qui sont XquàsimëhtjntoUs morts actuel-lement) . En deuxième lieu, il nous apprend que les démaas propriétaires de la maison.sont presque tous oubliés. Le public se souvient surtout de la propriété de chaque propriétaire différent. D'emblée donc, l'élément humain est relégué à une signification dérisoire par rapport à toute possession matérielle. En effet/ le progagoniste de la pièce, Félix Jean-Marie Aimé dit ïélix Enne, se définit exclusivement par rapport à sa propriété. Et cette dernière ne consiste pas seulement dans les objets qui lui appar-tiennent, mais aussi dans divers titres qu'il a assumés pendant sa car-rière. C'est un homme qui peut et qui sait tout dans le domaine de l'art. Il est la culture même. Célèbre car loué par la société entière dans laquelle il vit, cet homme jouit d'une gloire inouïe. Or, sa propriété - sa richesse et sa gloire - tout en lui conférant une identité aux yeux du public, lui ôte la totalité de sa valeur en tant que personne. Il a une. identité non pas d'homme, mais de chose - d'idées, de talent. De cette façon-là, l'on saurait dire que le public voit en l'artiste autre chose que ce qu'il est, à vrai dire, tout ce qui ne tient pas à sa personne. On voit en effet, que tout le premier acte se compose des scènes qui révèlent les diverses façons aberrantes dont le public le considère. La première indication de la disparité d'interprétations entre ce qu'il veut être et ce qu'autrui lui impose se trouve dans les deux par-ties de son nom, le nom sous lequel il est connu ("Enne"), étant une transcription phonétique de l'antonyme de son nom original ("Aimé"). Ailleurs, les signes de cette disparité sont bien plus manifestes. Dans la première scène, le portier de la maison de Félix peut seulement dire au sujet de son maître que celui-ci est souvent "digne et stricte dans son frac." Ce n'est pas l'homme quotidien que l'on voit donc, mais celui des cérémonies. Dans la cinquième scene, le fils de l'artiste, Saul, se présente à un examen oral. Le sujet par hasard, est la biographie personnelle de son père. Le garçon échoue. Plus tard, le président lui rend visite. . Il déclare ne pas s'adresser au grand peintre, ni au poète - ni à l'homme - mais au sculpteur, à l'architecte. Même Elodie, la mère de Eélix est incapable de parler de son fils en tant qu'individu humain. Elle est constamment portée à vanter ses accomplissements. Elle affirme finalement que la réus-site de l'artiste réside dans: jj.S,]on compte en banque et l'affection de tout un tas de gens qui lui écrivent pour l'embrasser.... Et la gloire, celle même de Dieu!9 Voilà que même aux yeux maternels, l'argent et la renommée s'emparent de l'homme et le dominent. Or, Félix, doué au fond d'une vive sensibilité, se rend compte de ce que sa réputation a de superficiel et donc de précaire. Il tente d'affirmer sa valeur personnelle devant le reporter qui vient lui de-mander un interview. Celui-ci déclare vouloir bien connaître l'homme, mais en fait, s'intéresse aux projets de l'artiste,ce qui le ramène à parler du prix que va1lui remettre l'Académie des Arts Décrassants. L'artiste dit: Il paraît qu'on va me remettre un objet. Il me pèse déjà. Alors, je fais semblant de le porter De la poser (...) Et alors ce n'est plus cet ob-jet imaginaire qui me rend lourd. Non, je suis lourd tout seul: de mon propre poids. Mon propre poids qui me remonte dans le corps - ça y est.1^ Dans ces paroles-là, il faut reconnaître une prière au public de le considérer comme ayant une valeur d'individu humain. C'est que le prix lui sera conféré pour sa contribution culturelle à la société et que Félix voit déjà que ce sera désormais cet objet même avec lequel on va l'associer. Il veut que l'on sache cependant, que lui, Félix, a son propre mérite, lequel est signifiant sans même considérer ses ac-complissements artistiques et financiers. Au début de la scène, Félix se montre porté à juger les autres suivant un même critère personnel. Puisque le reporter lui rend visite de la part d'un "public relativement vaste", Félix le considère comme une sorte de représentant de ce groupe collectif qui l'adore. Au dé-but de l'interview, l'artiste célèbre insiste sur leur importance per-sonnelle commune: Vous n'êtes pas n'importe quoi. Je vous vois. Vous êtes quelque chose. Il n'y a pas que moi. Le reporter proteste pourtant: Monsieur Enne, si je suis là, c'est que vous en valez la peine. Vous avez un nom. Vous avez des titres.... Une prise de conscience subite de ce que vaut sa renommée impersonnelle dans une société impersonnelle le frappe et il hurle après le reporter ses quatre vérités d'insignifiance. Lui aussi se trouve capable de juger les gens d'après leur valeur matérielle: Tandis que vous: rien du tout. Vous êtes là et vous ne valez pas la peine qu'on vous re-garde! Ni qu'on vous'pose' des questionsI Vos projets, tout le monde s'en fout! Et vous etes là quand même!(...) enfin! malgré ce poids que vous pesez et cet air de panique au coin des yeux, enfin quoi, malgré vous, vous tout entier, vous là - vous n'êtes rien du tout. Tout çà, personne ne connaît. Personne n'en parle (...) Je ne sais pas si j'ai pitié ou mal au coeur (...) Rassurez-vous, ce n'est pas la première fois, A chaque interview, c'est pareil.H Malheureux que la même attitude anti-personnelle caractérise toujours le public, Félix se vois porté à une colère sarcastique dont l'acerbité même révèle son désespoir. Or, jusqu'ici, on a vu comment Félix subit une dépossession per-sonnelle en tant que proie de son fils, sa mère, son public, et fina-lement à cause de ses richesses culturelles et pécuniaires. On verra ensuite comment il est dépossédé par la culture, par ses dons mêmes. Nous avons déjà mentionné que Félix reçoit un prix en reconnais-sance de tout ce que lui doit leqménde. Mais là aussi, il s'agit d'une moquerie. Le prix est un objet en marbre. Or, l'Académie (et donc touttlè public), insiste que c'est une hache alors que Félix voit bien que c'est une lyre. Comme avant, on voit que la majorité interprètes-mal les choses, qu'elle impose ses jugements faux à l'individu et que celui-ci n'y peut rien. Félix ne cherche pas à contrecarrer son public: il se rend compte que c'est lui qui le juge; ses décisions commandent. Pour se faire accepter donc, il lui faut se prêter aux règles de son jeu: Il remercie son public à la télévision. A.côté pourtant, il avoue: Une hache. Avec des cordes en bronze. (;..) Oh, mais je la garde. Je la garde. Je n'au-rai pas trimé toute mon existence pour que tout à coup, pofl je laisse tout tomber. Je la garde. Or, en acceptant le prix et en le portant désormais partout avec lui, Félix admet.les chaînes de l'esclavage dans sa vie. Il sacrifie son caractère individuel qui depuis le début de la pièce se voit menacé d'une détérioration totale. L'individu plie devant l'ignorance de la collectivité. Plus tard, cette collectivité lui commande de dessiner un plan pour la fontaine de Médicis, construction qui se situe DEJA aux jardins de Luxembourg. À ce pointâci, l'influence absolue de l'esprit matériel se voit à deux niveaux: d'abord dans l'attitude du public et ensuite dans la soumission totale de l'artiste. Certes, que la fontaine soit déjà.bâtie pourrait bien poser un problème à Eélix! On ne s'intéresse aucunement à la contradiction pourtant, comme le révèle le président Hachemoche: Alors là! mon cher ami! Si vous me dites qu'elle est faite d'avance, je me demande où vous voyez un problème. C'est que le public ne sait même plus associer la valeur d'un objet artistique à l'artiste. Tout ce que veut l'Etat c'est un nom célèbre, tout à fait détaché de l'homme qui porte ce nom, que l'on pourra dé-sormais prêter à l'objet. Donc, que.l'objet soit déjà fait n'a aucune signification. La culture de l'homme, ses dons, ont réussi à se faire considérer à une distance énorme de sa personne. Or, jouissant d'une si haute estime, la culture devient une entité en elle-même qui, pa-rallèlement au rôle de l'argent, finit par aliéner l'homme de lui-même. Ne possédant plus rien de personnel, il devient objet. Et voilà la soumission totale d'un homme aux forces matérielles de sa vie. En effet, le dénouement de la pièce voit la.tête de Félix lui-même qui sert de monument pour le milieu de la fontaine. Dépossédé de ses liens naturels, de sa pensée personnelle et de son oeuvre, l'homme devient un conduit par lequel coulera une eau qui ne devra plus rien à lui-même. Le tragique consiste à savoir que ce n'est qu'à ce moment-là que Félix avoue se sentir utile. Jusqu'à ce point de notre analyse du rôle de l'argent dans la vie de l'homme dubillardien, nous avons dégagé son trajet d'un niveau de chose discutée et désirée au niveau d'une force devenue chose intrin-sèque au détriment des êtres humains. Il atteint la position d'être vivant en ce qu'il permet, voire contrôle ce qui va orienter les activi-tés d '..un homme pendant sa vie. Or, dans La Maison d'os, l'argent se voit rétrospectivement, à travers la vie d'un vieux Maître ôpulent, donc, à tous les niveaux déjà décrits. Cette pièce gagne pourtant de ce que le Maître commente en quelque sorte, les "événements" du drame. Dans La Maison d'os, il s'agit d'un jugement de la société qui, depuis les intérêts mesquins du petit cercle de Naïves Hirondelles, se trouve à la fin, à tous les niveaux sur la plus large échelle, complè-tement déterminée par l'argent. Voici l'observation-clé que le vieux fait dans la dixième scène: ...Vous-même, qu'est-ce que vous venez faire ici? L'intérêt et puis quoi? Pas l'intérêt d'argent bien sûr....Vos entreprises, vos notes de frais, vos bons et loyaux services, merde!...Je vous paye, non? Je vous ai payé....Vous êtes vendu, .vendu.et revendu et plusieurs fois revendu. Vous êtes le monpère de combien çà m'est bien égal et puis ils sont tous comme çà, tous, tout autour, ils sont payés peut être, et ils payent et ils sont payés....C'est ce qu'il y a tout autour, les gens, payés, achetés, vendus.... Une prise de conscience angoisssée s'emparant du vieil homme vers la fin de sa vie, il résume amèrement ce qu'a été son existence: en même temps, il rend jugement sur la notre, la condamnant à un vide insuppor-table. C'est que tout homme est devenu de la marchandise, un objet par excellence. Toute source possible de chaleur humaine a été épuisée pour l'homme. Toute réaction véritablement humaine a été eliminée de sa vie. Mais.ce n'est que juste avant sa mort, lorsqu'il est déjà trop tard pour rien racheter qu'il s'en rend compte. Il s'est entièrement vidé et dépossédé des valeurs humaines et des capacités humaines: il a un valet de bouche, de plume, de pensée....Il a mené une vie végétale. Quant aux domestiques de ce maître, il y en a très peu d'entre eux qui.mettent en question leur esclavage impersonnel. S'ils se sentent entièrement sous la dépendance de leur maître, ils se sentent quand même utiles, voire nécessaires. C'est que pour eux, l'état de non-être incarné par le vieillard est tout à fait dans l'ordre du monde. Voilà l'attitude entièrement commercialisée: tout est normal et jus-tifié pour eux, car ils sont payés pour rendre la situation ainsi. L'argent de nouveau se montre absolu en tant que valeur fondamentale du monde. Ayant établi l'aspect commercial dans la vie des valets, il or-donne aussi qu'elle soit caractérisée par 1'impersonnalité et l'insi-gnifiance. C'est ainsi qu'ils ont appris leur rôle, qui . est après tout, de servir. Si les domestiques peuvent en quelque sorte justifier leur situation, le maître ne le peut aucunement. Pour lui, il n'existe pas de dédom-magements. Dans "...Où boivent les vachesl', Félix se sent quand même utile en se vendant. Le maître au contraire, n'a réussi qu'à transformer sa vie en un immense lacune totale. C'est la victime contemporaine par excellence d'un sens des valeurs orienté vers tout ce qui est superfi-ciel, matériel, et que concrétise à jamais l'argent. En retraçant les étapes par lesquelles on a analysé le rôle de l'argent dans le théâtre dubillardien, on a inévitablement abordé le problème qui concerne la façon dont l'argent influence la philosophie des gens et leurs rapports les uns avec les autres. Si l'ordre dans lequel les pièces furent discutées montrait une progression dans le caractère de plus en plus indépendant et "vivant" de l'argent dans la vie humaine, il révèle en même temps, une implication de l'influence directe de cet argent sur l'élément humain de la vie. C'est qu'à.mesure que l'argent et les valeurs qu'il implique jouent un .rôle de plus en plus prononcé dans la vie de l'homme, la place qu'y occupe l'homme lui-même devient de moins en moins importante. De cette façon-là si l'homme veut maintenir une sorte déséquilibre dans sa vie, plus il devient obsédé par les valeurs pécuniaires, plus il devrait, par compensation sans doute, s'entourer d'êtres humains. Or justement, c'est ce que semble faire Dubillard dans ses pièces: ironiquement bien sur, comme on va le voir dans la deuxième partie de cette étude, consacrée à l'analyse des relations humaines dans son théâtre. Dans Naïves Hirondelles, où la vie n'est pas encore trop basée sur une possession réelle de l'argent, il figure quatre personnages. La deuxième piècêediscutée, où l'argent et la gloire deviennent les maîtres pendant une vie, est déjà plus diverse dans sa distribution de rôles. "...Où boivent les vaches" comporte une série de personnages qui représentent le public du protagoniste. Dans La Maison d'os finale-ment, où l'on témoigne de l'effet qu'a eu l'argent au cours d'une vie entière, le drame se divise en tableaux où participent quarante et un domestiques. Plus le rôle de l'argent dans la vie est activement joué, plus les personnages deviennent nombreux autour de la présence d'un ma"ître absent. Ne dirait-on pas que Dubillard souligne ce creux froid que laisse l'argent dans une vie censée faite pour abriter une chaleur humaine? Froideur que ne saurait racheter aucune méthode de calcul. C'est à dire que le procédé mathématique, commercial qui consiste à simplement augmenter le nombre d'éléments d'un ensemble afin de remplir un vide dans cet emsemble n'est aucunement efficace là où leur unité vivante est une question humaine. La solitude accablante dont souffre le Maître entouré de maintiss domestiques atteste cette loi fondamentale de la nature. CHAPITRE II LES CONTACTS HUMAINS Dans cette nouvelle partie, il s'agit d'une analyse détaillée de la question que nous venons juste d'aborder à force d'observer que l'im-portance du rôle de l'argent dans la vie d'un individu influence ses rapports avec son entourage: il s'agit de la nature des relations humaines illustrées dans les pièces dubillardiennes. Cette division de la première icpartie constitue, sans doute, le noeud de la discussion thématique de notre étude. C'est que ce problème des contacts humains englobe ces relations essentielles que sont l'amour et la camaderie. En effet, on va examiner des rapports tel que celui qui existe entre deux amants, entre mari et femme, ou entre deux femmes, deux hommes. Certes, l'amour constitue le lien de contact le plus intime et le plus profond de tous. Chez Dubillard, il se voit dans deux sortes de rapports: celui du couple et celui d'entre une mère et son fils. Or, à ce niveau idéal de rapports, nous ne trouvons de bonnes relations entre les personnages qu'à trois occasions, celles-ci ayant lieu dans La Maison d'os, "...Où boivent les vaches" et Les Crabes ou les hôtes et les hôtes. Deux fois il est question du rapport mère-fils. Le Maître de La Maison d'os adorait sa mère: Quelle belle femme c'était, Maman.' si gracieuse et gentille. Elle portait longs ses cheveux blonds et....Enfin bref, Maman, c'était Maman, alors, j'en profitai. Son sein, son oreiller, ses bonbons...elle était tout pour moi, Maman. Il aimait sa mère mais même dans ses réflexions nostalgiques il donne l'impression de l'avoir aimée pour ce qu'il pouvait tirer d'elle de façon intéressée. De toute façon, elle est morte maintenant et le bonheur qu'il associe avec cette image, qu'il soit illusoire ou égoïste, ne reste qu'en souvenir. Dans ."Of).Ou(boi^ nt les vaches", la mère joue un plus grand rôle. C'est à elle que tout le monde attribue la formation du protagoniste. "Voilà," dit-elle au cours d'un interview, "c'est comme çà qu'il est. Iil me doit tout, monsieur, tout sur le bout du doigt." Etant donné l'influence absolue qu'Elodie exerce sur son fils, il est heureux qu'ils partagent un amour tendre. Pendant le même interview, elle s'exclame: Vous en cherchez, des amours! Mon amour maternel. Toute tendresse j'ai été. Toute tendre comme une viande à lui, qu'il a mangée. Il m'a mangée, je n'ai pas fait de résistance.-^ ce qui témoigne d'une notion quasiment vorace de l'amour chez le fils ouechez la mère. En effet, l'amour maternel d'Elodie pour Félix finit par avoir un résultat néfaste pour lui. On a déjà vu le sort auquel Félix se destine. Or, le rôle que joue sa mère en ce qui concerne la prépara-tion de 1 '-homme pour un tel sort est d'une importance primordiale. Tout à fait,compréhensive pour son fils, mais dans ce but possessive, Elodie a très bien su comment garder Félix en petit enfant dépendant. Or, si l'enfance implique des expériences riches car étant la période de la vie où l'homme est pleinement en proie à une appréhension con-fuse devant le réel, elle signifie aussi un stade de la vie où l'être est le plus facilement influencé, voire dominé. Grâce pour la plupart à Elodie donc; Félix devient une illustration suprême de la soumission à laquelle divers aspects de la vie contraignent l'homme. Or, si l'amour mutuel entre Elodie et Félix dure, c'est que Félix est le seul individu du répertoire dubillardien qui ne sait ni s'affirmer ni garder l'élément d'indépendance et de conflit qu'on trouve à la base des autres personnages principaux. Dubillard, sug-gère-t-il que pour que deux êtres soient heureux ensemble, il faut que l'un d'eux sacrifie son moi pour élever l'autre à la position d'être son "tout"? Etudions donc ce problème quant au couple, union sup-posée la plus intime et la plus parfaite. Cette question se pose en effet, dans Les Crabes ou les hôtes et les hôtes. Dans cette pièce-ci, un rapport heureux existe à l'in-térieur d'un jeune couple qui doit souvent s'aimer. Ce qu'il y a d'in-quiétant chez eux, cependant, consiste justement dans leurs aveux amou-reux qu'ils se font presque trop fréquemment. Il semble, bien des fois, qu'ils se sentent toujours obligés de se persuader de leur amour pres-sant tout en craignant qu'il ne puisse durer. Dans la première scène par exemple, le jeune homme exprime la conviction que deux êtres ne sauraient exister ensemble tout en conservant chacun son indépendance. Il révèle qu'un couple se constitue de deux entités qui, souffrantes de leur besoin l'une de l'autre doivent constamment se méfier des mâ-choires dévorantes l'une de l'autre. Le Jeune Homme: (...) Et ne regarde pas mon nez comme si tu voulais le détruire. La Jeune Fille: Le connaître seulement. Le Jeune Homme: C'est-à-dire, le tordre; le tourner à l'envers, son ventre à l'air, son dedans dehors. Comme un crabe. La Jeune Fille: Ton nez comme un crabe? Le Jeune Homme: Et toi comme un crabe. Comme un époux l'épouse et inversement.. On ne sait plus qui mange et qui est mangé. Le crabe, c'est une bouche. Quand la bouche mange la bouche, on ne sait quelle bouche mange l'autre ^ ni quelle est l'autre qui est mangée. La plupart du temps pourtant, il s'agit d'aveux tel que le suivant où le jeune homme révèle l'envie d'être vraiment uni à sa jeune femme -d'etre si proche de celle-ci qu'ils se sentiraient un seul être: Nous, ce qu'on veut, c'est être ensemble. J'ai rêvé d'un objet qui - nous sommes unis tous les deux - mais qui nous réunirait plus encore. Un trou....Un dé à coudre....Une épingle à cheveux dont tu serais la droite et moi la gauche, une épingle, une seule avec son coude, une épingle à cheveux, unique, comme quelqu'un qui se presse contre quelqu'un.^' Dès le début donc, ce couple semble heureusement destiné amener une vie conjugale réussie, malgré de temps en temps, des notions négatives sur leur rapport. Ils manifestent des penchants essentiels à la sou-tenance d'un rapport, tel le don de discuter leurs problèmes, leurs craintes, leurs espoirs. En dépit des aspects définitivement positifs de leur relation pourtant, ils révèlent un défaut grave qui, si l'on tient compte de notre analyse de l'argent, promet de les perdre. Le jeune couple associe tout leur bonheur avec le temps passé ensemble dans leur villa. Pour eux, "(leur) maison est la plus maison de toutes les îles": la plus idéale, comprenons, et ils s'y plaisent bien. Ils ont décidé pourtant de louer leur villa. Ils ressentent une angoisse lé-gère devant l'arrivée proche des nouveauxllocataires, "puisqu'il s'agit d'entrer! Puisqu'il s'agit de quelque chose qui va entrer dans (leur) chose à {eux]"" Ils raisonnent néanmoins, que "pour un peu d'argent, il faut qu'on le leur donne." Et en effet, dès l'arrivée des nou-veaux locataires, le jeune couple s'engage sur une voie qui va ruiner son bonheur. Il trahit leur amour, déjà quelque peu précaire pour une somme d'argent. Or, sa destruction pour des raisons d'argent n'est quand même apparente que considérée d'un point de vue analytique. Pour le reste, sa sitia.tion initiale dégénère à cause des locataires. Con-sidéré indépendamment de tout autre élément extérieur, donc, le jeune couple semble réussir à vivre d'un amour relativement positif, à ses débuts du moins. Ce rapport servira de mise en relief à l'étude des autres couples chez Dubillard. Le cas de Bertrand et Germaine dans Naïves Hirondelles illustre le développement d'un rapport dès la première rencontre des deux per-sonnages. Bertrand et Fernand s'occupent d'une boutique. Germaine, jeune orpheline jolie, tombe par hasard sur cette boutique un jour où elle cherche du travail dans une boutique de modiste. Bertrand la reçoit mais sort aussitôt. De son compagnon d'affaires, l'orpheline apprend que la boutique qu'elle cherche se trouve à.côté. On découvre pourtant que la modiste (qui est aussi la tante de Bertrand) a dû se défaire de son magasin. Madame Séverin vient donciensùite s'installer dans la bicoque de Bertrand et Fernand. La petite société à quatre finit dès lors (Germaine ayant été pris sous la tutelle de la modiste), par se réunir chez les deux hommes. Or, dès le début, Bertrand trahit l'attirance qu'il ressent pour l'orpheline à travers un malentendu: Fernand: Elle t'aime bien, tu sais. Bertrand: Germaine. Fernand: Mais non, pas Germaine. Quel âsj^ elle peut avoir, Madame Séverin? Pendant le déjeuner du premier acte ensuite, Bertrand manifeste son intérêt à la jeune fille en lui devisant de maintes trivialités et en lui rendant de nombreux petits services. Lorsqu'il lui faut finalement abandonner ses avant-propos cordiaux pour en venir à exprimer franchement l'intérêt qu'il lui porte cependant, il se trouve interdit. Il ne peut s'empêcher de s'appesantir sur des à-côtés dont lui seul comprend les allusions. Or, lorsque ses propos indirects ne réussissent pas à sus-citer un aveu d'amour chez Germaine, Bertrand est déçu, se fâche et finit par provoquer des réactions négatives en elle. Le point de départ pour plusieurs de ces entretiens voulus amoureux, par exemple, est la photographie: aux moments où Germaine exprime son indifférence à propos de la photographie, Bertrand l'interprète comme remarque défensive envers ses propres avances. L'intérêt pour la photographie augmente chez Germaine pourtant, celle-ci entendant.le sujet mentionné plusieurs fois par Bertrand. Elle avoue plus tard, avoir fait un peu de photogrpahie. De nouveau, Bertrand porte sa réponse à un domaine qui révèle en fin de compte qu'il s'inté-resse à l'orpheline en tant qu'épouse éventuelle: Oui. Un peu. Mais ce n'est pas votre métier. Vous vous faites photographier comme tout le monde, seulement quand il s'agit de se faire photographier sérieusement, c'est fini, plus personne. Tant que çà ne donne pas de mal, tout le monde va bien, oh çàî On en trouve plus qu'il n'en faut. C'est comme pour l'amour: Mademoiselle, est-ce que je peux vous .passer la main, mais oui, Monsieur, comment donc et allez-y, pour les pattes en l'air il y en a, on est tout sucre et tout miel! Seulement après, quand il s'agit de s'occuper des marmots qui viennent, et des vari-celles, et de faire le ménage et de faire la vais-selle, ha!...20 Germaine finit certes, par comprendre le jargon du jeune homme. Dans un aveu amoureux .qui semble sortir de sa bouche malgré elle, Germaine lui dit qu'elle aimerait bien faire de la photo avec lui. "Le ménage aussi, la vaisselle aussi!" s'écrie-t-elle. Se rendant aussitôt compte du sens de ses paroles, elle semble choquée et s'enfuit en proie 2 A à un "désarroi affolé" Leur problème évidemment, réside dans la diffi-culté qu'ils éprouvent à exprimer des sentiments intimes. Or, si Bertrand ne réussit pas à dire "Je t'aime", il ne tolère pas la même difficulté chez Germaine. Ayant envie de s'assurer sur les sentiments positifs de la jeune fille, Bertrand lui demande la raison pour laquelle son prénom lui fait plaisir: donc, la raison pour laquelle IL-lui plaît. Toujours incertaine et timide pourtant, Germaine se dé-clare incapable d'expliquer le phénomène. Aussi étrangère à la raison de tels sentiments en elle qu'elle l'est à leur expression verbale, la jeune fille ne saurait satisfaire le besoin qu'éprouve Bertrand d'en-tendre dire qu'elle l'aime. Tous deux finissent par s'énerver et se fâcher. De telles scènes coléreuses caractérisent tout,les premiers .deux actes, .se terminant souvent avec la menace d'un des "amants" de partir pour de bon. L'autre le lui défend chaque fois pourtant. Cela continue jusqu'au moment où le jeune couple part à la fin du deuxième acte. Ils ont fini par s'entendre peut-être. De toute façon, ils ont décidé de rester ensemble, où qu'ils soient (le dramaturge ne précise pas). A en juger par leurs "conversations" avant, on craint pour leur bonheur. Leur problème fondamental consiste en un manque de communi-cation, ce qui les obligera pour toujours à garder une certaine distance entre eux. Le vide créé par cette distance, ils nous l'ont montré, se comble de disputes, de crises fâcheuses et de reproches intarrissables. Si le malheur semble donc les poursuivre, c'est qu'ils se montrent également incapables et de vivre seuls, sans amour, et d'apprécier mani-festement la présence, l'un de l'autre, dans l'amour. D'un amour difficilement avoué et qui donc reste en quelque sorte à un niveau de timidité platonique, passons à un amour physique, qui souligne le rôle de l'attirance sexuelle comme source principale d'atta-chement . Dans Le Jardin aux.betteraves, une femme franche affronte trois hommes dont deux l'ont déjà connue en tant que maîtresse, leur place ayant été usurpée par le troisième. Les quatre personnes forment un quatuor musical qui se rencontre pour répéter un concert de Beethoven. Or, dans cette pièce,.très peu de sentimentalité s'exprime entre homme et femme. C'est que la maîtresse des trois hommes, Angélique, ne cherché jamais à approfondir un rapport outre son côté physique. En étudiant la réalisation des rapports entre cette femme et chacun de ses compagnons de quatuor, tenons en compte que le genre d'amour en ques-tion paraît proposé comme une sorte d'alternative à un amour manqué tel celui de Naïves Hirondelles. A l'aide de la pièce présentement étudiée donc, on explore les possibilités d'un rapport qui veut se situer à côté de certains problèmes, à force d'éliminer l'aspect intime et sentimental. Ce rapport où l'intimité et la sentimentalité s'excluent p.ourrait souligner le besoin d'un esprit raisonnable et objectif. En effet, l'attitude objective par excellence s'incarne en la personne d'Angé-lique. Pour cette femme, la chose la plus importante de la vie est la musique dont la personnification se réalise dans on talent pour l'alto. La déjà on voit les traces de la conviction de Dubillard que la culture d'une personne peut trop bien reléguer tout ce qu'il y a de personnel chez elle dans l'arrière-fond. Effectivement, Angélique se montre vide de tout égard intime et désintéressé dans ses rapports avec autrui. Dès son entrée sur scène, Angélique sè montre assez indifférente à Guillaume, chef du quatuor dont elle est la maîtresse actuelle. Celui-ci, au contraire, se révèle sous une dépendance enfantine de l'altiste: il se comporte comporte continuellement en garçon gâté devant sa maîtresse. Chaque fois que quelque chose pose un problème pour Guillaume, il crie son nom: ainsi la scène où il la prie de l'aider à ouvrir son étui de violon. L'impa-tience qu'Angélique manifeste en déférant au désir du vieil enfant semble trahir le manque d'une affeStion même bienveillante pour lui chez elle. Cette impression se renforce lorsque l'on voit combien elle est facile-ment persuadée d'ignorer exprès son compagnon pleurnicheur. Camoens lui dit de laisser leur chef se débrouiller tout seul en grand homme et Angélique lui obéit sur le champ. En se montrant si facilement in-fluencée par un ancien amant, Angélique révèle que ce qui la lie à Guillaume ne peut pas être trop profond. En effet, ailleurs, Angélique n'hésite pas à parler dédaigneusement de son "amant", tout en le traitant d'idiot débile avec les deux autres hommes. Elle avoue à Milton: ...tu ne te rends même plus compte que tu joues du violon. Tu ne te rappelles même plus que tu étais mon amant la semaine dernière. Camoens, lui, a encore des envies de pleurer quand il pense qu'il ne l'est plus depuis un mois et que son violon-celle .'.. .Quant à Guillaume, de l'avoir été hier et ce matin mon amant, Ca l'affole. Mais moi ce n'est pas pareil: il n'y a que mon alto qui compte.22 Elle annonce d'ailleurs avoir pris un.autre amant à Budapest: Devant l'attitude offensée des trois hommes, elle déclare, "si vous croyez que c'est facile, de jouer de l'alto avec trois cocus...." Plus tard dans là même scène, elle réagit favorablement aux invités à vrai dire gros-sières de l! "ïiote" de la Maison de la Sulture. Tirribuyenborg la taquine pour ensuite "ouvrir un peu sa robe." Il la referme aussitSt mais Angé-lique cherche déjà un hamac. Elle explique que, ayant toujours été franche, elle ne commencera pas à ce moment-là à dissimuler ses activi-tés. Evidemment, Angélique sait parfaitenentitmaîtriser ses actions et sentiments. Et son attitude lui semble une suffisante philosophie de la vie. Elle s'en vante devant les trois hommes: Eh bien, voilà, vous n'avez qu'à choisir(...)de fric, oui, si je souhaite dépendre de quelque chose, c'est d'un petit magot de fric! que je me serai fait. Mais d'un seul de vous trois, de vous quatre, ou d'un seul de l'octuor d'Ostende, ou d'un seul violoneux des quarante orchestres symphoniques qui veulent bien de moi comme alto, jamais! je ne dépendrai pas. Quant à vivre des années, moi avec trois hommes, dites! sans mêler l'amour au travail, non. Que d'em-barras! Accaparée j'aurais été, plus un moment. J'ai préféré que, des quatre que nous avons été, ce ne soit pas moi qui souffre; mais les trois cocus.23 Soulignons qu'une telle attitude, tout en protégeant bien l'altiste des douleurs morales, a deux résultats d'implication négative pour la race humaine: d'abord, une froideur matérialiste marquée chez la personne et ensuite la décomposition du couple en tant qu'institution stable. Pour les hommes, il y a des conséquences différentes. Devant l'attitude d'Angélique, Guillaume, Camoens et Milton semblent passifs, sans question, sans jugement d'insuffisance touchant son caractère. Leur soumission pourtant n'empêche pas qu'ils souffrent moralement quand même de leur position partagée. Milton surtout, a de la peine à dissimuler sa sensibilitil quant à la 'légèreté'd'Angélique. Sa tentative de s'en moquer stoïquement devant Camoens échoue: Je m'en fiche d'être cocu, Camoens. Il y a eu bien des cocus, Camoens, qui m'on fait cocu, ça m'est arrivé des tas de fois. Eh bien moi, je les ai fait cocus, voilà! Aussi raide. Rhan.' (...) IN TROUVE SON CHAPEAU ET S'EN COIFFE LE VISAGE POUR PLEURER DEDANS. Halgré lui donc, l'amour pour Milton.se situe à un niveau plus profond que le physique, ce qui l'empêche de pouvoir penser à sa position d'une façon froide et calculée. Camoens djautre part, ne craignant pas de révéler son estime pour l'altiste, prétend accepter sa situation d'une manière raisonnable. A Milton, il dit: Seulement voiLà. Cocu, tout le monde y passe. Mais savez-vous en faveur de qui Angélique vient de cocufier, de mardi à vendredi dernier, son dernier cocu?2^ Pour Camoens donc, toute femme est capricieuse et donc infidèle et il n'y voit aucune raison pour être malheureux. La défense semble con-sister en une attitude obligeante (quelque peu ironique qu'elle pa-raisse) envers Angélique. Tout en s'avouant cocu par celle-ci, par exemple, Camoens fait son éloge: Angélique! Quelle admirable petite âme! Une statuette! Je l'adore,^ et plus tard quand elle est là, il se montre toujours disposé à lui faire plaisir: Angélique! Est-ce que tu veux boire un peu de quelque chose? Viens, tu es toute mouilléé, où sont les serviettes? (...) AssiëdVtoi.(...) Venez mon petit, c'est là, installez-vous, votre partition.... Il paraît qu'à force d'accepter comme naturel le trait d'infidélité chez une femme, ainsi évitant de garder rancune contre elle, il est toujours capable de trouver sa présence agréable. Etant donné la nature provisoire de l'amour donc, il nous montre que seul un esprit objectif peut s'en tirer inâemne, pour ainsi dire. En dépit de lui pourtant, Camoens se montre moins capable de rester a£u5'sfsi raisonnable et nonchalant qu'il l'aurait voulu. Sa défaillance se dévoile au moment où Milton aussi,adopte une sorte d'attitude cavalière envers l'altiste. ("Oh! mignonne. As-tu fait bon voyage?") Camoens devient jaloux et se montre rancunier envers Angélique et Milton. Lui aussi finit par seïtrouver dans la difficulté de garder son sang-froid devant une émotion qui n'est apparemment pas à raisonner. Ce n'est donc qu'Angélique qui réussit à raisonner ses "affaires de coeur." Pour y arriver pourtant, elle se montre moins que décente. Elle semble prendre du plaisir à démoraliser ses compagnons. A force de réaliser une attitude objective, elle se montre inhumaine. Ce juge-ment de l|altiste est juste dans le mesure où elle se comporte d'une façon égoïste, intéressée et! insensible avec ses amants (les anciens ET les actuels). Elle n'hésite pas, par exemple, à ouvertement ranger tous ses compagnons de quatuor sous le seul terme dégradant de "cocus". Si Angélique est coupable d'une offense donc, c'est pour autant qu'elle diminue tous ses "amis" à un niveau d'objet, vide de toute signification humaine. Le dégagement d'une telle observation devient très important à cause de la position unique conférée à Angélique. De tous les couples présentés chez Dubillard, ceux que ferme Angélique sont les seuls où la femme ne isouffre pas ou d'une indifférence chez l'homme, ou d'une ex-ploitation sexuelle par l'homme, bref, de n'importe quelle forme de traitement humiliant de la part de l'homme. Même dans Naïves Hirondelles où l'intérêt mutuel entre deux personnes faillit ne pas se déclarer du tout, l'intérêt physique, superficiel et provisoire ne saurait s'empêcher de s'exprimer. Bertrand laisse en-tendre à Germaine qu'il a honte de se sentir attiré physiquement par elle. A la réplique de la jeune fille qu'il n'a aucune raison.de se sentir ainsi, il répond brutalement: Eh bien, Germaine, dites-moi comment ça se dé-boutonne, cette petite chose?(...) Je vous demande çà.parce que je voudrais bien voir ce qu'il y a dedans^ Germaine, („r.. ) Alors, désha-billez-vous. C'est du nu que je voulais faire. Alors? Vous vous déshabillez, oui? Vous voulez que je vous aide?(...) Allez-y. D'ailleurs, il faut que je me rende compte si rçà vaut la peine. Evidemment, Germaine va se sentir blessée devant un aveu si bestial. Dans le troisième acte de la même pièce on aa»perçoit une considé-ration légèrement sexuelle chez Fernand pour Madame Séverin lorsque celui-là profite d'une occasion fortuite pour tâter la dame qui est quand même une vieille amie âgée à lui. Son acte aussi, cause un gêne général dans la scène. Parallèlement dans Les Crabes, on témoigne de plusieurs remarques grossières que le Monsieur dirige vers la Jeune Fille, telle la suivante: - S'il vous plaît-, mademoiselle. .. .Laissez-moi vous délivrer(...) de ce cordon. Voulez-vous me per-mettre de soupeser votre mamelle?... Dans ' ''.QO Oùteiveh't les vaches" ensuite, le traitement dégradant que subit la femme de Félix n'est pas d'une nature sexuelle, mais il s'agit tout de même de considérer la personne comme un objet sans caractère. L'ar-tiste atteste cette constation: Sur n'importe quoi je cognerais, rien ne me ré-pondrait, le creux seul sonnerait....Ma femme s'appelle Rose. C'est bien la preuve, ce creux, qu'elle n'a pas de présence. Elle veille sur moi, oui, mais de loin.... Or, les mots de Félix implique que l'homme aussi souffre d'un lien in-suffisant, lequel est constaté dans La Maison d'os, mais au cas de Félix et Rose, c'est le premier qui rejette l'amour tolérant que lui offre l'autre. C'est donc Rose qui souffre pcolmir des raisons au-delà de son contrôle. D'après ces quelques exemples donc, on a l'impression qu'en gé-néral, la femme dubillardienne subit un rabaissement de ses qualités humaines et individuelles à l'intérieur d'un rapport quelconque avec un homme. Or, dans La Maison d'os, le maître ne précise pas le genre de difficultés qu'il a éprouvées à cause d'un lien intime avec une femme. Il implique néanmoins que seul un rapport physique détaché peut épargner de la peine à quelqu'un: Baisons, baisons! Sale type, il m'aura enlevé le simple plaisir. Je ne parle pas de l'amour. Ou si j'en parle, il va encore falloir q u e j e pleure.28 C'est uniquement au cas d'Angélique donc, que l'on voit une personne réussir à sauvegarder sa personnalité intégrale à force d'éviter tout engagement émotif. Sa situation, pourtant, n'est pas davantage une réponse idéale à la question du rapport entre deux membres du sexe op-posé. Si elle sort de chaque aventure sans dommage, elle laisse der-rière elle des victimes: ceux qu'elle a réduits à un niveau d'objet pour réaliser un rapport purement physique. Dubillard nous apprend que l'on ne peut avoir un rapport gratuit basé sur rien. Or, si d'autres personnages révèlent qu'un rapport sen-timental comporte des difficultés insurmontables, Angélique révèle qu'un rapport où les sentiments n'exercent aucune influence (surtout s'il ne se remplace que par l'intérêt physique) comporte des consé-quences encore plus graves à cause de ses aspects inhumains. Jusqu'ici a été étudiée la nature des problèmes que soulève la question de l'amour pour les couples non mariés. Il reste à voir ensuite si ces problèmes se résolvent, persistent ou empirent chez le couple marié dubillardien. On analysera cette cellule sociale à travers Les Crabes pour la plupart, tout en s'appuyant sur "Çyi.Où boivent les vaches." On a déjà étudié "le jeune couple" heureux des Crabes. Dans la pièce, pourtant, l'intérêt "dramatique" se trouve dans l'opposition à ce couple-là, faite par leurs locataires âgés. Sur un plan analogique, les deux couples partagent des intérêts et des valeurs, conclusion im-pliquée dramatiquement par lîoccasion de louer la même villa. Chaque couple est comme un reflet de l'autre - de la façon dont chacun était ou sera, selon les cas respectifs. Si le jeune couple sert à la mise en relief du bonheur harmonieux dont le vieux couple jouissait jadis mais.qu'il a perdu depuis, cette deuxième union certes, promet un avenir noir à l'autre. C'est que tous les aspects négatifs qu'on a observés dans les couples non-mariés ont convergé à l'intérieur du rapport entre "Monsieur" et "Madame." L'entrée en scène du couple âgé pollue l'atmosphère d'un brouil-lard épais de mauvais sentiments. Toutes leurs conversations s'im-prègnent de reproches, de crises de colère et d'insultes mesquines. Dès leur arrivée à la villa, ils s'accablent d'invectives, ne tarissant .même pas pour dire bonjour à leurs hôtes: Madame: Jules, tu es ridicule. Ferme ta valise. Et ta boutonnière. (Aux jeunes gens:) Où est mon chien? Kulo? : Il vous suivait, il allait par-devant. Kulo? Le Jeune Homme: Madame... Madame: Il a dû arriver avant nous. Où estèil? Monsieur: Tais-toi. Madame: Comment! "Tais-toi!" Monsieur: Je dis "Tais-toi!" Tu n'as que trop parlé le long du trajet.29 On voit qu'une attitude mutuellement dédaigneuse caractérise le mari et la femme, ce qui aggrave déjà la situation du type de Guillaume et Angélique dont le rapport tendait à une attitude certainement méprisante de la part de la femme et à un esprit quelque peu passif.de la part de l'homme. Chez le couple âgé des Crabes, le conflit va être obligatoire-ment plus vif. En effet, toutes les scènes jouées entre Madame et Mon-sieur sont remplies d* "amabilités" comme celles qu'on vient de citer. Or, des conflits sans arrêt à l'intérieur d'un rapport quelconque abou-tiront à coup sûr à un amoindrissement de n'importe quel sentiment positif. On ne saurait plus distinguer un lien entre Monsieur et Madame qui puisse racheter le manque d'amour dans leur mariage: ils ne s'en-tendent même pas au niveau de la simple amitié. Examinons les traits principaux.de leur rapport. On verra que la racine de leurs problèmes conjugaux signale une difficulté irrémédiable fondamentale qui va se révéler à la 'faveur d'une curieuse mascarade. Dans la cinquième scène où Madame joue à "faire semblant" avec Le Jeune Homme, celle-là joue le rôle d'un homme et celui-ci joue le rôle d'une jeune fille. Tous deux restent conscients de leur.-jeu mais cela ne diminue aucunement l'aspect révélateur et cathartique du jeu du côté de la dame. Décelons les sentiments d'habitude dissimulés chez elle, à travers ses paroles sensuelles au jeune homme: Estsce qu'on t'a déjà dit que tu es belle?..* Alors, c'est la première fois?...J'ai envie de te prendre la tête, .'.et je la couvrairais de baisers... sur le dessus de tes paupières...je t'enverrais ma langue avant-coureuse au plus profond de la nuit de ta bouche, là, où naissent les larmes!...Tu es toutes les têtes possibles de ma couronne. 0 ma femme! Et quelle jolie robe tu as...! Ce qui avait commencé comme un jeu simple finit par lui faire souffrir le regret amer de n'avoir jamais été traitée avec la tendresse, voire la passion qu'elle aurait souhaitée de son mari. Les paroles qu'elle souffle dans l'oreille du jeune homme sont celles sans doute, qu'elle aurait aimé entendre de la bouche de Monsieur. Devant ses larmes à la fin de la scène, on se rend compte des désirs péniblement refoulés en elle. Si la femme en souffre donc c'est à cause de l'attitude qu'a son mari envers elle, attitude qu'il ne cherche apparemment pas à dissimuler. Au jeune homme, Monsieur exprime franchement ses préjugés: Ho! Moi j'ai connu ma femme, elle était grosse. Ho! Non pas tellement grosse, mais vous voyez comme je dis: moi je dis: "Il y a la -femme-perche" (GESTE m HAUT EN BAS)) et puis il y a la femme (GESTE- HÔR-ÏZÔNTMO qui vous emmerde. Chtripp! Moi ma femme, je l'ai connue sous les moments astra vingt-sept, elle était déjà comme un monument!31 Dès le début donc, l'homme nourrissait un sentiment vague contre la dame qui est quand même devenue sa femme. Là sô'exprime le paradoxe fondamen-tal qu'on a suggéré plus haut, résultat de deux tendances contraires chez l'homme: celle qui exige un compagnon et celle qui repousse cette idée pour une raison quelconque. Evidemment, la deuxième va affliger le compagnon-victime. Dans le cas de Monsieur et Madame, l'aspect physique de celle-ci se trouve à la base de l'attitude critique vindi-cative et cruelle chez l'homme et par conséquent, d'un complexe mal-heureux d'insuffisance chez sa femme. Une illustration de la cruauté ouverte avec laquelle Monsieur traite sa femme se trouve dans la sept-ième scène. Lorsque Monsieur tombe sur sa femme et le jeune homme directement à la suite de leur jeu de faire semblant déjà mentionné, il désigne Madame qui pleure toujours, en disant au jeune homme: Débarrassez-vous de çà. Oui, mettez-la par terre, àa ne fait rien, dans un coin, là où ça gênera le moins....32 Malgré l'avilissement extrême que Madame souffre, elle ne joue aucunement un rôle de martyre stoïque. On la voit plus loin dans la pièce, savourer l'idée de tuer son bourreau-mari. Cette solution de-venant tout d'abord de la mère de Madame, on devine l'extension du con-flit entre l'homme et la femme dans cette pièce.. L'enthousiasme que manifeste Madame en entendant le conseil de sa mère implique en plus, la profondeur de haine qui existe entre les époux. Et en effet, trois scènes plus tard, le mari avoue avoir tué sa femme. Tout en faisant son aveu, cependant, il pleure. Or, ses larmes paraissent incongrues: ne devrait-il pas exalter sa liberté finale d'un être qui lui a tou-jours été insupportable? Et comment faut-il comprendre le retour de "Madame" (en forme de "revenante terrible") qui prend la mitraillette de son mari pour tuer La Jeune Fille, meurtre qui est suivi par celui du Jeune Homme par "Monsieur"? La complexité de la situation augmente lorsque la revenante indique les cadavres en disant, "on s'aimait... 33 c'est bien la preuve qu'on s'aimait." Dans cette scène bizarre, Dubillard nous montre la correspondance étroite entre l'amour et la haine chez l'être humain, ceci étant à cause (de la nature non seulement) des émotions en question, mais aussi de l'homme. Comme on a observé chez Bertrand et Germaine de Naïves Hirondelles, l'homme dubillardien est toujours en proie à un déchire-ment intérieur irrémédiable en ce qui concerne ses sentiments pour la femme: d'un côté donc, "Monsieur" a besoin de sa femme mais de l'autre, elle lui répugne. A en juger par le nombre de mauvais sentiments mutuellement exprimés par le couple âgé des Crabes, 11 faut conclure que la haine l'emporte sur l'amour, bien que ce dernier sentiment réussit à se manifester par endroits. Ceci explique les constatations incongrues sinon contradic-toires faites au cours de la pièce. Pendant les cinq premières scènes par exemple, "Monsieur" ne cesse pas de mépriser sa femme. A entendre celle-ci, elle le lui reproche dans la sixième scène pourtant, il s'en offense,disant, (sans ironie apparente): Qu'est-ce qu'elle a d i t ? Comment qu'elle a dit çà? "Fumier!" Maman! - Ah! ie pleure.'... Toute une vie de d é l i c a t e s s e . . . . 3 4 Et reconsidérons les paroles de "Madame" (la revenante) citées ci-dessus. Il faut y comprendre une supplication de réconciliation. Or, pourquoi une telle interprétation? Chez le couple dubillardien, l'amour est une disposition faible, dominée (par la haine) et rarement exprimée. Et l'unique fois qu'il se manifeste, c'est à travers un acte de violence: les meurtres trahissent une jalousie outrée chez "Monsieur" et "Madame". C'est qu'un sentiment négatif comme l'amour s'exprime par l'intermédiaire d'un autre sentiment également négatif, la jalousie. Même sous cette forme perverse cepen-dant, l'amour n'est pas accepté. Apparemment pour des raisons d'équilibre personnel, "Monsieur" s'est décidé à se libérer de sa femme pour de bon; il ne discute même pas les possibilités d'une réconciliation. Il lui explique: Moi, j'avais envie qu'on me fiche la paix, c'est tout. Total...ah oui! J'aurais mieux fait de prendre mes vacances tout seul. Instantanément rancunière et trop perspicace, elle réplique: Tu l'auras pas ta paix! Je ne suis pas là pour ta paix!...pour la trouver, faudra d'abord que tu me changes du tout au tout! En effet, il la tue (de nouveau?) d'une rafale de mitraillette. Ne pou-vant plus tolérer.le tournant que sa .femme déclenchait en lui, il s'en débarrasse une fois pour toutes. Un rapport analogue se remarque dans "...Où boivent les vaches" entre Rose et Félix, ce dernier manifestant les signes d'une opposition pareille à celle du "Monsieur" précédent. L'épouse n'est ici pour le poète qu'un objet inerte mais tout de même indispensable. Au début de cette partie, on a vu l'importance du rôle que joue la mère dans la vie de Félix. Elle est tendre, douce et compréhensive, mais aussi dictatoriale. C'est vers 'eèle que Félix se tourne pour savoir ce qu'il faut faire dans n'importe quelle situation. Son rôle l'emporte sur celui de Rose. Félix n'est attentif à sa femme que d'une façon superficielle. La nuit par exemple, il monte dans sa chambre, mais ce n'est que pour écrire. Il crée dans leur mariage-un vide qui est d'autant plus navrant pour Rose que son amour pour lui ne diminue aucunement. Le manque d'af-fection attentionnée qui caractérise leur rapport ;rend la femme inévi-tablement seule et triste. A un ami, elle confie: Je pourrais rentrer nue, il ne me verrait pas. J'aurais une paire de projecteurs braquée sur chacune de mes fesses, Félix ne verrait rien. Rien ne le frappe. Morte, je rentrerais sans qué ça le frappe....Mon mari. Mon globe funéraire.35 Ses paroles amères nous signalent à quel point Félix la blesse moralement. Or, pourquoi reste^ .t-elle avec un homme qui la navre? Son ami essaie de raisonner avec elle - pourquoi pas le quitter? Pourquoi? Quand on aime le piano, on a un piano. J'en avais un, je l'aimais. Vous aviez un mari. Voûs l'aimiez. Plus rien. Ni vous ni moi on n'a plus rien. Alors vou- ^^ lez-vous m'expliquer ce que nous allons faire? Mais on a déjà vu que dans les affaires de coeur, le cerveau joue un rôle négligeable. Rose s-sêe'. rend compte du manque de logique dans sa décision de rester avec son mari: tout en se sentant abattue, elle ne fait que réaffirmer son amour pour lui. Passivement et stoïquement Rose ./accepte l'insignifiance à laquelle fèlix l'a réduite, à la diffé-rence énorme, certes, de "Madame" des Crabes. Chez le couple marié donc, s'observe le développement des traits caractéristiques déjà relevés à l'intérieur des couples non-mariés. Les éléments soulignés par Dubillard à travers quatre couples non-mariés pourtant, se trouvent réunis à l'intérieur d'un seule couple uni par le mariage. Il y a ainsi une progression - une aggravation - ininterrompue à divers niveaux. L'amour passe d'une étape endormie (faute d'un moyen efficace pour s'exprimér), il passe bien près d'en rester, à ce point là à un court épanouissement limité, pour en venir à s'"écraser fatalement contre les rochers volcaniques du mariage. La communication entre deux personnes commence à naître d'un faible battement qui pour la plupart de son "dé-veloppement" vacille entre ce stage initial et un stage à peine plus avancé,, pour prendre son essor subitement. Elle atteint quelques:fois l'altitude où les sentiments les plus personnels et profonds s'expriment, mais le plus souvent retombe, aboutit à l'échec ou à cette véritable haine qui aboutit à l'élimination violente de l'objet de cette haine. En dernier lieu, il y a une prise de conscience chez les personnages, laquelle, née d'un pressentiment vague que la solitude risque de ne pas disparaître même si l'on se met à deux, finit par devenir la conclu-sion nette à laquelle arriva Sartre dans Huis Clos: l'enfer, c'est les autres. De cette façon-là, l'amour chez un couple demeure une aspira-tion .irréalisable, condamnée à jamais au niveau illusoire des souhaits et des rêves. Ainsi la tentative de contact entre les hommes, à son niveau le plus intime, pur et élevé, subit-elle un, échec amer. Or, avant de déclarer que l'homme dubillardien échoue totalement sur le plan des contacts humains,, examinons ses aptitudes à rencontrer les autres à un niveau moins idéal, plus facile et donc peut-être-accessible que celui de l'amour. Parmi les rapports "moins exigeants" dans les pièces de Roland Dubillard, on va considérer les principaux, et dans un ordre réglé par le degré d'intimité mis en question dans chacun. La camaderie entre deux personnes de sexe opposé ne donne guère de remarques nouvelles: c'est que la question de l'aspect sexuel ou du moins physique semble toujours impliquer des obstacles insurmonta-bles au développement d'une amitié vraiment platonique entre un homme et une femme. Dans Les Crabes par exemple, quelques minutes après avoir fait la connaissance du jeune couple, le monsieur se montre déjà curieux quant à leurs relations sexuelles. Il commence par demander comment le jeune homme a fait ses premières avances à la jeune femme et bien d'autres allusions par la suite ont des implications évidemment sexuelles. Ainsi, même dans Naïves Hirondelles, où il est question d'une amitié entre deux vieux amis, Madame Séverin et Fernand, qui partagent presque tout ce que leur permet la vieillesse, l'aspect physique vient compliquer la simplicité de leurs rapports. Or, il nous semble qu'une compréhension mutuelle des désirs, espoirs et regrets aboutirait à une amitié assez sincère, assez profonde. En effet, les deux vieux "amis" réussissent à communiquer jusqu'à un certain point; au-delà apparaît quelque chose qui "ne va pas". Dans la deuxième scène du troisième acte, Fernand suit une mouche, pas à pas. Lors qpe l'insecte le conduit près de Madame Séverin, il profite de l'occasion pour la "peloter". Au bout de quelques moments de gêne, pendant lesquels ni Fernand ni Madame Séverin ne sait trop que dire ou faire,les deux abandonnent leur jeu, se sentant chacun, aussi confus que soulagé. Dans la scène suivante, Fernand recommence, l'objet de son "appré-ciation" étant cette fois un mannequin coiffé. Ses balbutiements émus aboutissent de nouveau à un mouvement d'embarras intimidé qui le pousse à quitter la salle. Dans la cinquième scène (du mâneiaetç) finalement, Madame Séverin joue les "grandes" coquettes avec son compagnon. La seule réaction qu'elle puisse susciter chez celui-ci cependant, consiste en la plate remarque: Tu ae fais mal aux genoux. Or, les petites scènes qu'on vient de décrire décèlent des désirs qui, n'étant jamais réalisés, aboutissent à une sorte de frustration et à des sentiments d'insuffisance chez les deux personnages. Leur commune vieillesse - thème qu'on retrouvera plus loin - évite à ces manifestations de tourner à la grossièreté mais l'on sent aussi que leur amitié repose sur des sentiments assez mélangés. Restent les contacts entre des membres du même sexe. On l'a déjà constaté, un conflit ou plutôt une incertitude perpétuelle caractérise les personnages de Dubillard. Dans les rapports "simples" entre indivi-dus il y aura donc aussi conflit ou manque d'ajustement. Il faut déceler les aspects de ce conflit, voir s'il est surmonté ou non. Etudions d'abord la conception des contacts féminins chez Dubillard. Dans notre discussion sur l'argent dans Naïves Hirondelles, on a déjà montré la raison principale du conflit entre Madame Séverin et Germaine. . La dame voit la jolie orphenine usurper sa place aux yeux de son neveu et de Fernand. Elle lutte pour triompher sur la jeune fille, surtout au moyen de l'argent. Ces tentatives aboutissant à un échec,-elle cherche mesquinement à se venger. Ainsi est-elle toujours en train de critiquer sa rivale qui pour la plupart du temps écoute passivement. Tout en étant passive pourtant, Germaine est victorieuse. Elle choisit l'homme qu'elle préfère et quitte la boutique avec lui, laissant la dame s'entendre avec celui qu'elle a refusé. Pour Germaine, le conflit se résoud avec son départ. Pour Madame Séverin au contraire, le conflit demeure, car, malgré le départ de l'or-pheline, sa présence continue à hanter la scène, grâce aux souvenirs vifs que Fernand garde d'elle. En plus, le neveu lui manque beaucoup et elle se rappelle constamment qu'il est parti avec la jeune fille. Le contact entre les deux femmes donc, n'a que des conséquences malheureuses pour la plus âgée d'entre elles. Dans Les Crabes, le conflit entre Madame et la jeune fille se dé-veloppe pour des raisons identiques: la présence des hommes. C'est que cette fois-ci, la femme âgée réagit plus violemment: elle tue sa rivale. Le meurtre se révèle inutile pourtant, car le mari finit par assassiner la femme. De nouveau, les deux femmes ne font aucun effort pour surmonter leurs mesquines jalousies afin de devenir amies. "ffi;j.CBcbô'ivent les vaches" est la seule pièce du répertoire dubillar-dien où figure une femme qui cède la première place à une autre. On a déjà vu jusqu'à quel degré Elodie l'emporte sur Rose. Celle-ci accepte cependant,, le rapport intime qui lie son mari à sa mère et évite ainsi touteconflit. Mais puisqu'Elodie joue un rôle si important dans la vie de Félix, que Rose accepte un rôle secondaire élimine quasiment toute possibilité de contact entre elle et sa belle-mère. Ainsi, si aucun conflit n'éclate entre elles, c'est qu'aucun contact réel ne s'établit. Dans leur cas par conséquent, l'absence de conflit n'implique pas que le contact est établi. Toujours étrangères l'une à l'autre, les femmes de cette pièce ne font que confirmer l'impossibilité d'une entente soli-daire entre deux membres du beau sexe. Dans ces rapports entre deux femmes, le conflit tient à une pré-sence masculine. Celle-ci suffit pour motiver une rivalité instantanée quels que soient le caractère, les qualités ou l'âge de l'homme en question. De plus elles ne font aucun cas de leur caractère et de leurs qualités respectives. Qu'elles puissent avoir une belle amitié entre elles ne les empêche jamais de se considérer en ennemies pour un homme. Ces observations comportent une signification capitale quant à la femme dubillardienne. C'est une créature pour qui toute valeur humaine manque à l'existence. D'une part, il y a celles qui vont organiser leurs ac-tivités autour des aspects matériels de la vie et qui vont donc se moquer de l'élément d'humanité dans leurs rapports de toute façon. D'autre part, il y a celles quiv maltraitées (physiquement ou moralement) par les hommes de leur vie, ne sauraient s'en dédommager avec une amitié entre-femmes. Les hommes, par contre, semblent se traiter plus humainement. S'ils se disputent entre eux en plus, c'est qu'ils possèdent des raisons à part celles qui tiennent à une femme. En effet, dans Naives Hirondelles, Bertrand et Fernand se sentent tous les deux attirés par Germaine et font tout leur possible pour la séduire. Certes, cela crée une sorte de conflit entre eux, mais la jeune fille ne figure que comme un parmi plusieurs sujets de conflit dans leur vie. Fernand reproche à Bertrand son égoïsme, son manque d'égard pour lui et pour sa tante, son penchant pour s'engager à toute sorte d'activité et finalement, sa jeunesse. On sent qu'au fond pour-tant, il nourrit une certaine tendresse pour son jeune partenaire d'af-faires. Bertrand, d'autre part, supporte mal l'air de condescendance qu'assume devant lui l'homme plus âgé et les diverses manies de vieillard chez Fernand, mais ses "ennuis" ne vont pas plus loin. Malgré des conflits entre les deux hommes donc, leur rapport n'a pas d'implication malheu-reuse pour ni l'un ni l'autre. C'est qu'ils tâchent tout de même de s'entendre. A la fin de la neuvième scène de l'acte premier, Bertrand affirme à sa tante: Ecoutez, madame Séverin, Fernand et moi, on s'en-tend bien, hein? Eh bien, je vous jure que ce n'est pas drôle tous les jours.37 Voilà une preuve de l'effort qu'il faut à deux personnes pour s'accorder. Même là, il n'existe pas de garantie contre une rupture fortuite entre les deux amis, comme le démontre le départ inattendu de Bertrand. Dans Le Jardin aux betteraves aussi, il y a un conflit parmi les hommes à cause du quatrième membre féminin de leur quatuor mais ce con-flit existe à côté d'un problème aussi sinon plus sérieux pour eux. Le quatuor est médiocre.Illy a donc des problèmes professionnels qui se posent. Les deuxième et troisième violinistes rejettent leur échec sur le premier. Celui-ci, tout en essayant sans succès d'affirmer son auto-rité, tombe dans une sorte de demi-folie et essaie de se faire passer pour Beethoven. Or, les deux autres s'offensent de sa vanité et les critiques sur lui augmentent jusqu'au moment où la femme, qui était d'abord du côté du chef de quatuor', finit par lui dire, "Peut-être si tu ne te prenais pas pour Beethoven tout le temps, peut-être que quel-38 ques fois tu ferais de la musique." Tout cela rendant le premier violiniste encore plus conscient de son insuffisance il pose pourtant, de plus en plus au compositeur célèbre. Un cercle vicieux se crée à l'intérieur duquel naît une rivalité entre les musiciens pour décider lequel d'entre eux joue le mieux de son instrument. Réduit au troisième plan, mais toujours important en tant que cause de conflit donc, se situe la rivalité entre les hommes pour les faveurs d'Angélique. Tout cela aboutit inévitablement à une constante tension, un certain sentiment de malaise général chez chaque homme, ce qui empêche que l'on appelle leurs rapports intimes ou aimables. Soulignons pourtant, que ceux-ci n'entretiennent pas non plus de véritable haine mutuelle. C'est dans Les Crabes que l'on découvre une haine violemment ex-primée d'abord chez Madame pour la jeune fille et ensuite chez Monsieur pour sa femme. Logiquement, le même genre de rapport existe entre les deux hommes de la pièce: Monsieur finit par tuer le jeune homme. Ce qui est unique dans leurs rapports pourtant, consiste en la franchise qui les caractérise. Entre leurs femmes, il n'y avait aucune tentative de communica-tion. Les mauvais sentiments qui existaient entre elles s'exprimaient indirectement, à l'intermédiaire d'un des hommes. Chez ceux-ci au con-traire, les doutes, les jalousies et les curiosités, tout s'exprime, directement. Au sujet de la jeune fille par exemple, Monsieur demande grossièrement au jeune homme: - Ah, sapristi comme elle a l'air sauvage, hein? comment l'attrapez-vous? Comment la mettez-vous comme ce crabe les pattes en l'air. J'aimerais savoir.... Choqué, celui-ci le gifle. L'affaire ne se termine pas là, pourtant, et ils poursuivent leurs disputes jusqu'au moment où le jeune proprié-taire prie son locataire de partir. Or, il semble que cette franchise aboutit à une certaine connaissance du soi, car si dans nulle autre pièce dubillardienne les discussions ne sont aussi délibérément révélatrices des désirs et des jalousies, nulle autre pièce n'a de personnages qui soient aussi conscients det motivations de leurs actes. En effet, en dépit de leurs querelles mul-tipliées, il ressort quelque chose de positif du contact entre les deux hommes: ils comprennent la raison pour laquelle deux personnes finissent toujours par ne plus s'entendre. Le monsieur résume tout dans une constiata-feion courte: Vous êtes ici, hein? (...) Moi aussi. Voilà. Voilà ce qu il y a. Je suis ici aussi. Ainsi conclut-il qu'il ne faut que la présence mutuelle de deux personnes pour déclencher un conflit. L'Autre, pour l'homme dubillardien, consti-tue une source inépuisable d'antipathies. En effet, dans le domaine des contacts humains, qu'ils soient sépares ou que les deux groupes essaient de fraterniser ensemble, existe l'échec. Il semble que tout le monde se soit tellement habitué à ses manières égoïstes d'individu que chaque homme a perdu le don fondamental • de former des liens profonds, sincères. En tant que représentants de la race humaine donc, les personnages dubillardiens manifestent les deux aspects d'un problème fondamental. Ce sont tout d'abord des êtres angoissés devant une solitude immense à laquelle ils semblent condamnés. Ce sont ensuite des irréductibles qui ne sauraient accepter cet élément dans leur vie et qui .tâchent, par consé-quent, de déjouer leur sort. Leur sort étant intrinsèque à leur carac-tère pourtant, ils échouent. Ce dilemne définit en grande partie leur condition humaine. CHAPITRE III LE BESOIN D'AGIR Or, si la vie humaine est stérile à cause du manque de liens humains qui la caractérise, l'homme doit se tourner vers autre chose. Aussi dans la partie suivante de cette étude s'interrogera-t-on sur l'appétit de vivre ou la force vitale des personnages dubillardiens, sur leur goût de "faire quelque chose", sur sa nature, ses degrés ou son absence et sur les implications que cela entraîne. Ce thème appa-raît le mieux dans, Naïves Hirondelles, Le Jardin aux betteraves et "...Où boivent les vaches'.".' Plus haut, on a mentionné que les deux protagonistes mâles de Naïves Hirondelles sont des commerçants, mais sans dire en quoi. C'était à dessein. La toute première indication scénique de la pièce nous signale: "L'intérieur d'une boutique dôon je ne sait quoi...". Or, "on" ici signifie non seulement nous les spectateurs, mais également les personnages eux-mêmes. Madame Séverin entre dans la boutique qui se situe à côté de la sienne (elle devrait savoir donc, en quoi consiste leur commerce) pour acheter de l'eau de Javel, mais seulement pour apprendre que ce produit n'intéresse plus les marchands. Assez rapidement, on apprend que Ber-trand et Fernand ont, en fait, essayé plusieurs genres d'assortiment mais bientôt éliminé chacun de leur liste de "stocks intéressants". Ainsi ont-ils été marchands de motocyclettes (cela dura trois mois) et de quincaillerie dans le temps. Dans l'acte premier, ils viennent d'acheter quarante caisses de débris de procelaine...à coller, à réparer. Dans le deuxième acte, les chapeaux de Madame Séverin figurent parmi les marchandises à vendre dans la boutique. Aux murs pendent maintes horloges que les hommes ont décidé de vendre en même temps. Pendant cet acte, Bertrand et Germaine parlent de "se lancer dans la photographie", mais à la fin de cet acte, Bertrand achète un sac énorme de noix, afin de se distraire à les casser. C'est pour une raison pratique quand même: ensuite, les noix décortiquées peuvent se vendre aux confiseurs! Pour tirer l'implication de cette soif apparemment insatiable du bricolage pour les naïves hirondelles dubillardiennes, il faut considé-rer les faits ci-dessus exposés de deux points de vue: on examinera la nature des marchandises choisies pour en venir à analyser le fait même des choix nombreux. Or, à part des raisons "d'intérêt", ces hommes ne révèlent pas de raison nette de leur choix de tel ou tel produit à vendre, ni pour vouloir songer à d'autres métiers. On remarque cependant une progres-sion dans leur choix qui, commençant avec une "vraie" marchandise et finissant avec rien de plus qu'un passe-temps,ridiGulev-nmarque une dégradation nette. On a déjà étudié le manque de signification dans la vie des per-sonnages au niveau humain. Ce sont donc les activités qui devraient donner du sens à leur vie. Or, ils ne s'engagent que dans des activités médiocres, inconsistantes, mesquines dont le résultat est bien négatif. En effet, ces personnages avaient commencé par vendre un instru-ment de transport: les motocyclettes; cela implique encore quelque rêve d'aventures, de hardiesse. Ils en sont venus à vendre des objets plus domestiques, abandonnant les rêves ambitieux afin d'accepter un train de vie quotidien de petits commerçants. Ils en viennent à passer leur temps à coller maints morceaux de débris de procelaine et à consi-dérer une proposition de raccommoder les noix cassées, et acceptent ainsi de plus en plus passivement une vie qui elle-même dégénère en miettes. Le dramaturge, dans une lettre à nous, affirme que c'est l'es-poir que Bertrand casse avec les noix. C'est donc une défaite déses-pérée qu'ils finissent par vivre. De même que ces hommes ne possédaient pas de critères pour choisir un métier, ils n'ont pas non plus de raisons commerciales de changer constamment d'objectif à l'intérieur de ce métier. S;'ils altè-rent l'aspect extérieur de leurs activités donc, il faut que ce soit pour une raison instinctive: elle remonte tout simplement au besoin naturel de faire quelque chose pour se sentir exister. Or, tous les personnages se rendent compte de l'aspect étrange de.cette manie qu'ont les hommes de vouloir faire tant de choses. Il semble que pour la plupart, Bertrand assume la responsabilité de ces divers changements. Et Fernand interprète ce penchant chez le jeune homme comme un désir purement enfantin de s'occuper d'une chose quel-conque. La critique de Bertrand révèle une attitude chez lui qui le distingue de son jeune compagnon: Imaginez que ce soit du crottin de cheval, hein? Après les horloges, ça n'aurait rien d'extraor-dinaire. Lui, il n'est pas regardant. Du moment qu'il travaille, lui, ça lui est égal que ce soit du crottin de cheval. Ca ne lui vient pas à l'idée que peut-être le crottin de cheval çà ne se vent pas très bien cette année, non.' lui du moment qu'il travaille, il est content.^ C'est que Fernand attribue plus d'importance à la valeur matérielle d'une activité que Bertrand. Celui-ci au contraire, semble chercher autre chose. Il se révèle plus conscient de ses motivations qu'il ne semble à Fernand. Dans la treizième scène du premier acte, Bertrand dévoile une raison sérieuse de sa quête éternelle d'un métier. C'est que la vie est si vaste, si vide si l'on n'est là qu'à la regarder. On se souvient brusquement de sa petitesse et de son inutilité dans le monde. A force de faire quelque chose, n'importe quoi, pourvu que cela ait un semblant d'importance, Bertrand peut se croire utile. Ainsi peut-il oublier que ses journées sont à vrai dire des moments du néant. La difficulté, cependant, consiste en l'impossibilité de décider une bonne fois ce à quoi l'on veut attribuer une importance capitale. Devant l'étendue infinie de la vie, tout finit par le désintéresser. Bertrand explique ainsi le dilemme humain à Germaine: - Non ce qu'il y a, c'est que...ce qu'il y a, savez-vous ce que c'est Mademoiselle? Ce qu'il y a, c'est qu'on ne sait pas ce qu'on veut. (...) Ah non, ce n'est pas drôle tous les jours, je sais bien. Même quand on a du caractère, même quand on a de l'ambition? Ca ne suffit pas d'avoir de l'am-bition, comme ça. Il faudrait savoir ce qu'on veut. Ah là, là!' Si je savais....On croit qu'on veut, et puis ça s'en va.^ Son inquiétude certes, n'est pas sans fondement: de pareilles dispo-sitions vouent les personnages à l'échec. Leur recherche interminable de quelque chose de neuf confirme non seulement l'incapacité de savoir ce qu'ils veulent vraiment, mais aussi le mécontentement de ne pouvoir définir l'objet de leurs voeux et le dégoût de ne posséder que ce qu'ils ont. Il est question d'une poursuite inutile de l'inaccessible. Madame Séverin, elle-même préconisant toujours un commerce stable, constate la situation fondamentale des hommes: "Toujours ils cherchent...ils trouvent jamais. Pour nous rendre compte de l'autre face du problème,celle qui con-cerne ceux qui ignorent le champ vaste des choses possibles à faire, examinong le cas de la tante précisément. Celle-ci crut avoir cherché et trôjivé une seule activité idéale. Madame Séverin s'enorgueillit de la petite somme d'argent qu'elle a accumulée grâce à sa stabilité et à sa fidélité à la carrière de modiste. Après toute une vie à faire des chapeaux, pourtant, la vieille dame a des regrets, des doutes. Au moment où elle neiéaisad'iteque cela, elle se croyait utile et bonne commerçante - mais elle avait un esprit plus étroit dans sa jeunesse. Agée maintenant, elle peut trop bien réfléchir i et résumer ce qu'une telle vie lui a procuré: ...vraiment, quand on pensé! Avoir passé toute une vie! une vie de femme! vous m'auriez vue quand j'étais jeune! à tortiller de la paille et des fleurs, des rubans et des feutres! Et pour quoi? Pour des riens!...Est-ce que les femmes ne pourraient pas s'en passer?... à quoi ça sert? sur la tête.... A y penser plus tard, elle pleure. Or, ses larmes coulent, il faut recon-naître, parce que la femme se rend compte de 1''inutilité de sa vie. Le travail qu'elle s'est imposé ne lui a apporté ni richesses, ni bonheur, ni confort dans sa vieillesse. :Sa vie a été une vie de "mauvaise foi", une illusion dont la découverte est obligatoirement pénible. La désillusion de la femme âgée vers la fin de sa vie ne fait que renforcer la conclusion déjà exprimée que la vie humaine chez Dubillard, comporte une grande part d'unitilité. Or, Madame Séverin n'est pas le seul personnage dubillardien à se rendre compte, trop tard, que son occupation "professionelle de vie finit par le décevoir. Dans Le Jardin aux betteraves comme on a déjà dit, sont réunis quatre musiciens qui disent avoir une profonde dévotion pour la musique, surtout celle de Beethoven. Dans une "Maison de la Culture" ils répè-tent un concert consacré à ce compositeur; pourtant, ils affirment de plus en plus au cours de la pièce que le concert est noué à l'oubli. Chaque fois qu'ils s'installent pour commencer leur travail, un événe-ment arrive qui empêche la répétition. Or, à mesure que l'on devient sur.de leur échec, on se rend compte qu'ils ne jouent que leur propre faillite. La médiocrité des musiciens se révèle ainsi un thème important de la pièce. Camoens, dans le deuxième acte, avoue sans le vouloir, sans doute leur insignifiance. Après avoir fait un jeu de mots il commente: Malheureusement dans Shakespeare mon cher Milton, les calembours de cette qualité fleurissent sur les lèvres des personnages secondaires.^ Il ne se rend probablement pas compte de la vérité profonde de sa consta-tation, car apparemment ignorants de leur médiocrité, les musiciens se battent entre eux pour affirmer chacun sa supériorité. Angélique se déclare la seule personne du quatuor qui aime la musique. Par réaction, toutes les raisons pour lesquelles les autres se sont réunis à 51a musique se déclarent. Le chef du quatuor joue son premier violon pour camoufler la peur qu'il ressent devant le néant de la vie. En tant que métier donc, la musique pour Guillaume ne va pas lui apporter de satisfaction person-nelle. S'il s'y engage, ce n'est pas pour réaliser un rêve ni pour enrichir sa vie: au contraire, ce n'est que pour se protéger contre "la trouille". Ce qu'il passe sa vie à faire donc, constitue un recours CONTRE-sa vie. Milton, qui est considéré le plus doué du groupe, n'eut rien à voir dans le choix de son passe-temps quotidien - il a commencé à jouer pour ses parents. Ceux-ci, avoue-t-il l'ont élevé violon": il a suivi un régime spécial pour devenir violon, rester violon et ne pas grossir violon". Lorsque Milton se lança dans sa carrière de violoniste donc, ce ne fut pas pour son plaisir, mais pour obéir à ses parents. Son métier sèest développé à partir d'une certaine passivité qu'il re-grette sans doute maintenant: Quand j'ai eu dix-huit ans tout le monde a disparu... violon, je suis resté tout seul, dans mon étui, . . comme un con.(...)la musique tout seul, je n'y pensais même plus...je cherchais ailleurs, partout, ce que j'allais devenir. Je me regardais dans la glace...pourquoi pas champion de tennis. Mais ma mère n'était pas née mère de champion de tennis.^ Etre violoniste pour Milton donc, consiste à subir la volonté de sa mère qui,évidemment, est responsable de la formation entière de l'homme, comme l'était celle de Félix dans "...Où boivent les vaches.". Plus tard, dans un coin tout seul, il pleure en criant à sa mère que la musique, finalement, l'ennuie. Mais il n'est question que d'une révolte passive. Abattu et sans recours devant une vie musicienne qui lui fut imposée, Milton vit un petit enfer de désirs supprimés. C'est que malgré son dégoût de la musique, elle est la seule activité dans laquelle il saurait s'engager. Se rendant compte qu'il a besoin de quelque chose à faire, il finit comme toujours par jouer avec le groupe, sa crise mé-taphysique vite oubliée. Comme le dit aussi Madame Séverin malgré son désespoir, il faut reconnaître qu'il faut s'appuyer sur quelque chose dans la vie.^ Il semble que devant l'échec que l'homme subit devant l'inutilité de sa vie, il lui faut accepter mais continuer. Autrement, il faudrait ou céder au désespoir total ou devenir littéralement une chose soi-même pour trouver la vie utile. C'est-à-dire que le succès à un niveau humain oblige que l'on opte pour une attitude persévérante MALGRE son impuissance. Pendant le deuxième acte par exemple, Fernand s'avoue "découragé" devant la réparation de la porcelaine qu'il a entreprise: 58 morceaux.' • Ce n'est pas rien, 58 morceaux. Eh bien, hier, avec 58 morceaux, j'ai fait un vase. Un gros vase....Alors quand il a été fini, pour qu'il sèche plus vite*.pas? Je l'ai mis à l'air. C'était pas bête, hein? Eh bien il est £ --tombé par la fenêtre. Pof! si vous voulez ramasser si vousles morceaux, il sont toujours sur le trottoir. Et je vous garantis qu'il y en a plus de 58.•• Au dénouement de la pièce pourtant, Fernand se rend compte qu'il faut quand même vivre au mieux de ses possibilités. L'essentiel est de per-sévérer. En effet, le rideau tombe sur un homme âgé qui recommence à travailler son vase. De tout le répertoire dubillardien, Angélique est le seul person-nage qui croit sincèrement que sa vie est comme elle l'a toujours voulue: Toute petite j'ai choisi'1'alto.(...)Plus tard je me suis rendu compte (...) "Petite", j'ai dit, 1» ai voulu AVOIR un alto....Et je l'ai. Plus tard, j'ai compris ce que c'est que non plus d'avoir mais d'ETRE un alto. Je la suis. L'alto.48 En effet, la musique, le travail, devenus TOUT pour Angélique, mais au prix de tout intérêt humain. On a déjà vu à quel point cette femme est insensible aux hommes et ce n'est même pas sa situation à elle qui illustre le besoin d'une attitude déshumanisante pour avoir une vie utile. Félix, dans "...Où boivent les vaches"' cherche aussi à éviter l'échec de sa vie. Dans la discussion sur l'argent, on l'a présenté comme artiste célèbre, supposé doué pour tout faire dans le domaine de l'art. Ceci implique évidemment, toutes sortes de succès extérieurs apparents. Néanmoins, il finit par juger sa vie insignifiante et s'en angoisse. Lorsqu'il comprend que le public, dans le but de le récom-penser de son art, lui présente ce qu'il finit par appeler "cette farce en marbre", il se convulsé en sanglots. Artiste sensible, il lui est pénible d'apprendre que sa vie se fonde sur une illusion utile. Le dénouement de la pièce le voit "réduit" à la stature d'un objet - il est devenu le tuyau pour l'eau d'une fontaine. Or, devenu un objet immuable, insensible au jugement personnel du public, au temps et au vide de la vie humaine, il se sent enfin, utile...mais au prix de sa place parmi les êtres humains. Son renoncement à une vie d'homme en chair et en os afin de parvenir au faîte de la réussite renforce l'as-pect irréparablement néfaste de la situation de l'homme dans son univers social. On vient d'examiner l'existence de l'homme dubillardien de trois points de vue principaux qui donnent une impression assez précise de la condition humaine à son niveau social. On va ensuite considérer un aspect asocial voire inhumain de cette condition, lequel mettra en question la responsabilité des insuffisances rémédiables que POURRAIT assumer l'homme. C'est que ce nouvel aspect échappe au contrôle voire à la com-préhension des êtres humains. On a choisi d'en discuter en deux parties, sous les titres, "la Vieillesse" et "la crainte de l'Inconnu". Ces deux "forces" donc, mettent en valeur le matérialisme, l'incapacité de former des amitiés profondes et l'inaptitude de bâtir une existence utile sur un fondement humain qu'on trouve caractérisant la vie de l'homme dubillardien. CHAPITRE IV LA VIEILLESSE La question de la vieillesse se définit par rapport à deux points de vue. C'est qu'elle marque une étape critique dans la vie humaine: d'une part, elle signale la fin de la belle période de la jeunesse et de l'autre, el-le annonce l'imminence du grand "ennemi," la Mort. On va examiner d'abord, deux pièces dubillardiennes où figure un rappel vivant de la jeunesse, en forme d'un jeune couple, lequel inévitablement, sert de repoussoir pour ses compagnons plus âgés. Sans qu'il s'agisse d'un vrai conflit des générations, il y a constamment des choses qui ne vont pas. On finira par examiner une pièce où la jeunesse reste seulement en souvenir pour le protagoniste âgé. On verra pourtant, que l'absence d'une jeune personne dans la vie d'un vieil homme ne diminue point la crise de nostalgie qui trouble celui-ci. A son premier niveau, l'antagonisme entre les couples jeunes et "vieux" se situe sur le plan physique. Or il est tout à fait normal qu'une femme âgée regrette la perte de sa ligne jeune, d'une certaine fraîcheur et d'une innocence particulière. Il est également naturel que l'homme âgé envie chez un; jeune homme, les traits que l'on ne trouve plus chez lui. Surtout si la personne âgée n'est pas rassurée sur ses propres qualités et agréments, celle-ci va devenir facilement jalouse de celle-ci va devenir facilement jalouse de celle chez qui le charme de la jeunesse est toujours manifeste. Pourtant, le degré auquel les personnes âgées chez Dubillard réagissent négativement aux jeunes gens signale une lacune plus profonde chez elles, qui n'a rien à voir avec leurs jeunes rivaux. En effet, chez Madame des Crabes on reconnaît une haine pour la jeune fille qui a su épouser un mari qui l'aime et dont la jeunesse en plus attire l'admiration de Monsieur. Si elle tue la jeune fille au dénouement de la pièce donc, c'est pour éliminer un rappel vivant de l'insignifiance et de l'échec qui ont toujours caractérisé sa vie à elle et à quoi elle ne peut plus espérer remédier. Dans Naïves Hirondelles, le drame de la vieillesse se dessine plus nettement, car tout le troisième acte ne fait que souligner ses aspects caractéristiques. Pendant les deux premiers actes, la présence de Bertrand et de Germaine ne faisait que fournir une occasion au couple âgé de se plaindre de la neunesse - de leur innocence, leur manque de savoir-faire, bref, de la légèreté avec laquelle ils considèrent la vie. Pendant le troisième act pourtant, leur absence crée un vide pour leurs vieux amis. Ceux-ci révèlent qu'ils ont énormément besoin de quelqu'un pour précisément, leur rappeler que la vie PEUT être quelque chose de beau ou au moins de plein de promesses. Ainsi, quand il ne reste que Fernand et Madame Séverin, deux êtres vraiment usés par le passage du temps, l'acquisition des habitudes et finalement, l'ennui, tout le "drame" consiste en l'attente du jeune couple. En attendant, ils res-sassent de vieux griefs, revivent de vieux échecs et se reprochent de ne pas être Bertrand et Germaine. Dans la troisième scène de l'acte III, Madame Séverin commence a appeler Fernand,Bertrand. Voilà qu'elle révèle sa préférence pour un jeune neveu, à la différence d'un "ami"âgé. Celui-ci se venge en l'ap-pelant "Madame". Ils s'énervent et se fâchent: Madame Séverin: Ne m'appelez pas Madame! Fernand: Ne m'appelez pas Bertrand! MADAME SEVERIN S'AFFAISE ET PLEURE. Plus loin Fernand fait une comparaison directe entre Germaine et la vieille dame quand il voit que celle-ci aspireàà se comporter en jeune fille. Dans la quatrième scène, ils parlent de faire de la photographie. Fernand souhaite le retour de Solange, une jeuneî.fille quelconque de son passé, pour remplacer Germaine. Madame Séverin se sent blessée d'ê'tre exclue de ces projets et une scène s'ensuit: Madame Séverin: Comment: si Germaine ne revient plus? Fernand: Oh non, parce que...Madame Séverin, ce n'est pas un boulot pour vous, ça la photo. Madame Séverin: Comment, comment? (...) Fernand: Ben, ben.i.ce n'est tout de même pas vous qui remplacerez Germaine! Ils se reprochent d'avoir vieilli, s'inspirant ainsi l'un à l'autre une irréparable insatisfaction de soi. Parfois, tout de même, Madame Séverin se montre prête à rassurer son compagnon de son besoin de lui. Elle énumère les raisons pour lesquelles sa présence lui est indispen-sable. Celles-ci ont l'air si banales pourtant, que Fernand finit par se sentir écoeuré. Quant à lui, il n'essaie même pas de consoler son amie. Dans la cinquième scène, Madame Séverin, réagissant aux plaintes du vieux, accablé de voir qu'il n'est plus bon à rien, le traite en jeune homme et essaie de flirter avec lui. Il fait semblant de rien. A force d'insister tout de même,elle provoque une réplique péjorative: Ah là, là, vous! Tout çà, ce n'est plus de votre âge. Ah zut! Evidemment, il oublie vite ses tentatives du même genre plus tôt dans la journée (mentionnées plus haut). Ils pensent tous deux à la jeune orpheline et finissent par se sentir vieux et tristes. Même dans leur angoisse mutuelle, l'égoïsme chez les êtres humains ne saurait céder le pas à une compassion compréhensive. Or, si Madame SéverineëtFEernand se reprochent l'un et l'autre leur vieillesse mutuelle, c'est que ni l'un ni l'autre ne sont capa-bles d'accepter cet état. L'incapacité chez l'homme de s'avouer vieux marque son refus de reconnaître l'inévitable issue finale de la mort. Dans La Maison d'os encore cette attitude est nettement dépeinte. Une conversation entre le Maître et le valet Chose fait ressortir les cotés émotionnels et logiques du problème. Tantôt le Maître constate sa vieillesse ("La vieillesse fait partie de moi, comme si j'avais toujours été vieux."), tantôt il la nie. Comme son valet le lui explique, c'est que l'on regarde toujours la vieillesse comme si l'on était jeune. Ainsi.se fait-il que "la vieillesse" devient un mot classifi-cateur, délimitant un groupe singulier d'hommes, telle une race par-ticulière, auquel l'on peut bien voir que les autres appartiennent, mais pas soi-même. En effet, le vieux Maître assure que sous son masque de vieux, il y a la jeunesse. Lorsque son valet lui explique que les jours vécus par un vieux sont des jours passés à mourir, car la jeunesse finit comme "ptt!", il répond pour tout homme: C'est pas ce que je voulais penser. Bien entendu, tout le monde veut être immortel. L'inquiétude des hommes dubillardiens est d'autant plus obsédante qu'elle les attend à l'issue d'une vie mal vécue ou si l'on peut dire, non-vécue. Exactement comme le font Madame Séverin et Fernand, le Maître aussi part à la recherche de ses souvenirs, de ses insuffisances, de ses regrets, au lieu de vivre les moments présents qui lui restent. Chez tous les personnages se remarque une invincible tendance à vivre à côté et comme en retraite de leur vie réelle. Ils perdent leur temps à rechercher l'inaccessible, plutôt qu'à améliorer ce qu'ils ont déjà. On se rend compte que si les .âgés avaient mené une vie riche d'expériences et de signification ils sauraient accepter leur vieillesse avec plus d'aise. C'est au moment où ils se rendent compte de leur manque à "bien faire" quand ils en avaient l'occasion qu'ils se mettent à regretter leur jeunesse, à envier cèlleud'autrui, à ressentir leur vieillesse et finalement, à craindre leur mort. CHAPITRE V LA CRAINTE DE L'INCONNU Or, la mort n'est qu'un mystère (bien qu'elle est certes le plus grand de tous) parmi plusieurs qui inspirent un sentiment de crainte aux hommes. Dans toutes les pièces du répertoire dubillardien, les personnages expriment, outre celle de la mort, une appréhension indé-finissable et vague de quelque chose d'incertain qui semble les menacer. Une progression nette se révèle à travers la présentation dramatique de cette crainte dans Naïves Hirondelles, Les Crabes et Le Jardin aux betteraves. Dans Naïves Hirondelles on relève une seule occasion où les personnages s'affolent en "entendant" un bruit apparemment imaginaire. Dans Les Crabes, ensuite, on voit La Jeune Fille qui se sent instinc-tivement menacée par ce qui est à l'extérieur de la ville. Avec son mari, elle attend des locataires. Ceux-ci on le verra, constitue une concrétisation de ce dont elle a peur. La Jeune Fille: Ecoute! Le Jeune Homme: Encore? La Jeune Fille: Non, cette fois-ci c'est comme un bruit creux....La maison est creuse. Il n'y a plus que nous dedans. J'ai peur des locataires. Le Jeune Homme: Ils ne vont pas nous avaler. La Jeune Fille: Tu ne crois pas qu'ils ont déjà commencé? (...) S'ils entraient tout d'un coup. Le Jeune Homme: Mais non. Embrassons-nous, il reste encore un peu de temps. S'ils étaient là, on les entendrait. Or, nous n'entendons rien. Donc ils ne pas là. La Jeune Fille: C'est logique. Nous sommes encore . ensemble et tout seuls. Mais justement, comme tout le reste des personnages dubillardiens, ils apprennent que ce qui vient de l'extérieur ne se conforme pas aux règles et raisonnements qu'ils se sont formulés et donc l'on ne peut rien calculer ou prévoir. L'indication scénique de Dubillard nous apprend cela tout.de suite: ILS N'ONT PAS LE TEMPS DE S'EMBRASSER: MONSIEUR ET MADAME ENTRENT DE L'EXTERIEUR.50 Dans cette pièce la mise en question de la solide réalité s'af-fectue d'une façon insinuante. Plus haut, on a mentionné la scène où Madame, jouant le rôle d'un homme, assoie le jeune homme sur" ses genoux, celui-ci se prêtant au rôle de jeune fille. Cette scène laisse apercevoir au jeune homme surtout qu'il est bien POSSIBLE justement que les choses soient l'inverse de ce qu'elles sont. Il n'y a rien au monde enfin qui puisse nous garantir absolument d'un avenir reconnais-sable. A la fin de cette cinquième scène, le jeune homme dit, "Merde, et si c'était vrai. Si j'étais vraiment la femme de sa vie."5''" Des illustrations similaires figurent tout au long de la pièce. Dans la huitième scène .le jeune couple contemple la possibilité que ce soit l'homme qui devienne enceint. Dans la neuvième, ils font semblant que Monsieur est devenu leur bébé...après tout, qu'y a-t-il dans l'univers qui empêche tout cela? Le domaine de l'inconnu est infiniment vaste pour l'homme. C'est cela d'ailleurs qui consterne la créature humaine La crainte consiste à ne jamais pouvoir prévoir exactement ce qui va advenir. Or, dans Le Jardin aux betteraves, le rôle de cet élément d'in-connu atteint son comble. Les quatre membres du quatuor ont,quitté leur milieu familier pour s'installer dans une maison de culture obscure dans un pays lointain à trois cents kilomètres de tout lieu habité. Ils se trouvent donc tout à fait dépaysés hors de leur élément. Ils savent tous qu'un mystérieux Mr. Schwartz leur a commandé un concert Beethoven mais on ne le voit jamais. Pourtant, sa présence-absence imprègne toute la pièce et leur inspire une inquiétude angoissée. Il survient une sorte d'hote de la maison, Tirribuyenborg. Or, celui-ci est jovial mais sa jovialité est plutôt troublante car s'il paraît "être à l'aise et tout savoir, on ne le comprend pas. Il parle un "sabir savoureux"où se devine un code indéchiffrable qui n'est com-préhensible que pour lui-même. A l'étage au-dessus de celui où les musiciens essaient de répéter leur concert, on fait beaucoup de bruit. Les cordes de leurs instruments se cassent. Les instruments mêmes émettent des sons inattendus. Autour d'eux, la réalité s'effrite. Le dénouement brusque de la pièce aussi contribue à cette atmosphère sinistre. Ne résolvant point les doutes craintifs des musiciens, il nous laisse croire que l'inconnu, ayant une seule fois envahi la réalité des hommes,n'importe quoi d'horrifiant peut à n'importe quel moment venir nous épouvanter. CONCLUSION Dans la discussion des thèmes principaux chez Roland Dubillard, nous avons souligné des éléments dont la synthèse permet de caracté-riser l'univers dubillardien. L'aspect le plus frappant en est son implication negative pour 1 homme. L'importance de l'argent et des choses matérielles semblent avoir accaparé l'être même des hommes, au point absolu où toute chose - le pouvoir, les richesses, les rapports humains - est ramenée à la notion d'achat ét de vente. Certes, l'homme est devenu par conséquent insen-sible à quasiment tout ce qui soit HUMAINEMENT précieux. Or, Dubillard donne une seule occasion aux hommes de comprendre afin de .se guérir de leur erreur dans "...Ou boivent les vaches.". Le titre de cette pièce est emprunté à un poème de Rimbaud, Comédie de la soif, dans lequel le poète dénonce tout ce qui tient, précisément, du -matériel. Dans la deuxième scène du premier acte, le protagoniste annonce le représentant d'une vérité primordiale: c'est une vache. Dubillard en choisissant une vache pour son porte-parole nous indique que l'homme s'est éloigné à un tel point de la vérité que son langage ne saurait plus contenir un message si important pour l'humanité. Or, cette vérité "de vache" se rapporte à la façon de vivre en société que l'homme s'est formée et imposée, façon qui l'a rendu étranger et insensible à son prochain et donc coupable de son propre sort - solitaire. Dubillard porte sa condamnation à un point absolu lorsqu'il implique que ces mêmes défauts chez l'homme qui l'ont rendu insuffisant, vont également l'empêcher de pouvoir entendre le mes-sage censé de guérir son insuffisance. Félix avertit le public auquel se présente la vache: Mais peut-être que vous l'effrayez:, peut-être qu'elle ne voudra pas venir, peut-être que vous la maintiendrez à cette DISTANCE QUI EST LA VOTRE....52 En effet, la vache se tait. Elle affirme ainsi la surdité des hommes devant les conseils capables de rectifier l'erreur suprême de leur vie Ils s'attachent à des valeurs matérielles nourrissant ainsi leur insen sibilité les uns pour les autres. Cette insensibilité les empêche de former des liens entre eux. Et voilà comment les hommes eux-mêmes se situent à l'origine de leur solitude et donc de leur angoisse. Chaque homme ignorant du rôle responsable qu'il joue dans le problème, personne ne saurait plus le résoudre. D'un.côté pourtant, la responsabilité de la condition probléma-tique des hommes semble au-delà de la portée des hommes bien que le problème les concerne directement. C'est que la nature humaine est toujours paradoxale. D'une part, elle contrecarre tout désir chez l'individu de vouloir sympathiser avec un autre. D'autre part, elle oblige l'individu à avoir besoin d'une telle sympathie avec les autres Le problème de l'homme à ce moment-là, consiste à ne pas être devenu entièrement imperméable aux goûts dits "humains." II. reste encore aux tréfonds de son être, les traces d'une aspiration à mener une vie de plénitude et de communication. Il a toujours besoin de fraterniser avec ses semblables; il 5/êufceencore passer sa vie à faire quelque chose de personnellement signifiant. Ces tendances, certes, ne peuvent être satisfaites à l'intérieur du genre d'existence qu'il s'est façonné et ses désirs les plus urgents sont donc contrecarrés. Puisque les deux faces paradoxales de l'être humain demeurent irré-conciliables, il mène une vie insatisfaite, pour jamais marquée par un déchirement d'ordre métaphysique. Or, l'homme lui-même n'est pas responsable de tout son malheur. Il existe des présences, voire des forces qui, tout en exerçant un pouvoir absolu sur l'homme, ignorent son moindre désir, son besoin le plus insignifiant, et devant lesquelles l'homme se trouve encore plus aliéné. Assujetti involontairement donc, l'homme est réduit à une situa-tion d'esclave. Sa maîtrise d'une situation quelconque est à tout moment menacée. De telles forces se manifestent à tous les nivaux. Elles ne se déclarent pas toujours ouvertement les adversaires de l'homme. Dans "...Où boivent les vaches,", par exemple, on voit que l'homme n'a même pas le droit de considérer ce qui vient DE lui comme le sien. Artiste, incarnation de la culture, Félix ne peut aucunement maîtriser les dons de sa culture. Ils finissent par le domestiquer et donc, par l'aliéner. Ailleurs,pourtant, les puissances surhumaines ne se déguisent nullement. L'on voit que l'Inconnu, Le Hasard et finalement la Mort se déclarent ouvertement. Ceux-là sont absolus dans leur contrôle de l'existence humaine, pour laquelle ils restent complètement indif-férents, inquiétants, voire choquants et funestes. C'est que malgré l'évidence avec laquelle ils affirment leur suprématie, ils demeurent illogiques et incompréhensibles à l'homme. L'analyse du théâtre de Dubillard confirme donc les aspects in-compréhensibles et indéchiffrables de l'existence qui font peser sur l'homme une absurdité au fond accablante. Et s'il croit y échapper c'est qu'il se réfugie dans une médiocrité de mauvaise foi, une solitude dont il est la première victime ou un attachement non moins absurde aux fausses valeurs matérielles. NOTES "'"Claudine Breletj "Dubillard...notre Molière," Les Lettres fran-çaises, No. 1202 (4-10 octobre 1967), p. 20. 2 Roland Dubillard, Naives Hirondelles (Paris: Editions Gallimard, 1962), p. 46. 3Ibid.. p. 84. 4 Ibid.. p. 101. 5Ibid., p. 51. fi Ibid. , p. 52 .(souligné": paronoùs) ^Ibid., pp. 52-3. 8 Ibid., p. 53 g Roland Dubillard, "..;0ù boivent les vaches." (Paris: Editions Gallimard, 1973), p. 15. "*"°Ibid. , p. 17. 11 Ibid., p. 11. 12 Ibid., p. 44. 13 Ibid., p. 47. "^Bettina L. Rnapp, "Interview with Roland Dubillard'," Drama and Theatre. 8 (Spring 1970), p. 155. o 15Dubillard, "..;0ù boivent les vaches.", p. 15. 16 Roland Dubillard, Les Crabes ou Les hôtes et les hôtes. (Paris: Editions Gallimard, 1971), pp. 62-3, (désormais désigné par son titre abrégé, Les- Crabes). "^Ibid. , p. 64. Ibid. 19 Dubillard, Naïves Hirondelles, p. 29. Ibid., pp. 58-9. 2 Ibid. , p. 60. 2 2 Roland Dubillard, Le Jardin aux betteraves (Paris: Editions Gallimard, 1969), pp. 92-3. 23Ibid., p. 95. 24Ibid., pp. 38-9' 25 Ibid., p. 35. 2^Ibid., p. 33. 27Dubillard, Naïves Hirondelles, pp. 98-9. 28Roland Dubillard, La Maison d'os (Paris: Editions Gallimard, 1972), p. 88. 29 Dubillard, Les Crabes, p. 75. 30Ibid., pp. 77-9. Ibid., P- 71. 32 Ibid., P- 80. 33 Ibid., P- 97. Ibid., P- 80. 35Ibid., •PP . 65 36Ibid., P- 67. 37 y , . J Ibid., P- 39 38Dubillard, Jardin aux betteraves, p. 109. 39 Dubillard, Les Crabes, p. 75. 40Dubillard, Naïves Hirondelles, p. 87. 4lIbid.. pp. 58-9. 42Ibid., p. 72. Ibid., p. 42. ^..MiUrJ, 1.P Jardin aux betteraves, p. 78, (nous soulignons). ^"Dubillard, Naïves Hirondelles, p. 68 (nous soulignons). 47Ibid., p. 79. 48Dubillard, Le Jardin aux betteraves, pp. 93-4. 49Dubillard, La Maison d'os, p. 126. 50Dubillard, Les Crabes, pp. 67-8. 51Ibid., p. 79. 52Dubillard, "...Où boivent îles vaches.", p. 54. PARTIE II INTRODUCTION Dans la première partie de cette thèse, on a étudié le théâtre de Roland Dubillard du point de vue des thèmes principaux révélés au niveau des personnages. Ainsi espérons-nous avoir dégagé le mes-sage universel du dramaturge ou du moins sa vision de la condition humaine contemporaine. Ces conclusions ne constituent qu'un point d'arrivée intermédiaire de cette étude, car jusqu'à ce point, les thèmes restent situés sur le plan abstrait d'idées littéraires. Or, pour qu'une pièce devienne une véritable expérience théâ--rale, il faut que sa portée dépasse le niveau théorique intellec-tuel. Il va falloir que les idées soient renforcées, enrichies, voire traduites par leur présentation dramatique. La présentation des idées va communiquer alors d'une façon dramatique, concrète et physique, ce.qu'une analyse n'a pu que schématiser au niveau céré-brale. La forme dramatique va donc être l'élément actif capable de faire sentir aux spectateurs la valeur "réelle" du drame joué sur scène. Pour Dubillard donc, la mise en scène d'une pièce joue un rôle primordialement signifiant dans le but d'offrir une expérience vivante et complète au spectateur. Dans cette partie seront étudiés les thèmes dubillardiens au niveau de .leur présentation dramatique. On va découvrir en quoi consiste précisément la façon dont Roland Dubillard communique aux spectateurs la force vive de ses idées métaphysiques. On va étudier d'abord, la structure et la nature de l'intrigue dubillardienne dont on verra qu'elles sont liées à l'importance attribuée à l'élément humain. On en viendra à examiner les moyens dont se sert Dubillard pour créer l'atmosphère voulue. Cette création d'at-mosphère se réalise non seulement au moyen des éléments "communs" de mise en scène tels les jeux d'éclairage et les sons, mais aussi par l'intermédiaire d'objets de décor dont le traitement poétique nous a poussés à en parler sous le titre d'"'finages concrètes." Parler de ces images concrètes dévoilera le rôle important du fantastique chez Dubillard, lequel sera discuté en fin de chapitre. A ce point-là on aura caractérisé le genre d'alliance qui existe entre le fond et la forme dans.le théâtre dubillardien, afin de pouvoir apprécier l'art de son auteur au contact de l'absurde. CHAPITRE I LA STRUCTURE DES PIECES Les protagonistes du théâtre dubillardien, clairement, représen-tent l'homme dans sa Condition de vingtième siècle. Or, le dramaturge insiste toujours sur le caractère humain et naturel de ses protagonistes. Au sujet de sa méthode .de création des personnages par exemple, il dit : I sometimes don't really think that I have created them. They emerge from me, to be sure, in the beginning but then - rather strangely - they seem to live out their own lives. For example, as soon as my character is named - as I write his name down on paper - I see him before me. I feel him. I permit him to express himself. .alone. He escapes me at this point. I therefore, never construct a ' character nor do I build him.C--) After he speaks his very first words — in the beginning - these frag-ments seem to situate him and determine his character and future course,^ Cette constation va sans doute paraître un peu outrée mais on peut tout de même en dégager la direction naturelle voire instinctive que veulent suivre les personnages de Roland Dubillard. Plus récemment, dans- une lettre qu'il nous a écrite, le dramaturge affirme que l'essentiel de ce que disent ses personnages concerne des émotions,' des sentiments, des projets "en général sournois" et des at-titudes envers diverses sortes de rapports qu'ils ont avec leur entourage. Dubillard affirme que de tels personnages expriment, par conséquent, "quelque chose de très commun, de très humain et qui n'a rien à voir avec le sentiment de l'absurde." A force de se définir, par rapport aux élans d'amour, de haine, dé colère et de peur donc, l'humanité des personnages dubillardiens tient à leur qualité émotive. Dans le premier chapitre on a déjà observé des éléments théma-tiques du théâtre dubillardien qui, comportant des conséquences en définitive négatives et aliénantes sans raison pour l'homme dubillard dien, ne peuvent qu'impliquer pour lui une vie absurde. Il semble donc, que tout en se manifestant humainement, les personnages de Roland Du-billard n'en trahissent pas moins l'absurdité de la vie. Cette observa-tion ne diminue point la validité des pièces dubillardiennes. Au con-traire, elle en renforce la vérité universelle: en agissant en homme du vingtième siècle, l'homme dubillardien révèle sa condition et met en relief l'absurdité intrinsèque à son existence. En ce qui concerne la structure des pièces dubillardiennes, les émotions jouent un rôle parallèlement dominant. On verra qu'au niveau structurel aussi ces émotions comportent une signification "absurde" pour le théâtre dubillardien en dépit de son créateur. Les émotions ne constituent guère une valeur stable. C'est-à-dire qu'une oeuvre fondée sur des émotions humaines a forcément des moments vacillants et instables. Dans le but de créer un drame véri-tablement humain donc, Dubillard transmet la qualité chancelante des mouvements émotionnels à la structure même. Examinons d'abord l'in-trigue dubillardienne par rapport à la traditionnelle pour analyser ensuite la façon dont Dubillard incorpore l'aspect émotif à l'orga-nisation de ses pièces. Or, quoiqu'on ait inévitablement du aborder l'intrigue de quel-ques-unes des pièces chez Roland Dubillard dans le premier chapitre, il est essentiel de revoir celles-ci, dans l'intérêt d'une comparai-son unifiée. Comme déjà mentionné, donc, Naïves Hirondelles traite de trois commerçants (dont deux sont des hommes, le .'troisième étant une modiste) dont la vie banale se transforme en un ménage à quatre avec l'arrivée d'une jeune orpheline. La pièce se divise en trois actes mais l'action entière se joue dans la boutique des deux hommes, Fernand et Bertrand. Dans le premier acte, il s'agit d'un déjeuner de stiyle pique-nique en boutique. Rien ne se passe. On se regarde, on déjeune, on discute et on se dispute. De temps en temps, un objet quelconque s'écroule. A la fin de l'acte, Bertrand; part à la recherche de Germaine qui s'était tout à coup enfuie. Lorsque le rideau se lève sur le deuxième acte, les quatre personnages se retrouvent de nouveau ensemble. Le passage de temps est impliqué par des détails minutieux au début: le déjeuner s'étant évidemment terminé, les deux femmes font des chapeaux. Germaine en a un devant ellesjqui vient juste d'etre fait. Madame Séverin, se guérissant de son accident du premier acte, traverse la scène avec deux cannes; Fer-nand se réveille et se lève en pyjama; finalement, Bertrand rentre, ap-paremment après avoir fait des commissions matinales. De nouveau, on assiste à des scènes animées de discussions intimes et de reproches amers. Le troisième acte s'ouvre sur une scène à deux. On apprend que Bertrand et Germaine ont quitté la boutique et leurs compagnons âgés. Il est maintenant dimanche à cinq heures' et le vieux couple attend le retour de leurs jeunes amis. L'acte entier consiste en cette attente qui, tout en étant ponctuée ici et là par des éclats coléreux, souligne l'ennui affreux qui imprègne leur vie. On voit.qu'à part une assez vague progression chronologique de caractère très général, soutenue par des conversations sur les mêmes sujets, Naïves Hirondelles ne se caractérise point par une intrigue conventionelle: malgré les minces EVENEMENTS qui leur arrivent et malgré l'écoulement de temps qu'ils subissent, on a l'impression que les personnages eux-mêmes ne se développent pas et que leur situation reste éternellement pareille. Dans Le Jardin aux betteraves, la situation initiale des person-nages semble rester pareille tout.au long de la pièce. C'est que l'activité du début de la pièce est reprise au dénouement, ceci donnant l'impression d'une structure cyclique. Quatre musiciens s'assemblent pour répéter un concert. Dans la première scëne, Camoens est tout seul dans la "Maison de la culture" à attendre ses compagnons. Il se parle tout en essayant de répéter mais les voisins d'en haut l'ïnterromptent chaque fois. Frustré par des dérangements continus, il s'en plaint et critique la maison. Plus tard, Milton y arrive, suivi encore plus tard par Guillaume et Angélique. Or, l'action banale.de la première scène est maintenant ! simplement distribuée parmi tous les quatre. C'est-à-dire qu'ils tachent de répéter mais les interruptions continuent, les rendant tous énervés. Entre diverses .tentatives de jouer leur concert, nos musiciens, ainsi que les quatre naïves hirondelles de la première pièce, se parlent, se mettent en.colère, se disputent et se découragent. A force de tou-jours ressasser de vieux souvenirs, ils recommencent maintes fois leur conversations mesquines. Au début du deuxième acte, les musiciens ont abandonné leurs instruments. Ce sont les gens de l'étage supérieur, d'où venaient les interruptions du premier acte qui jouent. Ils se sont évidemment transformés en quatuor. Les deux groupes ont échangé leurs rôles: c'est maintenant celui d'en bas qui cogne sur le plafond pour déranger la répétition de l'autre. A mesure que d'étranges bruits et mouvements affligent le quatuor original, leurs conversations révèlent de plus en plus de signes de désespoir solitaire et de malheur personnel. A la fin de la pièce, ils semblent s'etre pleinement rendu compte de leur conditions.existentielle. Ainsi le mouvement intérieur de la pièce assume-t-il les caractéristiques d'un voyage qui se poursuit jusqu'au tréfonds des personnages. Ceux-ci subissent au cours de la pièce une sorte de métamorphose psychologique. Malgré les mouvements sinueux de l'action superficielle, la pièce suit un mouvement "jouisseur", celui d'un approfondissement. Bien que les quatre musiciens se trouvent essentiellement engagés dans la même activité qu'au début de leur séjour dans la :Maison de la culture, la raison de leur "concert" a changé. On apprend en fait que leur expérience sans la maison semble avoir im-perceptiblement entraîné une mort terrestre. Spirituellement cependant, ils entrent dans le domaine des "morts immortels, (e^ .. ) là où sont les grands hommes." Ici, ils se présentent à un concours dont le prix est du "fric immortel" et la "véritable tête de Beethoven." . Leur culture musicale donc, semble finir par racheter une existence jadis vide de signification personnelle et de but précis. Ainsi peut-on lire dans le changement de situafèiônnun "salut par l'art" en quelque sorte opti-miste. Dans Les Crabes en troisième lieu, il n'y. a pas non plus d'in-trigue chargée d'action extérieures qui pourraient situer la pièce parmi les oeuvres théâtrales "intéressantes" dans un sens traditionnel. Du début de la pièce jusqu'au dénouement pourtant, la situation inté-rieure initiale s'altère énormément, ce qui finit par déclencher une véritable "action" violente. Il s'agit, comme on l'a déjà dit dans cette pièce, même sur le plan de ses personnages, de mettre en question la''réalité" telle qu'on l'imagine. Dans ce but, l'oeuvre se divise en plusieurs tableaux dont chacun se base sur un désir, un rêve ou une crainte d'un des personnages. Au niveau du drame "réel" pourtant, il est toujours question d'un couple, les jeunes propriétaires d'une villa, qui reçoit de nouveaux locataires. Les deux couples s'examinent, exa-minent la villa, réagissent à leurs trouvailles, et dévoilent ainsi la même incapacité que les autres personnages dubillardiens à s'entendre les uns avec les autres. Rien de plus ne se passe. Au dénouement pour-tant, juste avant la chute du rideau, des rafales de mitraillette sont tirées, à la suite desquelles "Monsieur" reste debout seul, entouré des cadavres de .ses trois anciens compagnons. Dans cette dernière pièce donc, il y a une progression nette dans le développement d'une situation. Au début dé la première scène, on voyait un couple qui faisait de tout son possible pour réaliser le besoin d'aimer et d'être aimé. A la fin de la dernière scène, on voit un homme qui, las d'échouer dans ses tentatives pour s'établir un contact quelconque avec son entourage, renonce à jamais plus en entreprendre. On voit donc, que l'action intérieure de cette pièce, se composant de querelles interminables, aboutit à une prise de conscience conclusive et suffisamment puissante pour stimuler un "événement" sur le plan de l'action extérieure. En ce qui concerne de vraies péripéties cependant, cette pièce aussi, en est vide. "...Où boivent les vaches." semble, d'une manière équivoque, suivre un ordre chronologique et cohérent tout en paraissant se caracté-riser par des scènes tout à fait illogiques. C'est que d'une part, on croit y comprendre l'illustration de la lutte d'un artiste doué d'une rare sensibilité humaine contre une société qui veut le réduire à une existence bassement matérielle. D'autre part pourtant, les scènes de la pièce semblent mettre en valeur un aspect du protagoniste ou de l'at-titude d'autrui envers celui-ci, sans trop de souci de cohérence entre ces scènes. Or, la division d'une telle oeuvre décousue va inévitablement sembler superficielle sinon inutile et gratuite. En effet, malgré les trois actes nettement annoncés de cette pièce, chaque scène de chaque acte se caractérise par une même autonomie, par une même nonchalance étudiée, lesquelles ne fsnt point avancer l'action générale de la pièce. Ceci n'est vrai cependant qu'au niveau de l'inÇrigue. Au niveau plus abstrait, on découvre que le premier acte, "Le jour", consiste à révé-ler l'attitude fondamentale de la société envers l'argent et l'art par rapport à la personne avec qui on les identifie. Dans cette partie, le protagoniste essaie de mettre à jour pour le public son erreur dans la vie, laquelle consiste à considérer la vie d'un esprit trop entrepre-nant. "La nuit" ensuite, nous montre l'accomplissement de la solitude totale de Félix. A la fin de l'acte, celui-ci avoue devenir fou. Aux "crépuscules" finalement, période où tout est traditionnellement pos-sible, Félix cède à sa gloire et se transforme en exemple concret et vivant de cette gloire: il devient le tuyau pour l'eau de "sa" fontaine. Cette esquisse souligne les événements majeurs de la pièce. Quant aux autres épisodes apparemment incongrus de la pièce, il s'agit des émotions éprouvées par les personnages devant ces mêmes événements. Au cours de "la Nuit" par example, Dubillard révèle comment Félix se montre froid vis-à-vis de sa femme; la réaction de Rose devant la non-chalance de son mari-artiste; sa réaction à lui devant la mort de sa mère; l'état d'esprit chez l'homme à qui il ne reste personne dans la vie et finalement, les obsessions qui envahissent la.tête de cet homme. Devant la désagrégation déroutante de sa vie, les réactions de Félix sont embrouillées. Le chaos extérieur de la pièce donc, concrétise cet état d'esprit confus sur scène. Reste une pièce distincte: La Maison d'os. A la différence de toutes les autres pièces dans lesquelles on a pu déceler une marche en avant - si superficielle qu'elle fût - dans la suite des événements, La Maison d'os se fonde sur une seule occasion. Le protagoniste est un vieil homme en train d'agoniser lentement. Toutes les quatre-vingt-une seines, tantôt des sketches, tantôt de courts dialogues, plus tard des flashes, tournent autour du même sujet: la mort. Dubillard déclare avoir été inspiré par un passage du Journal des Goncourt (1880) relatant la mort d'une riche bourgeoise, laissée à l'abandon par ses gens tout occupés à festoyer: "...des sinapismes ayant été commandés par le médecin, c'est le cocher, complètement saoul qui les lui a posés sur les bas, oui sur ses bas qui n'avaient pas été retirés." Ainsi dans La Maison d'os, le majordome dévoile avec satisfaction au médecin qu'il a posé le cataplasme prescrit sur...la rampe de l'escalier! Le médecin ne va même plus voir son malade. Il se contente de prescrire n ' :iÈmp:o«.tce quel médicament avouant: "C'est un truc anglais tout récent, je voudrais voir ce que ça lui fait." On va voir ensuite^ comment Dubillard à partir dé cet incident précis crée un drame qui ne saurait se situer dans une certaine classe sociale ni dans une époque jpsaiaticulière. L'action de La Maison d'os est sans progression; coupée en une série de courtes scënes où les facettes de l'indifférence générale miroitent un instant pour s'effacer ensuite, selon un rythme régulier et cyclique. Plusieurs scènes de la pièce se caractérisent par des repri-ses des mêmes termes et des mêmes mouvements que l'on trouve dans d'autres scènes.paEnetêitelde la dix-neuvième scène par exemple, on lit, "La scène treize reprend". De telles répétitions ne sauraient que tra-duire un sentiment particulier de piétinement au spectateur, sentiment qui certes, envahit l'esprit de l'être humain agonisant, prisonnier de sa propre expiration.' Pour faire sentir aux spectateurs le drame "réel" du protagoniste, Dubillard suit les reculs, les invëctives et les défaites du vieux maître. TfèljLe est le fondement des quatre-vingt-une scènes de l'oeuvre. Or, il appartient au metteur en scène de mettre ces scènes dans l'ordre de son choix, comme le prescrivent les indications scéniques de l'auteur meme. C'est bien qu'un ordre quelconque va donner une idée fondamenta-lement pareille du drame, à part quelques nuances. Une telle adaptabi-lité constaterait la vérité, certes, de la sensation traduite par l'oeuvre. Mais c'est aussi que Dubillard a voulu la pièce assez souple pour que tout metteur en scène puisse en faire quelque chose de per-sonnel. Le valet de plume, à la scène LXI nous l'explique: ...Tout ça pour dire que pour le plan, je pourrais me laisser aller à mon agenda personnel où la mort de Lindor n'est signalée que cinq jours après qu'elle a eu lieu, soit le jour de la céré-monie d'inhumation. On aurait là un plan bien vivant, le plan comme je l'ai vécu, au jour le jour. Mais il ne doit pas vous échapper que l'ordre dans lequel ça s'est passé pour moi n'est pas l'ordre dans lequel ça s'est passé en fait. De nouveau, Dubillard montre que pour lui une succession linéaire et droite d'événements, où chaque scène entretient un lien direct avec les scènes précédentes et suivantes,n'est aucunement importante. Ce qui compte ce sont les émotions suscitées par les événements et celles-ci ne sont guère arrangeables. Ainsi La Maison d'os se fonde-t-elle dans un seul cri, la mise en question de la loi angoissante de la mort. Ainsi de même, l'action générale de toutes ces pièces ne suit pas un déroulement linéaire. En quoi consiste alors l'intérêt, voire la force de chacune? C'est là que le jeu des émotions vient trouver son rôle. Certes, 5 d'après notre esquisse schématique de chaque pièce dubillardienne, il est évident que toute l'action dans chacune se situe à l'intérieur des personnages. Il s'agit donc, d'une sorte de théâtre psychologique émotionnel. Mais la question des émotions chez Dubillard est plus profonde que cela. Plus haut, on a dit qu'un théâtre basé sur des émotions se fonde sur des mouvements rythmés, "l'action" de chaque pièce étant faite des drames émotifs de ses personnages. L'intrigue se composerait donc'essentiellement, d'une situation de base qui per-mette aux personnages de se manifester en tant qu'êtres sentimentaux purs. De cette façon là, tout le message du dramaturge se transmet-trait par l'intermédiaire des interactions entre les personnages. C'est pour cette raison-là que Dubillard déclare que l'essentiel de ses pièces ne consiste pas en ce qui est traditionnellement "impor-tant", tel une intrigue chargée d'action, ponctuée de scènes qui soient proprement "dramatiques." Ainsi met-il de côté la conception tradi-tionnelle de l'intrigue pour ne la remplacer que par une intrigue émotive, pour ainsi dire. Comment donc Dubillard propose-t-il de réaliser une communication émotive du contenu émotif de ses pièces? Il nous donne la réponse à cette question capitale dans son interview avec Claudine Brelet: Je crois qu'il y a une quantité de sources communes entre la musique et l'émotion et la passion, entre la musique et tout ce qui est irrationnel dans la vie humaine.2 La musique constitue l'art préféré de Roland Dubillard. C'est donc qu'elle est hautement émotive. Ce cette façon-là, elle n'est guère saisissable: nous ne pouvons la réduire à une formule théorique ou idéologique. Nous l'entendons. Elle nous touche et sa puissance ne se mesure que par le degré auquel elle nous laisse émus. Or, la structure d'une grande oeuvre musicale ne suit aucunement une ligne droie. Elle consiste plutôt en des vagues subtiles qui nous 9.3 transportent d'un état d'indifférence à un autre, chargé de colère ou d'amour, tantôt nous, berçant tranquillement, tantôt nous bousculant follement pour aussitôt nous abandonner un moment pendant qu'elle ef-fectue une pause. De même que ces thèmes s'expriment dans une oeuvre musicale donc, de même ils peuvent nourrir l'oeuvre théâtrale, c'est-à-dire par à coups ponctués de moments tantôt humoristiques, tantôt tragiques, tantôt marqués d'une agitation vertigineuse, tantôt comblés de ces "silences foireux" si caractéristiques du théâtre de Roland Dubillard. C'est en fin de compte, une interprétation musicale des drames humains, où l'action se traduit non pas selon une cohérence logique illusoire, mais selon de nombreux mouvements musicaux, plus en accord avec le fonctionnement de la personnalité humaine. Or, en résumant la maigre intrigue des pièces dubillardiennes, o n anaibjj-rjd-dé la question de ce mouvement intérieur. En effet, on ne pourrait nier que beaucoup de choses SEMBLENT se passer. Les pièces ne doïinènttaucune impression de se fonder sur un déroulement statique. C'est à ce moment-là que l'on se rend compte du pouvoir du dialogue dubillardien. Les mouvements musicaux enfin de compte, se réalisent au niveau du langage. Ainsi est-ce que l'essentiel de l'oeuvre Dubillard déclare se manifester à travers les conversations. Il semble n'y avoir aucune liaison entre les sujets de conversa-tion. Il s'agit plutôt de monologues individuels dont une série donne-rait certainement l'impression des coqsi-à-1 'âne. Si les pièces dubillar-diennes semblent trop illogiques au lecteur inexpérimenté donc, c'est que le dramaturge profite de la qualité irrationnelle de ses personnages pour créer une symphonie musicale de théâtre. Il faut reconnaître cependant, que le contenu de ce que l'on dit n'est justement pas toujours très important. L'essentiel consiste souvent à observer comment et dans quel contexte les personnages décident leurs monologues. Le lecteur attentif verra, chaque fois, qu'il existe une cohérence aux niveaux de l'intonation, des gestes, de la sonorité de la voix ou de l'humeur chez le locuteur. Certes, à ce niveau de compréhension, le "vrai" moi humain se situe sur le plan des émotions, soulignant ainsi leur supré-matie sur toute autre faculté humaine. Le dramaturge nous montre qu'en dépit du contenu des "conversations", les sentiments subjectifs que les uns vont éprouver envers les autres sauront toujours se faire reconnaî-tre, malgré les locuteursi eux-mêmes. On compte examiner cette question importante' sur le langage dubillardien dans la troisième partie de cette thèse. Or, de même.que Dubillard interprète les émotions comme une force qui maîtrise l'homme, de même il juge la musique une entité parallèle-ment puissante. C'est à se rendre compte de ce fait que l'on aperçoit les fils d'un art complexe chez Roland Dubillard. Il s'agit de la re-lation qui existe entre la passion, la musique et l'absurde, trois forces dominantes dans la vie de l'homme dubillardien. Dans une lettre personnelle à nous, l'auteur s'avoue passionné de musique, mais avec le sentiment qu'elle est un "scandale". C'est qu'elle nous séduit sans donner ses raisons; souvent elle s'empare de nous malgré nous. Notre personne donc, n'est pour rien dans cette musique qui chante dans notre tête. Se révélant tout à fait détachée de l'homme et hors de son contrôle donc, elle se dévoile une force om-nipotente: l'homme aura beau essayer d'en créer quelque chose de per-sonnel. Elle aussi, puisque l'homme tombe sous son joug sans pouvoir véritablement la maîtriser, réussit à aliéner l'homme. Si la musique répond aux exigences "humaines" qu'impose Dubillard à son théâtre donc, elle comporte en même temps, une conséquence alié-nante pour l'homme de telle façon que l'Lélément absurde se glisse sour-noisement de nouveau dans la présentation du drame humain: encore une fois, l'absurdité se déclare intrinsèque au théâtre dubillardien. Tout en se servant des moyens musicaux pour imprégner ses oeuvres d'un élé-ment humain donc, Dubillard les revêt à un niveau plus profond, d'une absurdité irrévocable pour ses qualités intrinsèquement aliénantes. Ayant'examiné . le côté plutôt théorique du fonctionnement musical des pièces dubillardiennes, considérons sa mise en pratique quant aux pièces elles-mêmes. On examinera Naïves Hirondelles, Les Crabes et Le Jardin aux betteraves en particulier. Dans Naïves Hirondelles et Les Crabes, il y a un ordre gratuit des scènes qui sont ou rapidement ou lentement achevées. Toujours pourtant, l'action consiste en plusieurs de ces mouvements musicaux discutés en haut, dont chacun débute doucement, atteint un certain sommet où les paroles s'énoncent d'une façon rapide et émotionnelle, pour finir à un niveau de nouveau calme. On en donnera une illustration pour chaque pièce. Dans Naïves Hirondelles, les personnages sont tous vus ensemble pour la première fois à la septième scène, à un déjeuner. Les hommes bavardent sur les affaires en attendant les femmes. Celles-ci entrent dans la boutique et se font accueillir par les messieurs. Tout de suite, Madame Séverin révèle un côté vindicatif de sa nature: Bonsoir mon panier, vous voulez dire... La conversation aborde plusieurs sujets tour à tour. Elle commence par de simples constatations qui sont au fur et à mesure ponctuées par plusieurs questions, jusqu'au moment où Madame reproche aux hommes de l'exploiter puisqu'elle leur sert le déjieuner jour après jour. Fernand lui répond sans délicatesse: Alors, çà ne vous fait pas plaisir ces petits dîners? Au lieu de casser votre croûte toute seule dans vos chapeaux? Tous les soirs, comme une vieille croûte? - Allons! Tournant le dos au défi, elle se plaint des verres pour changer de sujet. Lorsque Bertrand sort pour en chercher, Fernand lui reproche d'être oublieux, sort dans l'autre direction et Madame Séverin, traitant les deux d'imbéciles, sort pour nettoyer ceux qu'elle a déjà. Le dra-maturge souligne le silence dû moment du calme: Germaine reste seule. Elle sent bien que c'est le moment d'un monologue de mise au point mais elle ne trouve rien à dire. Et voilà que la scène est prette pour encore un autre mouvement. Or, dans Les Crabes, la structure est d'un modèle semblable, sauf r que le"climax"de ses mouvements est en général, plus rapidement atteint. Un incident typique a lieu pendant la sixième scène, lequel nous jugeons nécessaire de citer quasiment dans sa totalité afin d'en noter la progression. LA JEUNE FILLE ET LE JEUNE HOMME ESSAYANT DE RETABLIR LE CALME. Le Jeune Homme: Monsieur...Madame...vous êtes nos hôtes. La Jeune Fille: Nos hôtes. ( . . . ) Madame: Après tout, Monsieur, vous êtes nos hôtes. Le Jeune Homme: Vous êtes nos hôtes. Madame: Vous l'avez dit vous-même. Monsieur (à la jeune fille): Vous êtes nos hôtes. La Jeune Fille: Vous êtes nos hôtes. (...) •'. ; : Il y a quelque chose qui ne marche pas dans cette conversation. Le Jeune Homme: A la santé de nos hôtes! Madame: Ca me fait drôle d'avoir des hôtes. Monsieur: Mieux avoir des hôtes que des aoûtats. Madame: Tas de merde! Monsieur: Tiens ta langue. Madame: Tu vas voir mes aoûtats si c'est de la tarte Roquefort! Camembert! Monsieur : Si je pue, c'est ce que tu mérites! ( . . . ) La Jeune Fille: (..-.)Je vais accompagner ces messieurs -dames;...Vous permettez qu'on vous appelle papa, maman? Cà nous ferait tant de plaisir. Monsieur : Pouf .... Madame : Paf.... Le Jeune Homme: C'est ce qu'il va falloir traverser la salle de bains, hi, hi! Est-ce drôle! On s'aime bien, n'est-ce pas tous les quatre.^ Cette scène donc, montre clairement l'insignifiance du contenu d'une conversation: dès que les personnages laissent tomber des formules de conversation polie et finalement insignifiante de TOUTE façon ("Nos hôtes..." et caetera) il s'agit d'exprimer de mauvais sentiments. Ceci ne peut que souligner la domination des motrices émotionnelles chez les personnages. Bien que dans Naïves Hirondelles il n'y ait aucune intention violente tandis que Les Crabes aboutit au meurtre de trois personnages, les mouvements des deux premiers actes de la première pièce et ceux de toute la deuxième, se suivent d'une façon qui rend le point culminant de chacun plus chargé à mesure que la pièce s'achemine ""vers son dé-nouement émotif. (Dans Naxves Hirondelles, ce dénouement émotif se trouve à la fin du deuxième acte, la tension étant délibérément dimi-nuée au troisième.) L'atmosphère étouffante est par conséquent d'au-tant plus soulignée. Ainsi y-a-t-il une tension constante jusqu'au dénouement, laquelle traduit en partie le malaise des gens dans une atmosphère qu'ils ont involontairement créée eux-mêmes. Or, dans Le Jardin aux betteraves les mouvements se construisent de la même façon à cecir:; près que leur ordre est plus intentionnel. C'est que le drama-turge a modelé la structure de cette pièce d'après quelque chose de précis. Dans l'entrevue accordée à Bettina Knapp, Dubillard avoue avoir construit Le Jardin aux betteraves directement par rapport aux derniers quatuors qu'écrivit Beethoven. Or, les musiciens de la pièce répètent des passages des mêmes quatuors. Voilà qu'ils narrent leur propre drame, voilà en plus que Dubillard se sert du thème de la musique à deux niveaux pour souligner la façon scandaleuse dont l'homme se voit maîtrisé par quelque chose qui commence par venir DE lui mais qui finit par s'en détacher pour s'imposer de force à lui. Entre la musique, le déroule-ment de la vie des musiciens et leur accablement définitif donc, il existe une liaison étroite. Dans le deuxième acte il y a deux illustrations bien évidentes de cette liaison. Dans cette partie, les membres du quatuor protagoniste ont abandonné leurs instruments. Le quatuor voisin,;.ayant.-remplacé pourtant, on entend le quatrième mouvement de l'opus 130, qui se caractérise par une vitesse modérée, plusieurs répétitions de thèmes, quelques variations de certains autres thèmes, une pause de temps en temps et des ruptures de mouvement. De même, de reste de cette partie de la pièce se caractérise tantôt par des répliques rapides d'un mot, tantôt par un monologue ou un paragraphe. La surdité devient le sujet de plusieurs conversations. Après chaque bout de conversation, on patiente quelques secondes avant que la pensée suivante soit énoncée. Ensuite, comme dans la musique, diverses pensées se ponctuent par des ruptures* Bar exemple, Guillaume commence une fois par faire la morale à Angélique. Il s'interrompt en plein milieu de son discours pourtant, et demande son bâton, dont il serseptupour frapper au plafond, mettant le quatuor voisin dans un désarroi sans doute similaire à celui qui le saisit. Or, bien des fois, sinon toujours, le mouvement musical d'une scène comporte une signification ou une explication psychologique. La scène décrite ci-dessus par exemple, se joue entre deux personnages qui assument les rôles de Beethoven et d'une des amies de celui-ci, Bettina C'est un tableau, parmi plusieurs, qui révèle à quel degré le chef du quatuor est insatisfait de sa vie "réelle". Voulant camoufler son ex-istence ratée sous le masque du compositeur, l'homme est obligé d'in-venter sa "vie" à tout moment, se référant constamment aux faits histo-riques de la vie de Beethoven. Les moments de sa vie simulée étant toujours interrompus par le besoin d'inventer ou de se souvenir de ce qui doit se dire ou se passer ensuite, le déroulement de sa "vraie" vie est forcément ponctué de maintes pauses. L'accumulation de ces pauses inévitables aboutit à une grosse lacune, indicative de la stérilité de son existence. Plus tard dans le même acte, le quatuor voisin répète des mesures sans modifications mélodiques et jouées très doucement. En tête de la division, Beethoven a marqué "Beklemttftv (angoissé). La mélodie princi-pale consiste en une série de notes courtes, ponctuée régulièrement par des pauses. En même temps, la scène suivante se joue: Angélique: Guillaume. Milton, angoissé: Camoens... Guillaume, dans un souffle: J'ai mal à ma dent. Milton, idem: "Loin, l'fond d'ia. mar.. . ON ENTEND QUELQU'UN DESCENDRE UN ESCALIER. ON ENTEND AUSSI UNE GROSSE CLOCHE DE BRONZE, SOURDE. SILENCE ET IMMOBILITE. Angélique, terrorisée, chuchotant: Camoens. Camoens, idem: Quoi? ( . . . ) UN TEMPS ( . . . ) SILENCE Les deux scènes citées en haut se modèlent directement sur deux mouve-ments de concerto. Reste encore une autre façon dont le dramaturge se sert d'un mouvement musical pour mettre la situation de ses person-nages en relief. Dans la quatrième scène du premier acte, le quatuor essaie de répéter une mesure qui débute très fort pour devenir douce tout de suite après. Il faut donc, de la finesse pour l'exécuter bien. Or, au bout d'êiSTmbn une minute, "le jeu s'embrouille" et les musiciens s'arrêtent "en plein désarroi". Ainsi qu'ils ratent les passages fins de la musique, ils n'arrivent pas non plus à réussir les moments doux de leur vie. Des émotions malheureuses, comme la musique du grand compositeur, transforment les hommes dubillardiens en incapables. Pour conclure ce développement sur la structure-générale des pièces dubillardiennes au niveau de leur intrigue, soulignons que le fondement musical de chaque oeuvre apporte une contribution énorme à la notion d'un théâtre immédiat, "réel" et complet. C'est dans ce sens-là que l'on pourrait parler d'un théâtre polyphonique, car toutes les phrases et tous les mouvements s'inter-pénètrent et l'oeuvre drama-tique doit se concevoir dans sa totalité. CHAPITRE II LA CREATION D'ATMOSPHERE PAR L'INTERMEDIAIRE DES MOYENS CONCRETS Comme nous l'avons souligné plusieurs fois depuis le début de cette thèse, le tout du théâtre dubillardien réside dans une traduction ou une représentation de la Condition à plusieurs faces de l'homme contemporain. Or, cette traduction ou représentation tient à une interprétation humaine et psychologique du monde intérieur des personnages dubillardiens. D'em-blée s'affirme le caractère abstrait de la substance dramatique chez Roland Dubillard. Soulignons que la traduction de quelque chose d'abstrait aboutirait forcément - la communication de nombreux sentiments associés au sujet en question: en l'occurrence les systèmes inconnus et mystérieux du tréfonds humain et de l'Univers. Dans le chapitre précédent, on a vu la façon dont la conception d'une intrigue théâtrale chez Roland Dubillard concourt à réaliser une unité pro-fonde de chaque oeuvre. Cette unité sert à souligner l'aspect inévitable intrinsèque à la Condition mise en scène dans les pièces. On ne peut trop insister sur l'impuissance de l'homme face à sa Condition. Celui-ci a beau essayer de se libérer de sa situation afin de mener une existence satisfai-sante sinon idéale, il est à jamais condamné à vivre sa Condition. L'homme du vingtième siècle est constamment tourmenté par des forces indéfinissables mais toutes immanquablement incontrôlables. La tâche du dramaturge consiste donc à créer une atmosphère frap-pante et " réelle ", capable de faire sentir aux spectateurs ce à quoi les personnages sont en proie. Dans ce But, Dubillard utilise plusieurs moyens dont tous servent à concrétiser les thèmes discutés dans la première partie de cette étude et les mouvements examinés au chapitre précédent. Dans ce chapitre, on va étudier ces divers moyens concrets de la création d'atmosphère: objets du décor, sons et jeux de lumière. L'im-portance du rôle de chaque moyen varie selonf.la pièce. Il y a* en fait, une progression nette en ce qui concerne la diversité et la nature des moyens utilisés. On verra que les éléments de la mise en scène jouent un rôle plus disparate, plus actif et moins "ordinaire" à mesure que l'on aborde les pièces les plus récentes de Dubillard. Soulignons ceci: que les moyens de la création d'atmosphère de-meurent sur un plan quotidien ou non, ils constituent un facteur majeur d'unification. Dans Naïves Hirondelles, les éléments principaux de la mise en scène se limitent aux domaines des objets et des-.sons. Objets et sons s'associent la plupart du temps aux aspects d'abord confinés, ensuite émiettés, désespérants et finalement ennuyeux de la vie des personnages. Les sons, relativement peu nombreux dans cette pièce, correspondent à l'incertitude qui caractérise la vie des naïves hirondelles. La distribution de cette pièce se constitue de deux femmes et deux hommes. Ceux-ci s'enferment dans une boutique â tout vendre où ensemble, ils s'entretiennent de maintsédétâils banals de la vie. Aux yeux des spectateurs, la boutique prend la forme d'une unité indépen-dante et isolée, surtout puisque chaque scène s'y passe sans aucune référence aux influences extérieures immédiates. Une impression d'étouffement s'y ajoute lorsque les personnages s'entourent de plu-sieurs paravents et se mettent à accumuler un tas énorme d'objets quel-conques à l'intérieur de cet espace limité. Il y a au premier acte, des tas de "magazines" par terre, une table, quatre chaises et un hamac qui s'allonge d'un mur à l'autre. Au.deuxième acte, on aligne les étagères jadis vides, de maintes carcasses de chapeaux; les murs se remplissent de vieilles pendules, dont chacune tictaque séparément. Au troisième act, "les chapeaux ont conquis la boutique,"et les horloges sont toutes rassemblées dans le hamac.: "Il y a aussi quelque part une roue de motocyclette, et aussi un mannequin de couture." Clairement, il s'agit d'un espace claustrophobique: ces naïves hirondelles vivent dans un petit enfer suffocant. En eux-mêmes, les objets sans nom, sans destination et hors d'usage servent à une traduction concrète d'une vie sans objective et sans signification. Puisqu'ils sont souvent en train de s'effondrer ou de se casser, ils reflètent aussi l'aspect désintégré de l'univers dans la pièce. A force de remarquer les réactions des personnages à ces objets usés, on découvre leur disposition à l'égard de leur vie. Fernand, habitué à voir son monde s'écrouler autour de lui, ac-cepte passivement toute catastrophe. Tout - la chute du hamac dans lequel se Eepose Madame Séverin, l'écroulement de la table à laquelle tout le monde déjeune, la bouteille "de vin" qui:contient du vinaigre -lui parait absolument normale. Incarnation d'une défaite stoïque, il justifie de tels désastres par une seule formule: "c'est des choses qui arrivent." Bertrand au contraire, nourrit un certain optimisme illusoire. Dans l'espoir de s'évader d'une vie stagnante, il quitte sa tante et Fernand, accompagné par l'orpheline. Juste avant de partir cependant, il donne la preuve de l'inutilité de son initiative. Il s'achète un sac de noix...à casser. Comme on l'a dit plus haut-dans la première partie de cette étude, la destruction graduelle des coquilles de noix évoque à coup sûr celle de l'espoir de la jeunesse innocente. Malgré lui, la tentative de Bertrand d'éludérr un sort désespérant ne réussit finalement qu'à l'assurer. Le monde des naïves hirondelles se caractérise donc par une impuis-sance fondamentale où la stagnation à travers la marche du temps souligne l'aspect irrémédiablement brisé de leur existence. La banalité de leur vie monotone ressort d'autant plus que chaque élément du décor est tout à fait ordinaire. Tout, chez ces personnages, respire un air de mé-diocrité sinon de mort. Déjà à l'intérieur du cadre quotidien et clos de cette pièce, un élément d'incertitude vient déranger les personnages. Il se manifeste sous la forme de bruits. Au premier acte, les personnages "entendent" un son inidentifiable et s'affolent. On ne nous dit pas ce que c'est. On conclut tout de même qu'un lieu terrestre quelconque, qu'il soit petit, qu'il semble sur ou non, est cependant capable d'apporter l'inconnu, l'incertain, l'effrayant. Les bruits des deuxième et troisième actes, par contre sont iden-tifiés. Ce sont tantôt des coups de marteau, tantôt un "petit coup de machine électrique". On sait que la voisine est tout simplement en train de moderniser l'ancienne boutique de Madame Séverin. Cette bou-tique logeait tout ce que la vieille dame connaissait - ses rêves, ses désirs, ses déceptions - et tout ce dont elle était sûre. La démolition de la structure donc, lui inspire une sorte d'incertitude angoissante. Du côté dramatique, ces bruits des deuxième et troisième actes ont pour effet principal l'interruption sporadique qui menace d'embar-rasser la conversation à tout moment. Curieusement, ce dérangement passe souvent inaperçu des personnages. Une fois pendant la troisième scène du troisième acte pourtant, le bruit de la machine électrique dure quel-ques secondes, Ceci poussant Madame Séverin et Fernand à hurler pour s'entendre. Enervé et brusquement franc lorsqu'il se rend compte que Madame Séverin ne peut l'entendre, Fernand finit par narguer son amie. Il crie, "Nianiania!11, pour se taire aussitôt. Son moment d'insolence suffit pourtant, pour révéler un mépris qui explique plusieurs remarques péjoratives de Fernand plus loin dans l'acte. Dans Les Crabes-^ -le rôle des sons a virtuellement disparu. Celui des éléments du décor est devenu plus actif et plus évocateur que dans Naïves Hirondelles. Dubillard, on le verra, incorpore certains objets à son drame d'une façon tout à fait musicale et poétique ce qui en fait de véritables "images concrètes". Pensons à la manière dont un compo-siteur ou un poète enrichit son oeuvre à force de répéter divers thèmes ou images au long de l'oeuvre. Ceux-ci certes:, demeurent d'habitude au niveau du langage de l'oeuvre: la note musicale dans le cas de la composition musicale, le mot danslle cas du poème. Or, Dubillard com-mence par le mot, mais finit par rendre ses images réelles et palpables' i Ly au moyen des éléments de la mise en scène. On peut parler dans Les Crabes d'un symbolisme absurde. Pour illustrer ce "symbolisme absurde", on étudiera le rôle des "crabes" dans la pièce. On verra que ces animaux jouent le rôle de facteur d'unification majeur et qu'ils partagent avec deux autres images dubillardiennes (les moustiques et l'eau étudiés plus loin). Puisque comme facteur d'unification les crabes sont obligatoirement trouvés à plusieurs niveaux, ceci annonçant une étude assez complexe, on va envisager leur rôle sous des aspects progressifs, en commençant par le titre et en terminant par leur assimilation totale à la pièce. Dans la discussion sur les rapports entre les personnages on a examiné la façon dont les conflits interminables éclatent l'un après l'autre malgré de nombreuses tentatives de les supprimer. O r L é Petit Robert définit le sens figuré du mot ainsi: ensemble de personnes qui' se nuisent, se haïssent mutuellement. Le titre "Les Crabes" est donc approprié pour résumer, caractériser le contenu thématique de l'oeuvre. En ce qui concerne plusieurs autres aspects de la pièce, le sens littéral des "crabes" joue un rôle également représentatif. En tant que' crustacés comestibles, organismes de la mer, les crabes jouent un .rôle qui concerne la concrétisation des sentiments associés à une situation sociale malaisée où s'expriment uniquement des hostilités. Dubillard, on le verra, utilise ces crabes pour construire une sorte de drame de second plan. Ils vont servir de reflet d'analogie du drame au niveau des personnages. L'impuissance des personnages à se tolérer a des conséquences absurdes pour l'homme dubillardien, surtout en raison de leur essentiel besoin d'autrui. On sent comme l'influence d'une force navrante, vague-ment omnipotente et inconnue qui imposerait ses lois à l'homme dubillardien. En tout cas, la situation se développe sans raison lo-gique, compréhensible. Les personnages n'ayant,aucun» contrôle sur les circonstances, un sentiment d'absurdité est suscité. Si l'on se croit justifié à employer le terme "symbolisme absurde", c'est que les crabes vont être employés principalement pour renforcer une notion d'étrangeté bizarre intrinsèquement au monde dubillardien. Dubillard introduit ses spectateurs dans son monde doucement et habilement. C'est qu'il se sert des objets entièrement réels, palpables et identifiables comme point de départ de son voyage vers l'absurde. Dans la toute première scène de la pièce donc, on voit Le Jeune Homme et La Jeune Fille en train de manger de petits crabes. Ensuite, par le billet du langage, on perd contact avec l'essence matérielle des crustacés. C'est que le crabe, à force d'être utilisé comme point de départ, de référence ou de comparaison par rapport à quasiment tout sujet, va inévitablement permettre de fonder des associations d'habitude con-sidérées incongrues. En effet, le mot "crabes" commence à se répandre dans l'atmos-phère lorsque le repas de crustacés est plusieurs fois interrompu et que les jeunes gens se voient forcés de constamment s'inviter l'un l'autre à revenir à table pour "finir lèun?s) crabes." On apprend ensuite que leur villa s'appelle "Le Crabe". Tout en mangeant des crabes et parlant des nouveaux locataires du "Crabe", la jeune fille en vient à associer le malaise qu'elle ressent devant l'arrivée imminente et non voulue de ceux-ci, avec son repas: Ces crabes, on dirait qu'ils ont tendance, avec leur pinces, leurs pattes, à remonter. Comme des montagnards, accrochés aux parois de mon oesophage, ils montent. Ils grimpent. 1^ Dans le premier écart d'une référence "normale" aux crabes donc, ces organismes suscitent un sentiment d'étouffement. Ils sont traités d'une manière qui évoque leur puissance encore vaguement inexorable et menaçante à ce point du drame. On verra qu'à la fin de cette scène même, les crabes seront associés à certaines émotions négatives. Dans le reste de cette première scène des Crabes, toutes les ré-pliques concernent un sujet quelconque qui finit chaque fois par se faire assimiler avec les crabes: le nez du jeune homme, la jeune fille elle-même, la bouche humaine, les locataires, les tortues et finalement, la villa. A l'intérieur de ces courtes discussions, la jeune fille s'avoue subitement en proie à certaine émotions: l'angoisse, la tristesse et la peur. Une foisj elle en vient à susciter le reproche suivant de son mari: Qu'est-ce que tu as à regarder ce crabe? Il ne t'a rien fait! Tu ne vas pas pleurer à cause d'un crabe!5 La comparaison de divers sujets avec les crabes assument un aspect iné-vitablement insolite. Eh plus, les émotions de mauvais augure qu'é-prouve la jeune fille devant ces crabes semblent inexplicables par rap-port aux circonstancés de la scène: le couple attend ses locataires tout simplement. A la fin de la première scène donc, les crabes ne sont plus que des petits crustacés à manger. Ils sont devenus une entité mécon-naissable que les spectateurs ne sauraient associer qu'avec un sentiment général d'étrangeté. Or, à part l'incongruité entre les circonstances et les événements, une grande partie de l'étrangetë que Dubillard réussit si bien à commu-niquer s'explique par la source des images trouvées chez lui. Ce que nous osons appeler le symbolisme "traditionnel" se rapporte à l'emploi d'un objet qui évoque ou bien par son caractère ou par sa forme, une certaine association d'idées avec un sentiment ou un objet précis. Dans Les Crabes, pourtant, les nombreuses associations faites à l'intermédiaire des crabes naissent souvent sinon uniquement de 1'ima-gination du dramaturge. Les images s'imposent aux spectateurs d'une façon qui altère et augmente les significations traditionelles des objets: elles attribuent aux crustacés des qualités tout à fait nouvelles et jadis étrangères, inattendues. Ce symbolisme finit par prêter aux crabes un grand nombre de pouvoirs latents. A ce stage de leur développement, ces crustacés prennent l'importance d'une sorte de force qui, dépaysante, indéfinissable et finalement hors du contrôle humain, incarne et con-crétise le domaine mystérieux de l'Inconnu. C'est de ce domaine que survient l'Absurdité navrante quiaafflige l'homme dubillardien. Or, où en sont les spectateurs à ce point? On trouve que Dubillard finit par lesjsséduire. A force d'opérer subtilement, Dubillard réussit à ne pas abandonner ses spectateurs en deçà de la surréalité lorsque ses personnages franchissent les frontières délicates de la réalité. C'est qu'il gagne la confiance des spectateurs à un niveau tout à fait ordinaire, réel et donc identifiable AVANT d'écarter ses images de la norme. Les spectateurs vont pénétrer ses ima^sdans le monde irréel des personnages, pour entrer en contact finalement avec l'absurdité. En effet, juste avant le dénouement, d'étranges événements ont lieu. A la fin de la neuvième scène par exemple: Un crabe tombe de la table, avec un bruit sourd, accompagné dans le lointain par le premier coup de minuit. Les chutes de crabe continuent jusqu'au moment où, tous tombés de la table: ...les crabes vont vers un trou du carrelage, où ils tombent et disparaissent Une discussion suit sur la capacité de marcher qu'auraient les crabes CUITS. La discussion n'aboutissant point à une conclusion logique, les spectateurs sont forcés de simplement accepter, ainsi que le sont les personnages, l'envahissement concret du bizarre sur scène. Une fois l'absurde établi sous la forme de ces animaux, la voie est ouverte pour une manifestation absurde également "irréelle" au niveau des personnages. En effet, l'incident des crabes tombant dans le trou est directement suivi par l'entrée en scène du fantôme de Madame qui est supposée morte depuis la septième scène. Elle "sont de dessous le conte-nu de la valise. Elle est terrible." Se disputant avec Monsieur, elle l'incite à tirer sa mitrailleuse. La dixième scène finalement se termine par des assassinats en masse. Ces assassinats quasiment gratuits et certainement inattendus soulignent la futilité et la médiocrité absurdes d'une vie d'homme. Ce thème aussi trouve son reflet dans un aspect concret poétique de la pièce. A ce sujet, un élément important du "décor" consiste en la présence constante des moustiques. De même que les crabes, ces insectes font partie aussi d'un drame analogûeuà celui qui se joue entre les personnages. Ils ennuient tour à tour chacun des personnages,de même que chaque personnage à son tour agace un de ses compagnons. En deuxième lieu, ils se font écraser l'un après l'autre par chacun des personnages, ainsi que ceux-ci subissent à plusieurs reprises, un écrasement moral les uns en proie aux autres. En troisième lieu, ils fournissent ironiquement le sug.et des discussions sur l'existence, telle que dans la sixième scène. Le monsieur écrase un moustique: Voilà comment je suis. Je n'ai jamais pu sup-porter les moustiques. Quand j'en vois un, je frappe. Vous -avez vu? (CONSULTANT SA PAUME:) Tenez, le voici. Fétu. L'existence d'un moustique qu'est-ce que c'est? - Pfuitt, parti! au vent! Un moustique a été là. Il n'y est plus. C'est toute l'oraison funèbre dont sa disparition se verra honorée. On ne réfléchira jamais sur ces petites choses, Monsieur, Mademoiselle. Ses paroles évidemment, révèlent l'attitude sûre des personnages quant à leur existence propre. La pièce pourtant, aboutit subitement semble-t—il, à une manifestation irrécusable de l'absurdité qui caractérise l'existence de l'homme dubillardien. Celui-ci n'est guère plus signi-fiant qu'un insecte. On vient de dire que le dénouement sanglant des Crabes semble su-bitement réalisé. Si l'on considère une dernière image de la pièce ce-pendant, on verra que même la scène finale a été annoncée ou impliquée tout au long de la pièce. On signale le rôle de la mer. Cette fois, il s'agit d'une image strictement poétique (à la différence d'une image dramatique telle que celle des moustiques). Son développement reste sur le plan de langage et n'appartient donc pas à. la catégorie des "images concrètes". La seule indication scénique du début de la pièce nous apprend que l'action des Crabes se déroule près de la mer. Il est question aussi de l'arrivée imminente du plombier. Les propriétaires se sentent comme menacés de naufrage. Ils deviennent obsédés au point de voir la mer elle-même comme un corps d'eau qui fuit. Le Jeune Homme explique le "phénomène" à Madame: C'est l'horizon, Madame, qui bouche la mer et qui fait qu'il semble qu'elle veuille fuir: une sorte de point de fuite à la mer, sans doute par un imperceptible trou du fil de l'horizon.6 L'eau continue à fuir pendant toute la pièce: les premières paroles de la pièce sont un appel au plombier, et les dernières seront l'annonce de son arrivée. Il nous.semble que l'eau fuyante constitue une image qui correspond au thème principal de la pièce: l'épuisement graduel de toute qualité humaine en les personnages. De cette façon-là, l'eau serait l'image d'une sorte de désespoir pour la race des hommes dubillardieris, un néant qui envahit leur univers. C'est dans une telle eau que les crabes, êtres nuisibles et haïssables seraient les plus florissants. Notre observation gagne du poids quand on apprend que le dramaturge fut beaucoup influencé par l'auteur de L'Eau et les rêves de Gaston Bachelard qu'il eut comme professeur de philosophie à la Sorbonne. Nous reverrons l'influence de cet élément dans la discussion de "... Où boivent les vaches.". Soulignons maintenant que dans Les Crabes, l'eau joue le rôle d'un néant substantiel qui renforce la thématique au niveau de la création d'atmosphère théâtrale pour enfin rendre le dénouement de la pièce d'autant plus inéluctable. Tandis que dans Les Crabes ce sont des objets du décor qui s'ani-ment pour imprégner la pièce d'une atmosphère évocatrice de l'absurdité qui caractérise le drame de ses personnages, dans Le Jardin aux bette-raves c'est tout le décor qui subit des changements inattendus. On verra que le décor épouse le sujet de la pièce et s'en fait le reflet de façon déconcertante et singulière. Au premier chapitre, on a vu que malgré eux, les musiciens révèlent une quantité de secrets personnels, lesquels indiquent l'aspect manqué de leur vie. A mesure qu'ils répètent donc, ils jouent le concert de leur existence intime; plus ils passent de temps ensemble, plus ils creusent dans les profondeurs de leur être jadis inconnues. Au fur et à mesure qu'ils creusent.dans 1'obscuritéîils s'approchent de la vérité de leur valeur réelle par rapport à l'univers. De cette façon, la pièce se présente essentiellement comme un voyage d'exploration aux tré-fonds des personnages. Ce voyage bien sûr, devient animé et concrétisé au niveau de la mise en scène. Du premier niveau donc, les musiciens sont victimes du fait que dans la vie, ils ne savent faire que jouer de leurs instruments, et encore, d'une façon médiocre. S'étant consacrés à ce "métier", ils se dévoilent prisonniers de leur insuffisance. Voilà que l'intérieur de la Maison de la Culture où ces musiciens se sont réunis ressemble à l'intérieur d'un étui à violon. Tout y est rouge, évoquant l'enfer sordide de leur condition. Dans la quatrième scène du premier acte se lit l'indication scénique suivante : Milton se met à regarder autour de lui le décor avec un tel détachement que les autres s'arrêtent de jouer et regardent autour d'eux comme il fait. Quand le décor est devenu aussi évident au spectateur qu'aux personnages de la pièce - un décor écrasant-,... Si le dramaturge y dirige notre attention si ouvertement, c'est que le décor va évidemment jouer dans le drame un rôle important. Or, tout voyage dans le monde intérieur des'hommes va contenir un élément pro-noncé d'étrangeté et de mystère. D'emblée, Dubillard met ses voyageurs musiciens dans un lieu qui les dépayse: sur les ordres d'un certain Schwartz, ils sont tous venus à une Maison de la culture en forme d'étui à violon qui se trouve à trois cent kilomètres de tout signe de civili-sation, en plein milieu d'un 'dhanjp de betteraves ! (On apprend cela des personnages eux-mêmes.) Loin de tout ce qu'ils connaissent, ils se trouvent à la merci de ce que ce Sch.wartz voudrait leur imposer, d'au-tant plus qu'ils se découvrent enfermés dans leur lieu de convocation. Il s'agit d'une Maison de la culture dont la porte ne s'ouvre que pour laisser entrer les musiciens. Impossible d'en sortir. Dubillard avoue avoir créé le décor pour traduire le sentiment de claustrophobie exis-tentielle qui afflige ses personnages. Dans sa troisième scène, un cinquième personnage rejoint les mu-siciens: Tirribuyènbogg. L'on voit en cet habitant de la contrée encore des traits indicatifs de la singularité du lieu où se trouvent les protagonistes. "Il a un chapeau mais porte des souliers à la main, son pantalon; sur le bras", et voilà ses premiers mots (au sujet de 1'orage): Quelle orange! Des éclirs! Plouic, plouic et boùic! Voyez, mocheux! Plus loin, le dramaturge nous apprend que ce personnage des environs monologue toujours sans jamais répondre à personne. En plus, il se tient toujours un peu à l'écart des autres, ce qui effraie les musi-ciens d'autant plus qu'il semble la seule personne au courant de leur situation. Quand il parle, ils ne peuvent que le regarder avec incom-préhension. Une gêne pèse sur l'atmosphère chaque fois par conséquent, laquelle ne cède la place qu'à un désarroi confus. Or, dans cette sorte de désarroi constant, les membres du quatuor oublient de garder une distance professionellement polie entre eux. Ils se mettent à révéler leurs craintes, leurs désirs, leurs regrets et leurs espoirs. Quand, à force dévoiler et donc de partager quelques-uns de leurs sentiments les plus intimes, les musiciens se débarrassent de certaines barrières entre eux, ils sont prêts à découvrir ensemble la significa-tion profonde de leur condition. C'est à ce moment que le "voyage" com-mence. Or, avant de pouvoir prendre conscience du but du voyage - la connaissance d'une vérité universelle - il faut d'abord que chacun soit désillusionné sur sa propre condition. Peu à peu donc, ils se rendent compte de leur médiocrité, de leur insuffisance et de leur insignifiance. A mesure qu'ils en deviennent conscients, ils s'acheminent vers unvflé-sespoir total. Il est donc question d'une descente vers le néant, la-quelle les préparerait pour l'essor associé avec la découverte de la vérité. A la fin du premier acte, Terribuyenborg se montre en tenue de pilote. C'est lui évidemment qui va mener leur expérience interne. A ce moment-là, le son que l'on entend de l'intérieur d'un train se manifeste. Terribuyenborg s'exclame : Vous scoutez les gneilles? - Ca y est! Pâtis! On est pâti! Sour des rouilles de châmin de fâr! Moucheux, mizemoidile, vous rouillez, nous rouillons, j'arrouille, on est pâti! A mesure que les musiciens sont accablés tour à tour et de plus en plus d'inquiétude,: de tristesse, d'angoisse, de solitude et de terreur donc, l'étui de violon se transforme de train en vaisseaux navigants. (Rappelons-nous l'association faite plus haut entre l'eau et le désespoir chez Dubillard.) Vers le quart de l'acte, Tirribuyen-borg annonce que le train est devenu un sous-marin : Scoutez! Al marche plur la bidouille, ni rouille pu désormais sur des rouilles, a stopstanding, alla sombré din les flouts: de la mar.7 Dans ses répliques suivantes (qui se font plus rares car il laisse les autres parler et se découvrir) il se plaint de ne pas pouvoir trouver sa "boète de navigation". Absorbés dans leurs petits drames pourtant, les musiciens ne semblent pas l'éntendre. Ils ignorent qu'ils ne roulent plus sur un chemin de fer jusqu'au moment où il se présente et leur explique qu'il est l'intermédiaire entre eux et le fameux Schwartz: ...je m'appelle Emile. Wolfgang Amadeus Emile Tirribuyenborg,(...)compositeur de voyage, ou d'itinéraire et encore non c'est Schwartz, j'exécute. Je suis le chauffeur, mizemoidile, le chauffeur de son excellente, Monseigneur le prince de la principauté....J A la suite de cet aveu, Camoens, sans aucune trace d'étonnement d'ail-leurs, révèle qu'il a bien remarqué qu'ils ne roulaient plus: ...j'ai l'impression de flotter. Je ne respire plus. Je me demande si nous n'aurions pas sombré. Cet étui à violon serait un navire submersible. Cette constation marque le déclenchement d'une certaine prise de cons-cience chez les musiciens: celle de leur petitesse. Depuis le moment où Tirribuyenborg cherchait sa boîte à navigation donc, ses victimes se sont graduellement acheminées vers la vérité navrante de leur espèce. Or, cet approfondissement au niveau psychologique des personnages trouve son reflet au niveau de la mise en scène: la Maison de la culture est devenu un navire sous-marin qui a commencé à se diriger vers le fond dé la mer. Or, depuis le début du premier acte, le dialogue a souvent été ponctué par des bruits de l'orage: des coups de tonnerre. Bien que ceux-ci semblent sinistres, ils étaient tout à fait vraisemblables. Que La Maison de la culture soit sous l'eau maintenant, et que l'on entende toujours le tonnerre, pourtant, affole même Tirribuyenborg: J'ai l'angousse. Spasse des choses que c'est pas pa-rmis. Dain l'fondlamar, des éclirs, çà, c'est pas parmis.^ Au moment où les circonstances semblent échapper au contrôle du dit capitaine de voyage, la prise de conscience des personnages s'effectue à un rythme accéléré. Ceux-ci en arrivent à n'avoir plus aucune confiance illusoire en eux-mêmes et se voient obligés de se tourner vers celui qui les a mis dans une telle situation, Schwartz. Lorsque les musiciens se montrent finalement prêts à chercher une réponse à leur condition fon-damentale, Tirribuyenborg leur explique que la "bidouille" (ce qu'est deVenu l'étui à violon) est à ce moment-là "sur sa rampe de lancement", préparé pour les amener à leur sort : Pour aller où est Schwartz! Justement, moucheux, mazemoidile. Là où Schwartz ouvrira, comme je fais, cet étui, crac! la bidouille, son plafond, son couvercle. Schwartz, grand coadjuteur de la Principauté dont j'assouile piloute. :• (...) L'endroit d'une île, mocheux, mazemoidile! L'endroit d'une île d'air. D'une bulle d'air entourée d'eau de tous cotés. Le sous-marin donc, est devenu une sorte de navire spatial. Ayant traversé jusqu'ici des surfaces et des mers, les musiciens pénètrent maintenant les cieux du monde intérieur de l'être. Là, à côté de Schwartz "immense et tout noir", explique Tirribuyenborg, ils verrons aussi Beethoven. "Beethoven tout partout, parmi les bétrov.es et din l'creux des vagues itou." Là, ils apprendront ce qu'est la Musique et la Vérité. Faisant des manoeuvres musicales donc ("...vers la gauche, à l'aide d'un fa dièse pris au hasard, je moule en sol, et si je souhaite un virage à la corde, j'ajoute un do dièse, voire un sol dièse, ré majeur, la majeur..."), la bidouille arrive dans la bulle du Jardin aux Betteraves, là où est Schwartz: LE QUATUOR CONTINUE A JOUER MALGRE SON vIN-QUIETUDE, TANDIS QU'APPROCHE LE BRUIT D'UN PAS DE GEANT. LE PLAFOND S'OUVRE AVEC UN CRAQUEMENT, PUIS LE DECOR TOURNE D'UN QUART DE•TOUR SUR SON AXE HORIZONTAL. Comme nous avons montré donc, le décor joue un rôle tout à fait animé dans Le Jardin aux betteraves. Or, pour souligner l'importance du décor, le dramaturge s'est contraint à véritablement animer d'autres objets de la pièce. Deux objets en particulier dans cette pièce jouent un rôle actif (à la différence d'animé) important. A plusieurs reprises, on a mentionné l'importance de la musique de Beethoven dans la vie du quatuor à cordes. On.a déjà appris aussi, que bien que les musiciens avouent avoir consacré leur vie au compositeur, ils jouent mal sa musique. De cette façon-là, Beethoven assume une sorte de valeur suprême et idéale. On voit dans les paroles de Tirribueyenborg déjà citées qu'au monde de la Vérité, Beethoven s'impose comme une force omnipotente et omniprésente. Or, pendant tout le premier acte de la pièce, un buste de Bee-thoven est présent. A la deuxième scëne, Milton entre dans la Maison et voit le buste. Sans reconnaître de qui il est, il en fait grand cas, étonné qu'il soit en bronze. En 1972, Dubillard a publié une oeuvre philosophique intitulée Médidation sur la difficulté d'être en:bronze. Dans cette méditation^, il devient évident que le bronze est une matière essentielle: il constitue la nature intime des choses. Cela se con-forme peu à peu dans la pièce aussi, E mesure que les musiciens jouent leur drame. Au cours du premier acte, les personnages parlent tous du buste d'une manière qui déjà attire l'attention. Au point où les discus-sions en restent pourtant, Beethoven semble important mais les person-nages eux-mêmes s'établissent au premier plan. Dans la quatrième scène Guillaume qui se proclame Beethoven dans sa folie, ne reconnaît même .peasas le buste. Au fur et à mesure que l'aspect manqué de la vie des musiciens se dévoile cependant, le buste devient unoobjet inquiétant pour eux. Il devient une présence inéluctable qui dénonce impitoyablement par son silence la médiocrité du quatuor. Cette condamnation ne se trouve pas seulement dans le buste. Comme toujours, Dubillard imprègne sa pièce de reflets variés du thème principal. Observons par exemple, les environs de la Maison de la culture: elle est entourée de bette-raves, ce légume ayant été choisi d'abord pour son analogie phonémique avec "Beethoven" mais aussi pour deux autres raisons de caractère plus symboliques. En premier lieu, ces betteraves sont symbole de rusticité utilitaire, ennemie de l'art, de la culture artistique. De cette façon, il semblerait que les musiciens forcés de perfect ionner leur art dans une atmosphère anticulturelle vont d'emblée vouer leur entreprise à l'insuccès. En deuxième lieu, la betterave est-;un légume dont la culture exige une terre bien ameublie. Or, un tel sol n'est guère solide ni par conséquent, résistant à des déplacements. En effet, on a vu com-bien souvent la Maison de la Sulture est arrachée de son sol ''natal": le champ devient tour à tour un chemin de fer, des vagues (de mer) et de l'espace atmosphérique. En tout cas, vers le dénouement, Tirribuyen-borg affirme l'analogie qui existe entre les légumes, leur champ et le compositeur: Vous n'avez point titi sans remorquer combien tout puissinte ici s'arsentit la présince de . Beethoven. Beethoven".tout partout, parmi les bétroves et din l'croux des vagues... Certes, la puissance du compositeur se sentiencore plus lorsque des betteraves sont apportées à l'intérieur de la Maison de la culture. Plus tard au deuxième acte, où le buste a disparu et les betteraves ne reçoivent plus d'attention, le quatuor à cordes voisin nous rappelle la présence de Beethoven à force de jouer constamment ses concerts. Au dénouement, on apprend que "chez les morts immortels", les musiciens vont faire la connaissance de Liidwig van Beethoven lui-même! On a l'impression que le compositeur allemand a le rôle d'un quasi-dieu. Il est compositeur non seulement de ses oeuvres personnelles, mais aussi de la vie de ses "disciples": pendant la vie des musiciens, ses oeu-vres forment un fondement sur lequel se bâtit leur médiocre existence; au commencement de leur "vie future", ensuite, ils: se dirigent vers lui, comme pour aller vers leur créateur. Dans 1'analyse du Jardin aux betteraves, on croit avoir dévoilé le grand rôle que joue l'imagination dubillardienne. On a vu comment les images concrètes assument un caractère symbolique en matérialisant un drame quasiment psychologique. Sans un tel renforcement physique, ce dernier resterait sûrement trop abstrait pour être "dramatique". Soulignons que les éléments de la mise en scène dont on a parlé -l'étui à violon, les betteraves, le buste - sont tous réels, identi-fiables. Ils n'assument un air curieux que par rapport à leur traite-ment dans le contexte de la pièce. A l'oeil pourtant, chaque élément de la mise en scène reste reconnaissable. La transformation progres-sive.de la Maison de la culture en forme d'étui à violon en train, sous-marin et navire spatial par exemple, se traduit plutôt aux ni-veaux des sons et des : sensations manifestées par les personnages. Dans "...Où boivent les vaches.", la qualité insolite de la mise en scène est soulignée et semble faite pour dépayser le spectateur. Les indications scéniques du début de la pièce annoncent un endroit "indéterminé" et un décor "yague, sans réalisme". Dubillard, évidemment, a voulu d'emblée situer cette pièce dans une atmosphère irréelle. On va voir la façon dont cette irréalité se manifeste grâce à l'emploi poétique de certains objets, aux jeux de lumière et aux effets de son. Au premier chapitre de cette partie on a mentionné que la structure chaotique de la pièce s'accordait au désordre qui s'empare de l'esprit de son protagoniste, Félix Jean-Marie Aimé. On va s'in-téresser surtout aux réactions de celui-ci aux intrusions que font les membres d'une société matérialiste auprès de lui. L'anxiété qu'il éprouve à l'égard de sa position sociale l'entraîne dans une démence qui sera concrétisée au niveau de la mise en scène. Les gens et les choses vont donc se présenter dans'la pièce de la même façon qu'ils sont censés de faire dans l'esprit de Félix. C'est—a-dire donc que Dubillard intériorise le conflit entre Félix et la société. L'irréa-lité de la pièce finalement tient à ce que le dramaturge imagine être la réalité intérieure de l'artiste. Ainsi les changements de lieu, les apparitions soudaines des objets et les entrées et les sorties des personnages s'effectuent-ils "en flashes", effet qui réussit grâce à de simples jeux d'éclai-rage. Tout au cours de la pièce, Dubillard a écrit des intications scéniques telle que celle trouvée en fin de la septième scène: ...les derniers occupants de la scène disparaissent dans le noir, tandis qu'apparaît ailleurs, une salle d'examen. A part l'aspect onirique des objets, des salles et des person-nages qui apparaissent et disparaissent sans conséquence logique, la pièce se caractérise par une qualité symbolique insolite. De nouveau, les véhicules de cet élément de création d'atmosphère s'incorporent à la pièce d'une façon poétique: ils se présentent sous forme d'images con-crètes qui se répètent tout au long de l'oeuvre. Dans le dernier épisode du premier acte, un meuglement de vache interrompt la cérémonie où l'on est en train d'honorer Félix Jean-Marie Aimé dit Félix Enne, pour ses accomplissements artistiques. Une vache surgit, inattendue, ayant l'air d'une vision surnaturelle quelconque. C'est que sa silhouette descend du fond du décor - en transparence. Le poète en plus, la supplie de dire une vérité mysté-rieuse quelconque, trois mots au public. Ce public ne manifeste aucun-signe de confusion devant cet incident. Etonné, il n'encourage pas non plus l'animal.^ Il reste de plus, insensible à l'agitation de Félix qui, devant le refus de parler de la vache, révèle que le message concer-ne cé mensonge qu'est la Condition humaine. Désormais, la pièce est marquée régulièrement de meuglements de vache, dont chacun a pour effet d'imprégner l'atmosphère d'une qualité de plus en plus mystérieuse, ir-réelle. Or, à mesure que la présence-absence curieuse d'Olga, la vache, s'affirme, se produisent d'autres incidents de nature sonore. Après la mort d'Elodie, Félix se lamente sur sa solitude. Dans l'état de vide où il.se trouve, il parle de présences étrangères: Ils vont venir. Ils vont frapper des coups. (...)Qu'est-ce que je ferai? Je m'en irai. Je file. Trop tard.11 En effet, on entend d'abord des coups dans la tuyauterie et ensuite deux voix féminines qui chuchotent des jugements sur l'artiste. Celui-ci déclare mystérieusement qu'il ne sait qui elles sont, mais'que pourtant il se doutait de leur présence. On sent tout de même qu'elles consti-tuent l'extériorisation de son chagrin. Les meuglements de vache inter-mittents sont suivis de coups dans la cheminée et d'autres chuchotements qui, «anplifiés stéréophoniquement, permettent de savoir leur but: en-nuyer Félix. Celui-ci finit par entendre des coups à l'intérieur d'un buste en cire de sa mère, "On cogne" plusieurs fois ensuite dans la tête d'Elodie jusqu'au moment où Eélix se déclare devenu fou. "J'ai des pustules qui me poussent dans la pensée," dit-il, pendant que des meuglements de vache s'entendent "très au loin." Au troisième acte, on trouve Félix sortant d'un accident de voi-ture. On entend un "brutal vacarme d'oiseaux qui se prolonge quelque temps." Une atmosphère de chaos règne. Ces bruits de la campagne sont interrompus par quelques tintements de cloche dï.pa: "un bruit confus de radio. Les mugissements continuent sporadiquement jusqu'à la fin de la pièce où la vachè meugle "interminablement" tandis que "le bruit des foreuses s'amplifie" et que "les bulldozers commencent à frémir lés mâchoires. " Le drame qu'on vient de décrire au niveau sonore certes, est com-plété au niveau visuel. Dubillard concrétise le fait que l'essentiel de la pièce réside dans l'esprit du protagoniste. On apprend que celui-ci semble obsédé par le besoin de se connaître. Dans la deuxième scène du second acte, Félix se parle à deux voix. A vrai dire, il parle à un mannequin de lui-même assis près de lui dans une position semblable à la sienne, mais à cause des hauts-parleurs par lesquels les voix se transmettent, on a de la peine à savoir quelle figure sur scène est vivante. Inévitablement, la conversation "tourne autour du manque d'accord qui existe entre les deux moi. A plusieurs reprises, Félix affirme être très conscient d'avoir à l'intérieur de sa tête une autre tête, plus .petite. Plus tard, il fait faire un buste de lui-même, qu'il porte désormais avec lui, comme pour essayer de pénétrer dans son mystère à force de s'y habituer. Si Félix semble désireux de se connaître, c'est qu'il veut se maîtriser, faire de lui-même ce qu'il veut, au lieu de toujours se laisser fabriquer par autrui. Après la mort de sa:..mère, il se promet cette indépendance précieuse. Que cette entreprise soit vouée à l'échec pourtant, est continuellement signalé. Il semble que le premier propriétaire de la maison où habite Félix, l'oncle Oblofet, a mené une vie glorieuse, mais au prix des simples joies qu'il aurait beaucoup préférées à la gloire. Son buste en plâtre sert de monument à sa gloire. Or, l'intention du public de remplacer sa place sur "le" soclè d'honneur par le buste de Félix signale un sort pareil pour l'artiste, malgré sa lutte pour préserver son caractère humain individuel. Comme si pour attirer l'attention à la consommation inévitable de 1'apothéose.déshumanisante de Félix, ce buste d'Oblofet constituait un élément prédominant du décor. Dans la deuxième scène, son buste à hauteur d'homme trône dans le salon. Désormais, dans presque chaque tableau, le buste est éclairé, même si le reste de la scène est dans le noir. On a déjà mentionné combien Elodie est ambitieuse pour son fils. Elle lui souhaitait toujours la célébrité et la gloire. Or, à la suite de la mort de cette femme, son buste rejoint celui d'Oblofet sous le feu de projecteur. Les deux désormais, veillent sur Félix qui est à ce moment-là, condamné. Au troisième acte, on assiste à une sorte d'envahissement de 'têtes". Le,tête de presque tous les personnages est peu à peu éclairée dans un feuillage, d'où viennent les dialogues de la scène. Des têtes d'Elodie et d'Oblofet rayonnent des .vagues phosphorescentes, qui vien-nent entourer les autres têtes,créant ainsi un tableau décidément bizarre. Le reporter entre aussitôt, sa propre tête à la main, et les quelques répliques qui suivent constituent un court entretien entre lui et sa tête. Le tableau se termine lorsque la tête d'0]gala vache s'il-lumine aussi dans les feuilles. Lorsque les bruits de l'avant-dernière scène atteingnent leur comble, la lumière éclate subitement à pleins feux. Les têtes sont soudain toutes de pierre et à la place du feuillage apparaît une fontaine de pierre. Après quelques hoquets et quelques rots, Félix cède à sa con-sécration: il se transforme en gargouille d'une Fontaine Mé^icis. Voilà que sa tête restera dorénavant figée en pierre, servant de conduit par lequel sort un jet d'eau sacrée. L'eau forme tout au cours de la pièce, une image concrète, reflet de l'aliénation de soi que souffre Félix Jean-Marie Aimé. On a déjà montré.que souvent dans les pièces dubillardiennes, la présence de l'eau accompagne un événement ou une situation comportant des conséquences désespérantes pour les personnages. Un examen du rôle de l'eau dans "...Où boivent les vaches." révélera plus clairement la raison pour laquelle il en est ainsi. L'eau, constate le dramaturge dans une lettre personnelle, est ce que "nous contenons tous, mais qui en définitive, ne nous appartient pas"; Précisons quelques-unes des qualités propres à l'eau. Simple-ment par sa fluidité, les lois de son poids et sa capacité d'évapora-tion par exemple, l'eau nous échappe. On ne saurait la maîtriser. Au début de la première scène, Félix qui porte toujours un verre d'eau à la main, sert de porte-parole au dramaturge: Mais ce verre lui-même, est-ce que l'eau sup-porte d'y être assise, de lui emprunter sa forme, de se faire exactement l'épouse de son creux, quoi! Qu'est-ce qu'elle en a à faire, de ce verre, cette petite quantité d'eau, ce petit peu d'eau, échappé momentanément au tor-rent de la grande eau toute entière, ce petit peu d'eau, il est libre, libre de s'expulser du verre et s'en retourner à l'espace. IL JETTE LE CONTENU DU VERRE . Comme la musique donc, l'eau se déclare indépendante et libre de l'homme. Dans la première partie de cette étude, on a vu comment Félix devient la victime finale de tout ce qui venait initialement DE lui: ses dons artistiques, et par conséquent, ses richesses et sa gloire. Son oppression définitive affirme qK'ûeqièdJen'iieçoit de la nature finit par nous domestiquer. Comme l'eau, de tels dons échappent au contrôle des hommes. Ainsi l'histoire de lèê'au forme-t-elle dans la pièce, un contrepoint analogique aux thèmes de la gloire des richesses et de la culture. A mesure que ses dons artistiques et sa propriété s'emparent de lui, Félix boit des verres d'eau. Ayant toujours soif, il ne peut s'empêcher de constamment boire, bien qu'il semble en soupçonner le danger : J'ai dû boire trop d'eau. Un verre suit l'autre et finalement c'est le fleuve. En effet, l'homme devient inondé doucement, subtilement. Au dénouement de la pièce, il n'en boit plus. Plutôt, l'eau surgit de l'intérieur de sa tête. Saturé au point de devenir lui-même une source, il est devenu l'incarnation de la gloire. Sous sa forme naturelle fluide, l'eau sert donc d'analogie de l'idée des forces hostiles. Or, à plusieurs reprises dans la pièce on entend Félix se référer à l'argile, au marbre, au plomb et au plâtre dans des passages qui semblent étranges à l"'action" dramatique. Dans la dixième scène, à sa mère qui pleure, Félix dit: Tu fais de l'eau, maman! Pardon, tu fais de l'eau, voilà] Mais faire de l'eau, - et c'est mon vrai reproche - quand on fait de l'eau dans du plâtre, l'eau se pétrifie! L'eau pétrifie le plâtre et le plâtre pétrifie l'eau. Et qu'est-ce que tu feras quand tu seras pétrifiée? Plus loin dans la douzième scène, en présentant Olga au public, Félix dit énigmatiquement: ...Cà n'a rien d'étonnant, c'est une vache qui descend l'escalier et qui entre....Mais le plâtre, messieurs, est-ce que vous savez comment çà se manie? L'argile comment çà vient se coucher dans une main.... - L'argile. - La vaché. -(...) Viens, mon Olga, comme d'argile, ils ne savent pas ce qu'ils font, ils voient des mensonges partout,... On comprend déjà que l'argile, à cause de son analogie phonémique avec "argent", semble être une matière corruptrice, mais pour le reste... Dans une lettre à nous, Dubillard explique que dans un accord d'analogie avec les thèmes de l'argent, de la gloire et des dons artis-tiques, le thème de la pétrification de l'eau se développe dans la pièce. Les matières mentionnées plus haut donc, doivent être interprétées comme étant les différents stades de cette pétrification, mentionne-t-il. La synthèse des passages où elles figurent donc, sert de reflet de toute la transformation de Félix: d'homme de chair en gargouille de pierre, état aliéné éternel et sublime. On comprend alors la raison pour la-quelle, au début de la pièce, le portier fait si grand cas de la maison de pierre qui "enfermait" Oblofet dans le temps. C'est l'image de l'homme qui, propriétaire de tout ce dont la pierre est une analogie -Oblofet aussi était homme de lettres célèbre et riche - finit par se faire posséder par ses biens. Dans La Maison d'os finalement, on voit que le rôle de "la maison" a évolué depuis "...Où boivent les vaches.". • Elle ne fait.plus qu'impliquer, par la matière dont elle est construite, l'oppression du moi qui finit par accabler à.coup sur le protagoniste. Dans La Maison d'os. Dubillard n'a précisé qu'un seul élément du décor, "l'intérieur d'une maison." Ce domicile qui abrite un vieux maître et ses nombreux domestiques semble destiné ainsi à jouer un grand rôle dans le drame. En effet, au début de la scène XXXIII, un valet explique le symbolisme fondamental de l'oeuvre: La Maison, c'est l'intérieur de l'homme.(...) La Maison-est-ce par quoi l'espace se trouve divisé en un dehors et un dedans habitable par 1'homme. Ailleurs, comme dans la scène XXVI, les indications scéniques carac-térisent la maison d'une façon forcément humaine: Un de ces moments, très courts, d'une,fagiquè extrême. La maison, saisie par le sommeil-, comme un poisson vivant par l'huile chaude. A vrai dire cependant, la maison est un symbole à double face, évoquant le sujet à double intérêt de la pièce. Dans d'autre parties de cette étude on a précisé le sujet profond de cette pièce. C'est une méditation qui étudie l'angoisse de l'homme devant la mort. TI>1 s'agit en premier lieu d'une réflexion sur l'as-pect solitaire de la vie humaine à un niveau social. Cette solitude-ci se voit renforcée par une solitude universelle inhumaine - celle qui afflige l'homme devant la mort. On pourrait donc concevoir la pièce de deux points de vue: social et métaphysique. Ces deux plans s'en-trecroisent et s'enrichissent. La "maison"'vient donc représenter l'homme lui-même d'un coté, et la vie sociale de l'homme,de l'autre. Examinons cette structure en tant qu'image de l'homme lui-même; L'importance de la maison semble résider en ce qu'un homme découvre qu'elle a un intérieur et un extérieur. C'est que 1'hommermourant s'af-fôlië à subitement découvrir que ces deux parties chez lui - le dehors et le dedans - le côté spirituel, immortel et le côté physique, temporel -sont irréconciliables. L'agonie qui afflige le Maître trouve donc sa racine dans les rapports mystérieux qui s'établissent en lui entre son corps et son âme. L'homme meurt. Son corps se détériore. L'âme se déclare dé-sormais un..objet vivant à l'intérieur de ce corps qui veut s'en dé-tacher. Aspirant à devenir une entité indépendante du corps, elle se fait étrangère à l'être qui la loge. C'est ainsi qu'elle devient responsable du déchirement incompréhensible de l'agonisant. Dans la dix-neuvième scène, le Maître exprime sa frustration, toujours par référence à une maison: Tout ce que j'ai fait, ce que j'ai dit, mes colères, tout ce par quoi je me suis fait connaître,(...) - tout çà, mal bâti, est cependant une maison, mais drôle de maison, qui ne me permet plus de faire un geste normal(...)m'oblige à me tordre... A la fin de sa vie donc, l'homme dubillardien se voit en proie à un déchirement fondamental incompréhensible et irrémédiable, et, donc absurde. Sur le plan des rapports avec la société, "la maison" joue un rôle bien plus dramatique, simplement parce qu'elle devient une image concrète vivante DE société} et non seulement le lieu d'une médi-tation le plus souvent philosophique et abstraite. On voit le Maître régner sur un peuple de domestiques, ces "fourmis", ces "moisissures du maître" qui sont.aussi nombreux et in-définiment renouvelables que les exigences du corps humain. Parmi eux, on trouve un valet de bouche, de pied, de plume....Mais c'est que le vieux maître y règne d'une façon ambiguë: en fait il est aussi lié à eux qu'ils.le sont à lui. Il s'agit d'une interdépendance totale, car si le sine qua non de chaque domestique se définit par rapport à un besoin quelconque du Maître, celui-ci se verrait réduit au néant sans eux. Dans la scène.XXIII, il avoue: Détruire les fourmis, les domestiques, ça repousse. Le grave, ce qu'on peut détruire, c'est le besoin qu'on a des domestiques et des fourmis. J'exige que les fourmis existent. Le Maître souffre consciemment donc, d'un besoin inexplicable d'avoir des subordonnés. L'interdépendance absolue entre lui et ses domestiques étant fondée sur un pur besoin réciproque, sans attaches sentimentales, il subit les effets d'une vie où l'on reste étranger pour son prochain. Au début de la scène XLIX, le Maître se lamente: Je suis tout seul depuis combien de temps? J'aimerais rencontrer quelqu'un avant de mourir. La réalisation de ce voeu est toujours contrecarrée du fait que les rapports entre le Maître et ses domestiques aboutissent à une situation troublante. Le Valet de la scène LIX l'explique: ...L'estime et ie mérite, c'est sur ce petit plan,; que naît entre Maître et Valet l'idée d'Egalité. Beaucoup de maîtres n'aiment pas çà. Non qu'ils veuillent se croire supérieurs, des espèces d'anges au-dessus de nous: çà arrive, mais c'est rare; le contraire est de loin le plus fréquent; ils ne la veulent pas, mais plutôt elle les gêne, cette supériorité qu'il- faut bien qu'ils aient; et plus ils nous estiment, plus ça les gêne de devoir être nos supérieurs. Il arrive que ce devoir excède leurs forces. Au niveau social de la pièce donc, la maison symbolise une vie usée et exténuée qui échappe au règne du maître. L'autorité sociale du maitre est donc aussi fragile et illusoire que celle de la conscience et de l'esprit. Il ne parvient pas à se représenter son propre appartement charnel et à vrai dire, cède bien plus qu'il ne commande à ses domestiques, figures obsédantes de l'igno-rance, de l'insouciance, de l'oubli et de la mort qui rôdent en lui. CONCLUSION Dans cette deuxième partie de la thèse, on a insisté sur les éléments qui font du théâtre dubillardien un théâtre dramatique ca-pable de toucher les spectateurs d'une façon autre que cérébrale malgré sa nature abstraite (tantôt philosophique, tantôt psycholo-gique). L'unité profonde de ce-théâtre se trouve dans un premier mouvement, au niveau de la structure de ses pièces. La correspondance étroite qui existe d'abord entre la musique et les émotions humaines et ensuite entre chacune d'entre elles et l'absurde, fonde une langue théâtrale à double portée: du côté "intellectuel", elle traduit l'as-pect irréparable absolu de la Condition humaine; du côté affectif (grâce à sa réalisation en forme de mouvements séduisants successifs), elle amène le drame sur le plan irréel incohérent de la libido. Dubillard complète cette "langue natale de l'âme" (formule em-pruntée au contemporain de Dubillard, Romain Weingarten) à un niveau plus immédiat pour les spectateurs. L'ensemble de sa démarche se dé-finit au niveau de la création d'atmosphère et en fonction du rapport des éléments de cette création d'atmosphère et de l'imaginaire. (Par imaginaire, entendons ce qui n'existe pas, fait de l'imagination, l'agent d'une sorte d'irréalité qui est poétique chez Dubillard.) Dans la discussion.de ces éléments chez Dubillard précisément, on a souligné l'aspect progressivement fantastico/onirique à mesure qu'on aborde ses pièces plus récentes. Dans Naïves Hirondelles, on a observé un cadre tout à fait recon-naissable pour en venir aux Crabes dont l'entourage est fondamentale-ment identifiable mais qui finit par laisser pénétrer un élément d'inconnu. avec l'animation momentanée et subtile des crabes cuits. A partir de cette rencontre brève avec l'étrange, des caractéristiques de plus en plus singulières du domaine irréel viennent imprégner le théâtre du-billatdien. Dans Le Jardin aux betteraves et "...Où boivent les vaches.", le dramaturge se laisse envahir par un fantastique onirique souvent vertigineux qui révèle à quel degré il donne libre cours à son imagiè-nation. Dans La Maison d'os finalement, l'imagination dubillardienne a su inventer une succession de tableaux à action conjuguée capable de communiquer une seule image cauchemardesque totale et complexe. Or, le sujet de chaque pièce dubillardienne nous touche d'une façon personnelle. Il s'agit toujours de problèmes à la fois les plus quotidiens et les plus profonds que nous vivons tous, et qui révèlent de ce qu'on pourrait appeler (selon la formule du poète Henri Michaux), "l'espace du dedans". Cet espace est certes au-delà de la portée des facultés humaines logiques et raisonnées. Son traitement doit néces-sairement chercher son expression dans un domaine "supraréel", qui est celui de l'imagination. Or, la nature de l'art théâtral exige que, pour philosophique que soit le drame, il doit être présenté d'une façon concrète. Tout élément abstrait donc, devra se communiquer à travers des images aussi concrètes que possible, mais toujours révélatrices du drame intérieur. L'imagination va donc être l'organe de perception d'une réalité intérieure, dont les lois finissent par affirmer son affinité avec celles du rêvée. ' Cette irréalité onirique se réalise ensuite de deux manières principales. En ce qui concerne les objets et les sons de la mise en scène dubillardienne, le dramaturge multiplie leurs significations et leurs pouvoirs latents de telle façon que leur "réalité" commune cède à une nouvelle surréalité d'essence diverse. Voir pour cela le rôle des crabes. Quant aux cadres spatial et temporel de ses pièces, Dubillard les définit vaguement de telle manière qu'une atmosphère onirique imprègne les oeuvres (à partir de Naïves Hirondelles, bien entendu). Dans La Maison d'os par exemple, on n'est jamais sur que le Maître ait déjà quitté ce monde ou qu'il soit seulement sur le point de le quitter ou bien encore qu'il se trouve dans le passage qui conduit de l'en-deçà à l'au-delà. Les autres personnages vont et viennent autour du protagoniste sans s'affirmer des êtres réels et vivants en relation immédiate avec lui ou seulement des images et des souvenirs tournoyant dans son délire^de moribund. Dans une tentative de saisir l'insaisissable et de prêter voix a œ quicesjt par nature ineffable, Dubillard crée donc un monde dramatique capable de fournir un simulacre de vie psychique: il nourrit ses pièces d'une qualité unique, à la fois musicale, fantastique et onirique. NOTES Bettina L. Knapp, "Interview with Roland Dubillard," Drama and Theatre. 8 (Spring 1970), p. 154. 2 Claudine Brelet, "Dubillard...notre Molière," Les Lettres Françaises, no. 1202 (4-10 octobre, 1967), p. 21. 3 Roland Dubillard, Les Crabes ou Les hôtes et les hôtes (Paris: Editions Gallimard, 1971), pp. 82-84. 4 Ibid., p. 62. Ibid. , p. 67. ^ Ibid., p. 73. ^ RRo.land Dubillard, Le Jardin aux betteraves (Paris: Editions Galli-mard, 1969), p. 89. 8 Ibid., p. 96. 9 Ibid., p. 116. ^ Ibid.» P- 116. Roland Dubillard, "...Où boivent les vaches." (Paris: Editions Gallimard, 1973, p. 82. PARTIE III INTRODUCTION Nous avons dégagé et examiné jusqu'ici les traits carac-téristiques du théâtre de Roland Dubillard, aux niveaux et thé-matique et technique. Aucune mention n'a été faite de la place de Dubillard dans l'histoire du théâtre. Certes, il s'agit d'un répertoire tout à fait contemporain: les premières pièces remon-tent à 1961, mais que vaut ce théâtre dans le cadre de la produc-tion dramatique de la deuxième moitié du vingtième siècle? Ap-partient-il à une école particulière? Pour examiner ce problème, on retiendra ici trois critères. Le point sans doute le plus important relevé jusqu'ici concerne les manifestations dites "absurdes" du théâtre dubillar-dien, malgré l'avis du dramaturge lui-même. On verra rapidement les similarités entre le théâtre dubillardien et celui que l'on est convenu d'intituler le "Théâtre de l'absurde." On situera ensuite les pièces dans la critique littéraire, peu nombreuse jusqu'ici. Un tel résumé des divers articles critiques sur Du-billard permet un contact intime et enrichissant avec un public autorisé et spécialisé. Enfin, on examinera l'élément du thé-âtre dubillardien qui, à notre avis, le rend digne de considé-ration,; il s'agit du "comique " singulier que l'on trouve chez Roland Dubillard. CHAPITRE I LE THEATRE DUBILLARDIEN PAR RAPPORT AU THEATRE DE L'ABSURDE L'expression "théâtre de l'absurde" est de Martin Esslin. Celui-ci jugeait utile d'analyser les traits communs au.théâtre de certains auteurs indépendents tels que Beckett, Genet, Ionesco et Harold Pinter. Contrairement à ce que croient plusieurs cri-tiques, cependant, Esslin ne prétend ni grouper les oeuvres de ces dramaturges dans une catégorie unique qui renverrait à une école littéraire ni imposer des jugements de valeur. Il y a peu de ressemblances entre les pièces de Genet et celles de Pinter par exemple, et ce serait une erreur fondamentale de réunir ces deux écrivains sous un seul titre. Le "Théâtre de l'absurde" est donc plutôt une façon de souligner certains éléments communs à des oeuvres individuelles par ailleurs assez différentes. Au niveau du contenu, les pièces dites "absurdes" se rejoignent par l'expression du trouble et de la perplexité de l'homme devant l'absence manifeste de toute notion cohérente et universelle dans le monde. Il s'agit, par conséquent, d'un sentiment personnel propre à chaque dramaturge. Pour le reste, l'essentiel est une question de forme et d'expres-sion. Un lecteur de pièces "absurdes" ne saurait que refuser enç bloc tout ce qui marque les drames de jadis. La mise en scène est fondamentalement sans réalisme: la scène est d'habitude encombrée d'objets ou vide. L'atmosphère est d'un comique désespéré ou d'une violence et d'une cruauté outrées. Le langage dévalorisé et désintégré, consiste en une poésie construite de clichés, de silences et de passages sans suite logique. L'in-trigue est souvent cyclique, ce qui annule toute notion de dé-noument. L'action a souvent une signification rituelle et vise à montrer que la vie consiste en une répétition éternelle. Les personnages sont d'habitude des types; les plus pleinement dé-veloppés se révèlent las du monde, incapables, ou estropiés. Outre le reniement des notions du théâtre traditionnel, on trouve chez les dramaturges de l'absurde, des innovations formelles. Le théâtre est vu comme une forme de poésie, et une pièce finit par n'être qu'une métaphore: le langage se compose de métaphores concrétisées et d'une réalisation complexe des images qui revien-nent à de nombreux niveaux de signification et d'association. Selon Esslin, l'illustration par excellence se trouve dans En attendant Godot. Ce critique constate que la puissance de ce drame en tant que métaphore poétique tient de ses nombreuses interprétations - toutes "vraies" malgré leur aspect contradic-toire. C'est que la pièce met en question une situation humaine fondamentale: l'acte d'attendre. Les différentes interprétations s'expliquent par les associations personnelles nécessairement nombreuses liées à cette situation. Cette pièce monumentale de Beckett permet de comprendre que le but cherché est de communiquer une perception totalement indissoluble de la réalité intime des hommes. Il faut établir en quoi consiste au juste la so~urce des métaphores et des images qui donne leur force aux pièces "absurdes." Esslin écrit qu'elle consiste en les ambiguïtés et les évocations simultanées des éléments multiples qui entrent dans l'impression sensorielle: "la scène est un lieu à multiple dimension qui permet l'emploi simultané d'ELEMENTS VISUELS (souligné par Esslin), du mouvement, de la lumière et du langage." On voit clairement à présent, le problème fondamental de ce théâtre: il se pose en termes de "perception" du public. Comment faire sentir au spectateur "moderne" toute la complexité de son existence? Le public doit VOIR sur scène les formes qui correspondent à son "état d'être." Il n'y a plus d'histoire ni de personnages au sens traditionnel du mot. Il s'agit d'une vision intuitive de l'être "en mouvement" pour ainsi dire, dans sa situation. Or, pour mettre en scène la "vraie" réalité de l'homme constituée par son monde intérieur, les dramaturges de l'absurde rejoignent les surréalistes du début du siècle. En réagissant contre le théâtre psychologique, naturaliste, vériste et ex-pressioniste, les écrivains surréalistes rejettaient le réa-lisme illusoire tenté dans le but de montrer "une tranche de la vie," en faveur d'une "surréalité" universelle. Le procédé fa-vori étant, on le sait, de mettre en jeu le monde des rêves et du sous-conscient humain. Esslin, parlant de cet aspect du Théâtre, constate que les dramaturges de l'absurde ont réussi à libérer le drame intérieur de sa nécessité antérieure d'avoir à naître d'une situation ex-térieure: ils ne se soucient plus de faire des transitions nettes entre la réalité et la rêverie, entre la nature et l'hallucina-tion. Grâce aux objets,' aux moyens d'extériorisation des états psychologiques des personnages, on a pu supprimer le besoin de manipuler leurs drames de façon abstraite. On voit ici l'influence d'Antonin Artaud, tourmenté par le rapport absolument irréconci-liable entre son être physique et son intérieur, et entre le lan-gage verbal et les pensées. A la base de sa conception du thé-âtre se trouvait le désir d'une union entre le concret et l'abstrait, grâce à l'expression de ce dernier par des moyens concrets. Les "absurdistes" reconnaissent aussi les limitations du langage parlé (quoiqu'à un degré moindre) et, dans leur théâtre, ont augmenté le rôle de l'action et des objets. Ceci a eu pour résultat la dévalorisation du langage parlé. Soulignons ici que cette dé-valorisation ne diminue aucunement l'importance du langage dans le théâtre. En plaçant la plus grande partie de l'action dans les "événements" physiques sur scène les absurdistes ont augmenté la puissance poétique latente du langage parlé'-' rythme, sons et tonalités dominent en tant qu'éléments autonomes. Les absur-distes ont simplement modifié les théories d'Artaud mais leur insatisfaction du langage qu'on voit dans leur Théâtre rappelle les raisons pour lesquelles Artaud le rejettait comme moyen de communication. Ayant parcouru les caractéristiques et les influences prin-cipales du Théâtre de l'absurde, réconsidérons maintenant d'un point de vue comparatif, les éléments du théâtre dubillardien mis au jour dans les deux autres parties de notre étude. Certes, au niveau des idées thématiques discutées dans la première partie, le thé»âatS.B."e de Dubillard se rapproche de celui de l'absurde. Les cinq thèmes relevés par nous montrent que dans le monde de l'homme dubillardien, l'aliénation de .l'être humain est une réalité définitive. Chez Dubillard, ainsi que chez les ab-surdistes, l'homme lui-même finit par se voir en tant que cause fondamentale de l'hostilité dans son monde. Devenu bourreau et victime en même temps, il souffre d'une condition incompréhensible qui mérite pleinement d'être appelée "absurde." Dans la deuxième partie, nous avons relevé la plupart des traits techniques du théâtre dubillardien. D'un point de vue général, le théâtre de Roland Dubillard appartient à une sorte de mouvement artistique de révolte. Ainsi que le théâtre de l'absurde, il supprime quasiment toute idée de mouvement linéaire, et celle aussi, par conséquent, d'intrigue., A la différence de la plupart des oeuvres absurdes cependant, ce mouvement a-lin-éaire ne se remplace pas toujours par un qui soit cyclique. Dans Le Balcon, par exemple, l'action suit un mouvement parfaitement cyclique. Au début de la pièce, Madame Irma se voit en tant qu'hôtesse d'une maison d'illusions. Pendant la pièce, une ré-volution a lieu. Elle y participe mais à la fin de la pièce, la révolution échoue et elle reprend son rôle de jadis, indiquant ainsi le rétablissement de 1'"ordre" initial. Dans En attendant Godot, suffisamment peu d'événements s'altèrent du premier acte au deuxième pour que les deux parités soient à vrai dire inter-changeables. De même, dans La Cantatrice chauve, Les Bonnes ou Fin de partie, aucune indication de dénouement définitif: on a toujours la sensation qu'après un moment de repos, le drame pour-rait reprendre, sans que la signification de chaque pièce en souffre. Dans Naïves Hirondelles, où le thème de l'attente est amené au troisième acte, on pourrait à la rigueur concevoir le mouvement dramatique comme étant cyclique. Même dans ce cas cependant, la conclusion ne serait valable que par rapport à Madame Séverin et Fernand. L'action complète du début de la pièce ne pourrait être reprise: Germain et Bertrand ont quitté la scène définitive-ment. Dans Le Jardin aux betteraves, l'action superficielle semble indiquer un mouvement cyclique. Rappelons pourtant, que les personnages ayant vraiment appris quelque chose pendant la pièce (ayant ainsi altéré leur état psychologique), finissent par porter le drame à un niveau éloigné de la situation initiale. Dans "...Où boivent les vaches.", on perçoit plus nettement une progression qui, sans être linéaire, aboutit à ce qui res-semble à un dénouement. La situation initiale n'est ni résolue ni améliorée, mais l'état final du protagoniste le montre sans aucun recours: figé en pierre, Félix ne peut nourrir plus aucun espoir de sauver la race humaine de sa folie matérialiste. La Maison d'os enfin, loin d'être cyclique dans sa struc-ture, se fonde sur un mouvement de piétinement constant. On verra aussi que Dubillard s'éloigne des absurdistes sur le plan des personnages. Genet, décrivant ce qu'il a essayé de faire dans Les Bonnes, parle d'une distanciation" qu'il a voulu réaliser, dans le but d'abolir la notion de personnages - pour mettre en scène des symboles purs. Les personnages de-viendraient ainsi les métaphores de ce qu'ils devaient représenter, et seraient des reflets dans un miroir. De même, Ionesco, surtout dans ses premières pièces, et Beckett, donnent naissance à des personnages sans caractère, tous vides de force psychologique. Or, dans la première partie de notre travail, on a discu-té des intentions très humaines à la base de la conception des personnages dubillardiens. Dubillard, dans son refus ardent de toute idéologie, imprègne ses personnages d'une fraîcheur et d'une spontanéité qui les éloignent décidément du symbole, tout en leur permettant cependant de représenter l'homme du vingtième siècle. C'est que sans incarner des sentiments ou des tendances, l'homme dubillardien finit par les manifester intensément pour devenir une véritable figure. C'est, finalement, un représentant -un quasi-symbole - des comportements "vrais" possibles devant la vie. Dans Naïves Hirondelles par exemple, la jeune orpheline montre une confiance instinctive mais naïve de LA jeune fille, tandis que la modiste manifeste les rages et les signes de ré-signation typiques de la vieillesse. Ensemble, avec les deux hommes, elles traduisent l'envie d'agir et la crainte d'agir pour rien; l'élan vital et la paralysie de l'esprit, le besoin de soli-tude mais l'ennui d'être seul: il s'agit de représenter tout le^ "ménage" existentiel des hommes. Prenons comme deuxième exemple, "...Où boivent les vaches.", la pièce la plus évoluée depuis Naïves Hirondelles. On a dit comment le drame de Félix représente la soumission qui menace tout artiste aux yeux de Dubillard. Même Félix, pour-tant, a des traits tout à fait humains: le désir d'aimer, mais l'im-puissance à le faire, le désir de savoir en quoi consiste son être mais l'incapacité de jamais trouver la réponse à ses questions, l'incrédulité devant la mort. Il s'agit d'une foule d'attitudes et d'émotions en marge du problème concret central. Face à chaque aspect de la condition humaine, Dubillard en souligne le coté émotionnel. Devant la mort d'Elodie par exemple, le spec-tateur ne réagit pas uniquement comme à une mort quelconque. On voit aussi clairement, sinon surtout, la douleur, l'obsession et finalement la folie passagère que la mort entraîne chez le pro-tagoniste. Le dramaturge affirme que les sentiments et les émotions qui constituent le noeud de ses pièces ne correspondent aucune-ment au sentiment de l'absurde. Loin de nous l'idée de contre-dire l'écrivain sur ses desseins, mais on a déjà vu que tout en étant fidèle à sa conception de l'homme contemporain, Dubillard n'a pu éviter de dévoiler l'absurdité du monde. A la différence de l'absurdité traditionnel, celui de Dubillard semble plus au-thentique car émanant naturellement des tréfonds de ses personnages. Et donc, bien que l'aspect absurde domine l'atmosphère générale de son théâtre, il reste un élément secondaire: c'est le côté humainement sentimental qui demeure essentiel. Cette question de l'humanité des personnages dubillardiens est liée à une question essentielle qui sera discutée à la fin de cette partie. Qu'il suffise de dire à présent qu'elle concerne l'usage du langage chez Dubillard. On sait que les absurdistes se concentrent sur diverses aberrations du langage traditionnel discursif et cohérent pour souligner 1'incommunication qui caractérise et, par conséquent, condamne le monde du vingtième siècle. Chez Dubillard, on va voir un traitement particulier du langage au niveau des mots et des gestes, nettement différent. Ayant comparé séparément les traits principaux d'abord du fond et ensuite de la forme chez les absurdistes et chez Du-billard, voyons pour finir quel rapport existe entre ces deux parties dans les deux théâtres. Pour Esslin, le facteur le plus important du théâtre de l'absurde et qui, d'ailleurs, lui donne toute sa valeur en tant que forme d'art, est le rapport d'interdépendance absolue entre le contenu et sa présentation. On a dit que l'importance de la mise en scène chez les absurdistes remonte à Antonin Artaud. Ar-taud soulignait la signification essentielle de la mise en scène complète du fait de l'inutilité absolue du mot parlé. Or, les absurdistes ont modifié l'effet théâtral de "totalité" que pré-conise Artaud à cause justement du rôle plus grand que joue chez eux le langage parlé. De même, Dubillard, voulant conserver us aspect du langage parlé en quelque sorte traditionnel, modifie lui aussi l'application pratique des théories théâtrales d'Artaud. Il confie à Bettina Knapp: Unlike Artaud, I am interested in literary expression: in the WORD. After ail, what one writes is usually classified as literature. He rejected verbally oriented theatre. Like Artaud on the other hand, I still feel that the theatrical spectacle is an EVENT, rather than a représentation. Some-thing on.stage must take place - something which surpasses and which is profounder than the text itself - above and beyond it. Words are like a passageway toward a pro-founder reality. -^amorphous, ambiguous, but ever alluring. La notion d'un théâtre total est donc altérée chez Dubillard, mais point amoindrie. Après tout, la plus grande partie de notre discussion sur le fond et la forme dans son théâtre traitait de la qualité inséparable de leur rapport. A l'intérieur même de cette notion de totalité théâtrale pourtant, on aperçoit chez Dubillard un trait qui le distingue des absurdistes: le mariage intime entre le fond et la forme qui vient progressivement carac-tériser son théâtre, à la fois sur le plan du répertoire considéré comme une unité, et dans chaque pièce en particulier. Sur le plan du répertoire, soulignons que les éléments de la mise en scène se multiplient avec le temps. A partir de Naïves Hirondelles, on relève un usage de plus en plus profus des diverses techniques modernes. Nous croyons avoir suffisamment parlé du rôle graduellement plus important des sons, de la lumière et du mouvement dans la deuxième partie de cette étude. Il reste cependant à parler des objets qui revien-nent en tant qu'images de renforcement des thèmes principaux. Quand il s'agit de l'eau par exemple, on remarque un procédé analogique dont la base est extrêmement philosophique. On a déjà vu l'aspect insolite et merveilleux" que ceci donne aux pièces. C'est cela qui permet de dire que Dubillard ne diminue aucunement l'aspect total de son théâtre. Ce qui manque comme renforcement direct et physique entre une idée ou un sentiment et sa manifes-tation palpable se rachète par une autre forme de renforcement, sur un autre plan et qui consiste en une série d'analogies sub-tiles. Ces analogies se situent au niveau phusique. - Qu'y a-t-il de plus "réel" par exemple, que le verre d'eau dans "f. ...Où boivent les vaches."? - mais SANS perdre une essence en quelque sorte abstraite. Que les éléments de la mise en scène soient ordinaires et relativement peu nombreux (comme dans Naïves Hi-rondelles) ou qu'ils soient plus fantastiques et abondants (comme dans les autres pièces), ils s'enchevêtrent et se répandent d'une façon "relativement totale" pour ainsi dire, selon la période considérée. De toute façon, dans chaque pièce ceci fut entrepris afin de concrétiser le drame intérieur et abstrait des personnages. C'est surtout par cet aspect essentiel de son.théâtre que Dubillard rejoint les absurdistes. On a souligné plus haut que le "théâtre de l'absurde" ne constitue point une école mais plutôt un concept collective-ment partagé bien qu'individuellement conçu, par certains. L'oeuvre de Roland Dubillard illustre ceci de deux façons. En premier lieu, on a vu que son théâtre contient toujours un élé-ment du phénomène propre à l'homme, couramment intitulé sa Con-dition. En ce qui concerne la présentation de ce phénomène pourtant, on a vu que son théâtre tantôt s'écarte du "théâtre de l'absurde," tantôt en épouse quelques procédés, tantôt devient graduellement semblable à lui. Il est donc très utile et révé-lateur de considérer Dubillard en marge du mouvement absurde. Ceci confirme l'idée d'Esslin que les innovations des absurdistes vont continuer à être utilisées et sont en fait en passe de de-vénir d'usage courant dans le théâtre "traditionnel." CHAPITRE II DUBILLARD DEVANT LES CRITIQUES Les auteurs du théâtre de l'absurde ont illustré et prouvé la capacité du théâtre de traiter du vaste monde de la réalité intérieure. Ils illustrent la fantaisie, les rêves, les désirs et les craintes les plus intimes de l'espèce humaine. Chez ces écrivains, le théâtre su-bit le développement de certaines situations qu'Esslin appelle "arché-types", selon un ordre associatif (par opposition à un déroulement chro-nologique de situations proprement "réelles"). Comme le reconnaît Esslin, les pièces absurdes semblent au lecteur inexpérimenté embrouillies et vides de sens. En faisant accepter les procédés "absurdes" comme une nouvelle forme d'art valable, les absur-distes ont habitué le spectateur contemporain à accepter les "actions" sur scène en tant qu'expressions d'une réalité interne et psychique. Ceci certes, a ouvert la voie à dé nombreuses possibilités. La pièce ne se limite plus à une facette précise de la réalité; elle s'associe dorénavant avec une surréalité immortelle. Elle coexiste désormais avec une sorte de mythe humain et superhumain. Il est donc possible au spec-tateur de sentir la puissance mythique de la réalité quotidienne en même temps que la réalité d'une situation mythique. Si l'on a considéré Roland Dubillard en marge du Théâtre de l'absur-de, c'est pour la raison évidente qu'il partage avec lui certaines carac-téristiques. Le drame absurde, pourtant^ comme le constate le doc-teur Ram Sewak Singh dans son étude, Absurd Draina, est actuellement dépassé. Le dégoût avec lequel Dubillard dit ne pas aimer que l'on l'assimile au mouvement "absurde" illustre la réaction assez violen-te récente contre ce théâtre. Les techniques "absurdes" fondamenta-les survivent chez les écrivains contemporains, même malgré eux, mais transformées comme on le voit dans le théâtre de Roland Dubillard. Quelle est l'attitude du public envers cette sorte de nouveau théâtre en marge de l'absurde? Comment le théâtre de Roland Dubillard a-t-il été accueilli par la critique? C'est là une question assez controver-sée. En effet, les pièces de Dubillard divisent la critique "intel-lectuelle". Dubillard: est-il "fumiste ou génie?" Les articles cri-tiques sur lui sont catégoriquement pour ou contre. Ceci indique peut-être la force de ses pièces. Commençons par considérer Naïves Hirondelles, pièce que l'on pour-rait tenir pour bien acceptée en général. En 1962, elle a gagné le Prix de la critique. C'est la pièce la plus conservatrice de tout le répertoire dubillardien. (en ce qui a trait aux éléments fantastiques et insolites dans la plupart des pièces de Dubillard). Retenons aussi la date: en 1962, les pièces du Théâtre de l'absurde jouissaient d'un succès relativement grand depuis une dizaine d'années. Tout de même on trouve des critiques de cette époque peu ou pas du tout habitués au "nouveau théâtre" d'alors qui commençait déjà à dater. John Wéightman, dans The Observer intitule son article sur Naïves Hirondelles, "Goonery in France." Il trouvé que c'est: ... a collection of (humorous, zany) dialogues, interwoven with a lot of "absurd" business, in-volving the clutter of obstreperous, prolifera-ting objects -(...)- that the theatre of the Absurd inherited from the music hall. The resuit can hardly be called a dramatic work. It drifts fitfully along, propelled by uneven puffs of inspiration, and cornes suddenly to an end, after about three h ours, just when it seems likely to go on forever (...) It is a pity that he leaves undeveloped certain hints of trage-dy and deep indelicacy. 2 Ce genre de critique devait caractériser l'avis général du public, car pendant les premiers jours de sa représentation, un tiers à peine du Théâtre de Poche était rempli. Ce n'est qu'après "l'appel au secours" d'André Roussin qui avait assisté à une séance que Nai'ves Hirondelles fut sauvé. Roussin assurait qu' "un auteur rare (fut) né cette saison (-là)." Parmi les critiques qui reconnaissaient des mérites à cette pièce, on distingue deux attitudes. Il y a les "gentils" qui risquent d'avoir. un effet négatif MALGRE leurs intentions en reléguant l'oeuvre dans la banalité. Dans son Paradox du critique suivi de sept saisons, Jean Du-tourd écrit: Je tiens Naïves Hirondelles pour l'une des plus jolies pièces du théâtre contemporain et l'une des plus originales. (Elle est) pleine de poé-sie... de gentillesse... de comique... Ses gen-tils personnages ont beaucoup de vérité et de fantaisie. ^ Et Etienne Frois dans Le Français dans le monde: ... les spectateurs qui s'attendraient à une co-médie de boulevard seront déçus. En revanche, les amateurs de Beckett, d'Ionesco et de Billetdoux trouveront sans doute leur comp-te dans cette pièce insolite qui donne, de la vie et des rapports entre les êtres, une image désespérée... ce théâtre du néant, peut déplaire ou choquer. C'est cependant, un théâtre de notre temps. ^ On se demande si Dutourd n'y trouvait pas TROP d'aspects agréables. Il y a heureusement les critiques qui.approfondissent la question et parmi eux, B. Poirot-Delpech du Monde, généralement réputé pour sa sévérité envers les expériences du tout nouveau théâtre. Il juge les personnages de Naïves Hirondelles "des êtres intensément vivants... qui finissent par représenter toute la naïve agitation des hommes." Geneviève Serreau, dans son Histoire du rioûVéau théâtre, inclut Dubil-lard dans la partie intitulée, "La relève de 1'avant-garde," et lui attribue une "place à part et rare" dans le théâtre de notre temps. De Naïves Hirondelles, elle dit: Sa force réside dans la poésie d'un langage balbutiant, nonchalant, mais qui . cerne avec une acuité, poignante et comique tout ensem-ble, l'ennui, la tendresse, la douleur de l'absence, les velléités désespérées et mal-chanceuses, la détresse de vivre. 5 En ce qui concerne la critique des autres pièces du répertoire dubillardien, l'attaque ou l'éloge portent d'habitude sur leur lon-gueur et leur aspect onirique, démentiel et cocasse. De nouveau, on verra qu'une vue panoramique des critiques de Roland Dubillard consti-tue une polémique nettement divisée sur la question du "langage" entier dans le nouveau théâtre. C'est ce que nous allons illustrer maintenant par quelques commentaires sur La Maison d'os et Lé Jardin aux betteraves. Au sujet du Jardin aux betteraves, l'auteur de la "chronique dramatique" dans Ecrits dé Paris constate: fli^ ejdérèglement de l'esprit et des sens dans ' le Jardin aux betteraves n'apparaît pas comme l'effet d'une nécessité interne, mais comme un procédé systématique. D'où le sentiment, . assez pénible d'une application laborieuse, parfois récompensée par des trouvailles heu-reuses, des calembours désarmants, des proces-sus verbales assez plaisantes mais génératrices auss'i d'une incohérence non voulue par l'auteur, et qui empêche le spectateur bénévole d'entrer lui-même dans le jeu. Ainsi le Jardin aux bet-teraves se divise-t-il en deux parties. Dans la première, d'un comique assez efficace, mais artificiel et mécanique, les musiciens du "qua-tuor Chécézigue" (sic) font une véritable "en-trée de clowns", qui intéresse, déconcerte, a-muse même, mais ne séduit pas. ® Un avis tout à fait contraire est exprimé par F. î^nelli dans son ar-ticle de la French Review. Tonelli renforce son point de vue par celui de Ionesco dans sa défense de la pièce: La dramaturgie de R. Dubillard rompt avec toute règle dramatique traditionnelle, s'insérant ainsi de plein droit dans le courant "avant-garde." Elle se singularise par un étrange génie, particulière-ment au niveau linguistique où l'enchaînement logi-que est délibérément évité et une juxtaposition scandaleuse de mots convie à l'exploration méta-physique. Elle ne se ressent - comme c'est souvent le cas chez d'autres auteurs contemporains - d'au-cune technique dramatique forcée, d'aucun automa-tisme, d'aucune recherche rythmique systématique. Comme le dit Ionesco: "Dubillard ne piétine pas un seul instant... j'essaie de connaître la scien-ce par laquelle l'auteur fait éclore l'atroce de l'ennui, par laquelle il l'intensifie, le densifie, le cerne, le fait éclater... le tableau est complet de la dérision et du tragique." Par une merveil-leuse et nouvelle harmonie entre les mots, les ob-jets, les personnages, Dubillard tisse un langage dramatique qui enveloppe, sans effet de provoca-tion, avec la fluidité poétique et cruelle du rêve. Sa pièce a ce pouvoir magique et incantatoi-re que, souvent et malgré ses intentions, le théâtre nouveau parvient difficilement à réa-liser. ^ Philippe Sénart, dans La Revue des deux mondes, partage l'avis de Tonelli. Nous citons puisqu'il souligne la puissance de l'art de Dubillard: il reconnaît en premier lieu, que l'ennui qu'il ressen-tait pendant la présentation de cette pièce y fut intentionnellement incorporé; en deuxième lieu, il dit commencer par trouver les dialo-gues stupides mais finir par en voir la valeur exquise; finalement, il est sensible à la qualité filandreuse (mais non sans but) du style des dialogues. L'étui de violon de Monsieur Dubillard, c'est la nacelle où des naufrages de la condition humaine encore crottés de la boue du champ de betteraves où ils -ont dû patauger avant de s'embarquer, papotent, tournent en rond, s'en-nuient un peu, s'invectivent, jusqu'au moment où le couvercle de l'étui se soulève en plein ciel et où l'on découvre que la conversation, souvent s tupide, de ces quatre ou cinq emmurés était un papotage sublime. Comme disait M. Dubillard dans une autre de ses pièces: "il vaut mieux parler comme on veut que comme il faut." car, en parlant comme on veut, on finit par parler comme il faut, ou du moins, de ce qu'il faut, c'est-à-dire de l'essentiel. 8 Sur La Maison d'os ensuite, même division des opinions. Cette piè-ce porte sur l'anxiété affligeante de l'homme qui meurt. Sa vertu est d'enfermer les plus hautes pensées dans une forme naïve et bouffonne. Nous considérons cette longue pièce comme l'illustration par excellence de l'art dubillardien qui consiste en un mélange en apparence incongru. (Cette question sera plus pleinement traitée plus loin). Dans Paris-Presse, Pierre Marcabru écrit: \ Des mots qui viennent au hasard en un mou-vement sans cesse repris, une incohérence paresseuse et calculée, des dialogues de sourds qui se poursuivent à l'infini, des procédés qui se répètent. Il s'agit simple-ment d'un homme qui essaie d'exorciser ses démons. En vingt minutes, tout pouvait être dit. Marcabru condamne précisément ce sur quoi se fond l'art dubillardien: le mouvement musical et délibérément a-logique et a-cohérant, procédé dont nous avons souligné toutes les raisons dans la deuxième partie de cette étude. La même observation s'applique à Jacques Lemarchand du Figaro littéraire: La Maison d'os est pleine de pièges, de recoins obscurs, de couloirs où l'on s'é-gare. J'ai changé dix fois de direction au cours de la représentation; j'ai donné dix explications - chacune détruisant la précédente - des faits étranges, des paro-les tantôt sinistres, tantôt burlesques qui nous étaient proposées. Cela est un peu irritant et surtout fatigant. A lui aussi, échappe la valeur de l'ambiguïté dubillardienne. Rappelons ce sur quoi insiste le Valet de Plume sur la question des interprétations personnelles d'une pièce. Lemarchand ne semble pas vouloir accepter l'u-niversalité d'esprit chez lui-même, comme on le voit par ses "dix expli-cations." Il faut reconnaître qu'en ce qui concerne la représentation du genre "trancheodevvie" d'un événement aussi insaisissable, aussi "ab-surde" que la Mort, il n'y a aucun besoin de tirer des conclusions nettes. Pour quélle raison donc une telle pièce devrait-elle avoir du "sens?" Dans les critiques suivantes de Gilles Sandier, Geneviève Serreau et de Claude Roy, on constate une évaluation de la pièce par rapport à sa propre vérité sensible et non plus intellectuelle. A deux occasions séparées, dans Arts et dans son livre Théâtre et Combat, G. Sandier fait les jugements suivants: Si je dis que c'est beau comme un dialo-gue socratique dans lequel s'exprimerait l'u-nivers d'Edgar Poe, cela risque de n'attirer guère le public. Et il y aurait là grand dom-mage, car c'est un des plus beaux textes que nous avons entendus depuis longtemps. Et -pourtant, tout au long de ce dialogue subtil et retors, à la fois innocent et habile, à travers lequel le Maître joue au chat et à la souris avec lui-même et 41 personnages joués par six domestiques, c'est le spectateur qui finit par se sentir souris, comme le disciple devant Socrate: à travers toutes ces acroba-ties de sophiste et de poète, à travers ces retournements de pensées et de mots, ces iro-niques jongleries, ces coq-à-l'âne ces dérail-lements, ces bredouillements, ces phonèmes, ces déroutants rébus, ces fables instantanées, le spectateur a le sentiment de plus en plus net d'être conduit par une main fort sûre, mais qui se plaît à brouiller les cartes, jusqu'à ce point extrême où se découvre soudain à lui LE FOND GLISSANT ET MOUVANT DES CHOSES.9 (souligné par nous) ... il s'agit d'une interrogation, une inquisi-tion (qui)... nous rend sensibles à l'usure de tout, le lent pourissement, le cheminement de la mort à petit bruit, la fuite de l'amour, la présence des objets et des bruits les moins per-ceptibles et la nostalgie de l'enfance... et tout ça à travers l'ironie, pudique, la drôlerie. .. Le commentaire de Serreau sur cette même pièce se trouve de nouveau dans son Histoire du nouveau théâtre: Pas..]de plan bien médité à cette comédie, rien qu'un thème central dont les libres en-roulements, avec bonheur, s'enrichissent mu-tuellement, se répondent, pénétrant toujours plus avant jusqu'au coeur de la maison, de la vie qu'elle enferme. Plus dense, plus secrète que celle de Naïves Hirondelles, la poésie de Là Maison d'os révèle chez Dubillard une maîtrise ac-crue de ses moyens, une liberté d'invention qui ne s'embarrasse d'aucune contrainte...^ On se demande si Serreau est en train de parler de la même pièce que Sandier: comment peut-elle appeler une "comédie", le drame que celui-ci décrit en termes si funèbres? Dans l'article sur Dubillard qui fait partie d'une collection d'es-sais, Claude Roy..nous rassure qu'il s'agit bien de la même pièce. Dans son appréciation de la pièce, il parle simultanément d'une "grande, molle et morose médisante méduse, de mort, (d'un) murmurant marmonnement sur la mort, (des)colères, (des)cris (ET des)plaisanteries, (d'une)détresse feu-trée et cocasse. A raison, Claude Roy reconnaît que si la pièce est pleine de "sco-ries, de temps morts, de grossièretés puériles et fastidieusement fades à force d'être foutrement fortes", c'est dans le but de cacher des mo-ments brillants et riches. Comme la vie elle-même, une oeuvre qui cher-che à être son image sensible ne saurait être équilibrée, stable, cohé-rente et ordonnée. Au total, les critiques relèvent que l'aspect le plus saillant des pièces est toujours le "rire" ou la "bouffonnerie" et le langage libre et bredouillant. Et certes, si le théâtre dubillardien a une imité quelconque, c'est bien celle-là. On étudie cette question d'unité dans le chapitre suivant. CHAPITRE III L'HUMOUR Le Mot chez Dubillard conserve l'importance dont il jouis-sait avant l'apparition des absurdistes. Le Mot, cependant, subit une transformation de sa signification: il n'est plus, comme autrefois, directement associé à une chose. C'est que la chose désignée vient fonctionner elle-même en tant que signe. Le "vrai" signifié est devenu une tendance ou une émotion qui doit se faire deviner à partir de la "chose" désignée. L'essentiel chez Du-billard finit donc par être ce qui n'est PAS désigné. Comme le dramaturge lui-même l'explique, l'important dans ce que disent ses personnages réside dans ce qu'ils ne disent pas. Il s'agit d'un langage indirect. La vraie signification d'un propos dubillardien, c'est-à-dire ce qui est impliqué mais n'est jamais explicitement expri-mé, est le plus souvent un penchant personnel ou une émotion in-time. Ceux-ci, à force d'être doucement suggérés, gardent toute leur puissance possible. Voyons brièvement la raison de ce phé-nomène . La condamnation du mot par les écrivains du vingtième siècle se fonde sur une erreur fondamentale faite par tout homme qui veut que le mot possède des qualités subjectives: on veut qu'on mot particulier ait la même signification pour tous. Ré-cemment, pourtant, nous avons appris que le mot est une struc-ture concrète qui n'existe qu'à l'intérieur d'un cadre spatio-temporel. Ses pouvoirs donc, sont limités: il ne peut signifier que ce qui existe exclusivement dans un tel cadre "réel." Essayer d'indiquer quelque chose qui existe à l'extérieur de ce cadre par un moyen créé pour fonctionner uniquement à l'intérieur est donc voué à l'échec. Dubillard surmonte cet obstacle en employant le mot sans tâcher de le charger de significations. Il se sert du mot en tant que point de départ. Au lieu de nommer une tendance ou un sentiment, et de l'emprisonner dans le mot, il lui permet d'émaner d'une situation concrète créée par des actions et des mots concrets, pour ensuite évoluer, se développer - afin de se ré-aliser dans l'infini. L'avantage de ce genre de langage indirect consiste en son pouvoir latent de désigner un champ de possibili-tés infiniment vaste qui habitent le domaine mystérieux de l'in-connu . Cet art consiste à donner l'impression que chaque oeuvre se présente comme le "négatif" de la pièce que Dubillard s'est refusé à écrire. Sa volonté de ne pas dire, mais de procéder par allusion crée une atmosphère d'ambivalence. Evidemment, l'am-biguïté va renforcer l'obscurité au niveau technique des pièces dans le but d'y créer une atmosphère susceptible à la pénétration graduelle de l'onirique et du fantastique. Dubillard constate en plus, que "l'ambiguïté, voire l'opposition entre ce qui veut être exprimé et l'expression toujours déconcertante par laquelle cela s'exprime" constitue une grande partie du comique dans ses pièces. Or, nous disons que ce comique fait partie d'un aspect encore plus grand et essentiel de l'art dubillardien. Le mot en vient donc à être le lieu de l'élément sans doute le plus impor-tant chez Dubillard: l'humour. Une telle question est vaste s-iiionr.inépuisable mais son carac-tère indispensable nous oblige à la traiter, bien que succintement. L'humour est indisputablement difficile à définir. On . va simplement caractériser la façon dont il se développe chez Du-billard. Comme dans l'art théâtral en général, une progression se constate aussi dans la façon dont l'humour se manifeste chez Dubillard. Après un départ fait de moments "légers" de comique pur, on abordera rapidement le coeur de ce comique pur. On verra en-suite l'implication de ce comique par rapport aux autres aspects du théâtre dubillardien déjà examinés. On sera alors arrivé à pré-ciser les conditions de l'humour dubillardien. Il nous restera à examiner la valeur de cet humour par rapport à l'art dubillardien en général et par rapport au théâtre moderne en général. Les procédés du comique se situent à trois niveaux. Pour limiter cette partie de l'étude, on donnera quelques exemples pour donner une idée générale de cette question. Au premier niveau, il y a le simple comique de situation. Il est drôle par exemple, que le décor du Jardin aux betteraves con-siste en un étui de violon. Il est encore plus drôle que cet étui se situe dans un champ de betteraves et que tous les personnages ont éprouvé de la difficulté à traverser ce champ boueux pour ar-river finalement dans leur Maison de la culture. Amusant est le chaos de Naïves Hirondelles. La boutique se comble peu à peu des chapeaux; les murs se tapissent d'horloges, chacune indiquant une heure différente et l'ensemble créant un bruit de tictac sans fin. Le désordre ne s'arrête pas là. La boutique se remplit de bouteilles de vin qui sont pleines d'eau de Javel, de paravents qui tombent, d'un hamac dont la corde se dénoue constamment, et la t situation de la pièce en général se prête parfaitement à des farces hilares. Dans Les Crabes, on est en présence d'un chaos comique semblable. Dans la villa les fuites d'eau sont constantes: le mal vient de la b;aignoire mais les propriétaires s'imaginent que l'eau abîme le bidet - la salle de bains - qu'elle va bientôt noyer le chalet entier. Leur désir de réparer la fuite avant l'arrivée des nouveaux locataires se voit contrecarré lorsque celui qui devait boucher les trous de la baignoire se trouve lui-même dans un état pareil: il a la varicelle et a donc, "des trous pleins la figure." Le comique redouble à l'arrivée des lo-cataires. On les voit brusquement sur le seuil, le mari portant une valise débordant de toutes ses affaires; sa grosse femme co-léreuse à son côté. Derrière eux, un cortège de linge et d'ob-jets. Ils constituent le couple âgé batailleur et névrosé des scènes vaudevillesques passées en proverbe. Déjà ils s'invectivent, s'in-jurient et se font des reproches. "... Où boivent les vaches." montre une série d'incidents rendus risibles par leurs circonstances: un reporter fait le tour de la maison, tendant son microphone à toute personne qui arrive pour lui poser une question au sujet de Félix Enne, artiste célèbre. Le fils de celui-ci est en train de passer un examen dans une pièce de la maison, au sujet, comme par hasard, de son père. Le garçon se trouve incapable de ré-pondre correctement à toutes les questions posées et échoue. Plus tard dans la pièce, on voit une vache arriver lourdement sur scène en plein milieu d'une cérémonie. L'artiste interrompt la cérémonie en persistant à demander à.la vache de dire trois mots. Elle ne fait que meugler. En fin de compte, ses meuglements cré-ent un désordre irréparable qui termine le premier acte. A l'intérieur des situations dont l'atmosphère de farce se rétablit de temps à autre mais toujours assez fréquemment pour dominer la pièce à,un assez haut degré - rappelons que G. Serreau appelle La Maison d'os une "comédie" tout court - on remarque un comique d'un deuxième niveau: un comique gros ou lourd, au niveau des personnages qui accomplissent des actes simples ou bouffons. Ceci se retrouve dans toutes les pièces dubillardiennes sans exception. Dans Naïves Hirondelles par exemple, on va rire chaque fois que Madame Séverin, furieuse de voir ses menaces ou ses plaintes sans effet, abat son poing sur la table. Mais, loin de captiver ses compagnons par un acte dramatique de force, elle met tout en désordre: la table s'effondre. Plus tard, les paravents autour des quatre pique-niqueurs se mettent à tomber. Germaine défaille lorsqu'un d'eux lui tombe sur la tête. Bertrand s'affaire autour d'elle, lui prêtant une attention évidemment exagérée. Madame Sé-verin se voyant négligée, a une petite crise de jalousie. Pour la soulager, Fernand l'installe dans le hamac. Quelques moments plus tard, le hamac cède. La dame tombe par terre partiellement "cas-sée" pendant que les deux hommes s'injurient avec des cris de blâme, apparemment oublieux de la situation de la malheureuse victime. Le Jardin aux betteraves offre aussi des incidents clownesques. Dans la quatrième scène du premier acte par exemple, le chef du quatuor s'assied cérémonieusement au piano. Il commence à jouer de l'instrument qui ne rend aucun son. L'attention de Tirribu-yenborg est inévitablement éveillée par le jeu MUET de Guillaume. Il s'approche de l'instrument, soupirant des "ah!" extatiques. Aussitôt, il se met à chantonner l'air que le chef de quatuor pi-anote. . . Dans Les Crabes, on assiste à plusieurs exécutions du fa-meux mime, "poursuite de l'insecte bourdonnant qui ennuie," dont le comble est le mur qui s'écroule lorsqu'un des personnages frappe l'insecte qui s'y était posé! Félix, de "...Où boivent les vaches.", joue le tour du clown qui est saisi d'un fou-rire irrésistible pendant une céré-monie ,, sérieuse. Brusquement, il devient grave. On pense que c'est fini, mais non: avec pompe, l'artiste prend son prix,une^lourde statue, de ses mains. Il décide ENSUITE de remercier quelqu'un mais découvre qu'il n'a pas de main à tendre. Il réfléchit et décide de poser la statue sur son socle afin de libérer une main. Ceci faisant pourtant, il oublie qu'il devait tendre une main et décide à la place, de s'essuyer les deux avec son mouchoir. Puisque La Maison d'os consiste en des actions ouvertement mécaniques et donc, non pas trop compliquées, les actes comiques se limitent souvent à des gestes grossiers. Dans la scène LV par exemple, le Maître contemple le besoin réciproque entre les maîtres et les esclaves du monde. Il pose des questions à un nouveau valet dont il oublie le nom et qu'il appelle "Cartable." Dubillard nous signale après chaque question que: "LE VALET REFLECHIT SI FORTEMENT QU'IL ROTE." Dans la même pièce, la clownerie vient caractériser tout un tableau plutôt qu'un seul geste: ENTRE UN JEUNE VALET, AFFOLE PAR LA PANIQUE D'UNE SERVANTE QUI LE SUIT. ELLE CRIE, [il se disputent jusqu'à ce que le valet s ' écrie : Mais j'y vais... La Servante : Alors! Le Valet : Mais quoi? Mais où? (Il semble se souvenir.) Ah! (Il se pré-cipite mais s'immobilise presque aussitôt en se rappelant à l'or-dre:) Pas par là! La Servante, après un silence ironique: Qu'est-ce que tu fais? Le Valet, interrogatif: Ma brosse?... (La Servante ne répond pas),. Mon peigne?...La marche!...Le mégot sur la marche...Non. Plus loin, le Valet "s'aperçoit qu'il est en train de perdre son pantalon." Encore plus tard, La Servante menace de l'assomer avec un objet: DEVANT LA MENACE, IL S'AFFAIRE EN TOUS SENS. ENTRE UN AUTRE VALET QUI PORTE UNE GRANDE QUANTITE DE FLEURS SUR UN PLATEAU. LE JEUNE VALET L'APERÇOIT ET S'ECRIE: Ah! ben, les voilà. (il s'empare des fleurs et sort rapidement en criant à la servante:) Les voi-là. Tu vois bien bien que je savais plus ce que c'était que j'avais oublié: les voilà. Les deux niveaux du comique déjà vus servent seulement à soutenir le "VRAI" drame de chaque pièce: celui de la parole. Si nous considérons Dubillard comme un humoriste, c'est grâce en grande partie, à la façon dont il manipule le langage. L'essentiel des pièces dubillardiennes, comme on l'a déjà souligné, consiste en le dévoilement du paysage intérieur des personnages, substance fondamentale. Ce qui veut être exprimé donc, est d'une nature grave. La façon dont ces personnages s'expriment cependant est loin d' être grave. Souvent, elle est plutôt comique. Parcourons ensuite, les nombreuses manifestations comiques à ce niveau, en nous bornant à deux pièces: Naïves Hi-rondelles et Le Jardin aux betteraves, qui nous paraissent exem-plaires. Dans Naïves Hirondelles le dramaturge observe les règles "traditionnelles" de l'usage de la langue tandis que Le Jardin aux betteraves donne lieu à des néologismes et des aberrations de langue et de langage les plus originaux. Forcément donc, la manière dont le mot parlé s'oppose à la pensée va être différente pour les deux pièces. Dans Naïves Hirondelles aucun jeu de mots ni aucun calembour: toutes les conversations ont du "sens," que les quatre personnages parlent de réparer de la porcelaine, de chapeaux ou d'un tarte au fromage. A l'intérieur du cadre linguistique "traditionnel" de cette pièce, il y a deux sources principales du comique. La pre-mière consiste simplement en un? choix du vocabulaire - familier souvent, mais toujours compréhensible au spectateur. Les expres-sions drôles arrivent lorsque les personnages parlent en colère. De tels moments les poussent à dire tout ce qui leur vient à la tête sans trop réfléchir, leur permettant ainsi de se "laisser aller," tantôt pour se contredire, tantôt pour lancer des insultes rendues comiques par leur aspect familier et quotidien. Voilà quelques exemples tirés de la deuxième scène du deuxième acte, au moment où Fernand se lève. Ayant mal dormi la nuit précédente, il est de mauvaise humeur. En essayant d'exprimer son mécontentement, il se contredit: Je me demande ce que ce serait si vous aviez passé une nuit comme moi, qu'à 3 heures du matin je n'avais pas fermé l'oeil, sur ce sacré tas de chapeaux! Autrefois j'avais un lit, maintenant j'ai un tas de chapeaux...Et puis je n'aime pas les horloges, là!...Tic, tac tic, tac, tic, tac, écoutez-moi ça, ce que ça peut être bête! A LA FIN, JE SUIS CHEZ MOI! JE SUIS CHEZ MOI, MA PETITE, ET CE QUE JE DIS...JE NE SAIS PAS, MAIS EN TOUT CAS, ON N'EST PLUS CHEZ SOI, ICI. (souligné par nous). Il .emprunte ensuite un langage enfantin de façon sarcastique pour ennuyer Madame Séverin: Alors, Tantine, on a bien dormi? L'était-il bon, le bon gros lit à Fernand, le bon gros dodo avec son gros matelas? Hein? Y aura pas un petit bout de croissant pour son petit Fernand qui a faim? Les deux finissent par se disputer en deux comiques de music hall: Madame Séverin : Laissez-moi mes croissants, espèce de mufle. Fernand, à Germaine: Espèces de mufle! (A Madame Séveriti:) Ca a l'air d'aller mieux, depuis hier, hein? La deuxième source du comique vient de ce que souvent, lorsqu'ils ont l'air de parler des mérites des sujets ordinaires mentionnés plus haut, il pensent dire autre chose. Quand ils entrent dans de grandes crises sentimentales à propos de verres mal lavés ou d'un side-car vendu en échange de noix à casser, ils vivent un tout autre drame à l'intérieur d'eux-mêmes. On pourrait parler d'une sorte de "burlesque à rebours." Tandis que le bur-lesque traite à l'origine d'un sujet grave dans un style ou ton assez vulgaire, le burlesque de surface chez Dubillard traite des sujets anodins d'une façon grave. Que faire sinon rire quand par exemple le vieux Fernand se lève et se lamente d'un ton tout à fait tragique: Question de tempérament. Mais personnellement je sais bien que ça me plairait, de prendre une douche de temps en temps. Ailleurs, le même personnage, au sujet des mêmes douches, rêve d'un commerce mondain. La banalisation d'un rêve si "noble" de nouveau donne naissance à un scène ridicule: Pas bête. La douche en tout genre. D'abord la douche proprement dite. Et puis la douche publique. La douche en commun. Y a sûrement des choses à faire du côté publicité. Des espèces de petits tableaux vivants. Et puis la douche mondaine, pas? C'est beau, la douche. D'autres exemples de ce comique se trouvent avec Bertrand et Germaine, qui passent les deux premiers actes de la pièce à tomber amoureux l'un de l'autre. Rappelons le tableau cité dans la pre-mière partie de notre étude, où le jeune homme, pour se renseigner sur l'opinion de l'orpheline sur le mariage et la maternité, lui pose des questions sur la photographie. Plus loin, lorsqu'il veut lui déclarer son amour, il parle de ses maux d'estomac! Quasiment fou de colère devant la perplexité qu'exhibe Germaine en entendant ses plaintes, Bertrand se lance dans un discours sur le sandwich au saucisson sec qui a pour cause son malaise: [ c T J ' e s t qu'il y a quelque chose qui me pèse sur l'estomac...mais je ne sais pas ce que c'est...parce que ce n'est pas toujours à cet endroit-là que 'Çç a) me pèse.. .je viens de manger un sandwich au saucisson sec. Mais un sandwich au saucisson sec, je sais ce que c'est. Même quand j'ai du mal à digérer, je ne dis pas un sandwich, je dis par exemple une choucroute garnie et Dieu sait qué c'est lourd!...J'en aurais mangé huit comme ça, des sandwiches au saucisson sec! Ce n'est pas ça qui m'empêch-erait de respirer! et vous avez le toupet de me dire que vous ne me demandez rien!... Le problème n'est évident que pour nous. Le garçon ne souffre pas d'indigestion, mais d'amour! Cette deuxième tendance exhibée chez les personnages en-traîne une situation qui au premier coup d'oeil constitue une autre source de comique. Puisque chaque personnage parle un langage où l'essentiel finit par avoir à se faire deviner, chacun poursuit, à vrai dire, une monologue privé. D'où les nombreux qui proquaS.Comme on en voit dans la toute première scène de Naïves Hirondelles. Germaine cherche la boutique d'un modiste pour laquelle elle aimerait travailler. Elle se trompe et arrive dans la boutique de Fernand et de Bertrand. Chacun arrive pour lui parler. Sans écou-ter l'histoire de la jeune fille, les deux hommes parlent comme si elle était venue les aider à mettre au point leur dernier projet: la photographie pour Bertrand, le raccomodage des porce-laines pour Fernand. Ce n'est qu'après deux "conversations" frustrantes (et pour cette raison, comiques) que chacun finit par y voir clair. Cette même sorte de langage "camouflant" et indirect carac-térise la pièce entière. Le drame de surface n'est, en fin de compte, qu'une série d'incidents sans conséquences et de plaisan-teries légères: en somme, un tout joli drame charmant (comme le dirait le critique Dutourd cité plus haut!). Dans les pièces postérieures à Naïves Hirondelles, le drame redevient des séries d'incidents, mais leur aspect comique est plus intense, plus dément. En premier lieu, comme on l'a déjà dit, le langage y est moins conforme et logique. Outre le langage in-direct de Naïves Hirondelles, le drame des autres pièces révèle': de nombreux jeux de mots, déformations et traitements en général grossiers ou non savants de la langue française (et ceci à la différence des clichés et des phrases toutes faites que l'on associe tout de suite avec le Théâtre de l'absurde), ce qui contribue à créer l'impression qu'une bonne partie de la pièce est comique, simplement à cause de son langage sot ou bête. La lecture d'une pièce de Dubillard illustrerait cet aspect. Pour cette raison-là, nous ne citerons que quelques exemples tirés (surtout) des Crabes. On y verra indiqués des moments où les per-sonnages sont saisis des "crises de sottise." Les symptômes les plus communs de ce "désordre" sont: (a) la contrepètrie: La Jeune Fille: J'ai de l'angoisse. Le Jeune Homme: Langouste. La Jeune Fille: Ma langue. (b) l'allitération: La maison est comme un crabe, mon amour. Une carapace de crabe creuse autour de nous. (c) le calembour: Locataire, soit. Mais si je loue, c'est tout'que je loue. Je suis le loup, jeune homme, je suis le loucataire! (d) le jeu phonétique obtenu par la répétition d'un son fondamental: [cjomment ai-je pu vous laisser dans ce coin, aussi abandonné à vos tracas - petits tracas, sans doute, mais tracas. Tracatari, traca-tapon, taracrata... ou: Je suis flic! flic! flic! Tout ça c'est politique! Titipoc! Tolopic! Pitaloc! Calotip!...Mirde! Murde! Mourde! Et mordre à la fin et monrde! Marde! Manrde! Et minrde! Je l'ai pas dit. Ne me faites pas dire que je l'ai dit, je l'ai pas dit! et finalement, (e) le chuintement;(ou le transfert de n'importe quel autre groupe phonémique) de propos délibéré: [Ejlle cherchait chon chien. Cherche. Cherche. Réchultat: la tête au fond de la baignoire, et ses fèches! Monchieu, par déchus tête! Vous auriez vu son pochtérieur! Cha valait le chpectacle! Trois échoiles! Chon pot! Le cachino de Paris! Ch'en chuis encore tout chtupéfait, moi, un chlic! A part les jeux de langage mentionnés ci-dessus, lesquels sont tous assez "ordinaires," deux personnages dubillardiens en particulier parlent un langage dont la recette consiste en un mé-lange entre le français, une sorte de jouai du Canada français, l'allemand, l'anglais et un dialecte personnel de l'auteur. Ce langage spécial s'entend constamment dans la bouche du "capitaine de voyage" du Jardin aux betteraves et à deux ou trois occasions, dans celle du Monsieur des Crabes, en particulier dans la troi-sième scène, dans une conversation entre Monsieur et le Jeune Homme sur la femme: Mais vous savez ce que c'est, moi j'y grimpais dessus jusqu'à tuyaupe. "Tuyaupe," à stadire tout là-haut di froncé les trous d'nez pour vou-ire astim-bout douchtelorgnette, astimbout d'el tuyau! Mon foume! A la stoukère! Au mini di minibus! Mon foume! Vous foumez? Dans Le Jardin aux betteraves, Tirribuyenborg s'exprime toujours sauf à une seule occasion, en son "sabir savoureux " et jovial. Dans le deuxième acte par exemple, Guillaume ne peut dormir. En lui offrant un cachet, Tirribuyenborg explique comment il fonc-tionne : Prenez, moucheux. Stil un cachot. Cachot tu l'avalètes. Pir dormar. In der interatorienn del cachot, tuya la barbiture. Tu l'avalètes, , à l'instar d'un pitou submarron, in der inter-,: ratorienn de toué-ton-bidon, moucheux. Or dès lors il se désintégrationne...Dialectique! - j'en recauserai. Prin mon cachot, stuveux ronflette. La plupart du temps, ce langage nous est déchiffrable. Si la majorité des mots eux-mêmes sont tout à fait barbares, la struc-ture des phrases et certains autres aspects du français correct, tel que les pronoms, la conjugaison des "verbes" et les articles sont conservés, et le reste du texte est relativement intelligible. D'où une autre source de comique. On aurait tendance à l'écouter avec patience, sympathie et amusement comme on le ferait pour un étranger ou un enfant pas maîtres de leur français. Les jeux de mots, les déformations et même le parler étrange de Tirribuyenborg, se réalisent tous sans que les personnages y prêtent trop d'attention. Une seule fois, Camoens et Milton s'interrogent sur la validité d'avoir une façon précise de s'ex-primer. Milton vient d'entendre quelqu'un "cogner à la porte": Milton : Hé! Camoens : Vous avez peur? Milton • : Pourquoi ça? Camoens : Quelqu'un qui dit "Hé"! comme ça, en recu-lant. .. Milton : A votre avis qu'est-ce qu'il fallait que je dise en reculant? "Hou"? "Pchitt"? "Paf"! Camoens : Non. Soulignons l'importance de cette question non résolue en nous rappelant le principe du dramaturge, constatant qu'il vaut mieux se taire si l'on ne peut parler comme l'on veut. Quel effet se crée par une telle libéralité d'expression? Comment les farces aux trois niveaux mentionnés doivent-elles être considérés par le spectateur? En eux-mêmes, dans leur propre contexte, plaisanteries et tours ne sont qu'une forme du comique pur. La raison de cette constatation se situe au niveau des réactions des personnages eux-mêmes, aux bouffoneries: tout arrive gratuitement, sans susciter la moindre réaction chez personne. L'acte le plus ridicule laisse chacun impassible. A la façon des clowns, ils subissent tous l'événement humiliant, dégradant et bête sans trace de consterna-tion. De tels actes et un tel langage clownesques donnent aux personnages dubillardiens un air "étourdi." Devant de pareils bouffons, les spectateurs rient franchement, sans doute un peu satiriquement, amusés par les cabrioles inoffensives qui se dé-roulent sur scène. La question n'est pas aussi simple que cela chez Dubillard. On a dit plus haut que la façon dont les personnages s'expriment est souvent comique. Egalement souvent cependant, on entend sor-tir de leur bouche, une prose chargée d'images riches, dont le style beau et simple promeut ceux qui la parlent, au rang de poètes. On a mentionné que Dubillard a modifié les théories sur la totalité théâtrale préconisée par Artaud. Ce qui manque chez Dubillard en tant que rapport uniformément étroit entre les nom-breux éléments de la mise en scène (tels que les sons ou les mouve-ments de danse) et le "message" fondamental de chaque pièce, se rachète à un niveau à la fois cérébral et sensoriel - grâce à sa base poétique. Rappelons de nouveau, l'emploi imagé du verre d'eau dans "...Où boivent les vaches.", et des crustacés dans Les Crabes. Qu'il s'agisse d'une analogie ou d'un symbolisme absurde, les procédés utilisés par Dubillard sont essentiellement poétiques. L'usage poétique de certains éléments de mise en scène contribue donc chez lui à une totalité originale. Ce même usage poétique de langage parlé va aussi renforcer l'effet voulu de to-talité. C'est que la poésie vient coexister avec le comique. Elle constitue une source même du comique. Les plus beaux exemples de cette poésie particulière se trouvent dans Les Crabes et dans "...Où boivent les vaches.". Les Crabes, dont nous tirons de multiples exemples par ailleurs, nous paraît mériter le plus le titre de pièce exemplaire de l'art de Dubillard et nous espérons être parvenue au bout de cette étude à en illustrer la "totalité." On a parlé plus haut du comique de farce pur associé aux moustiques, dans Les Crabes. Dans la septième scène pourtant, l'insecte sert de sujet fantastique dans un monologue imagé du, Jeune Homme: vrombissait déjà de hâte et d'espoir -(...) et nous voilà naviguant légers dans les intérieurs de la nuit en quête d'une fesse à piquer, d'une joue, d'un biceps ... 0 vol de nuit! -vol de nuit! Mon moustique! que ne suisje encore l'a-viateur de tes lancinantes aviatudes! - Et parfois, à proximité de la proie en-dormie nous nous posions, et moi descendant de mon moustique et lui disant: tais-toi! moi, dans le silence, je continuais ma route à pied, doucement, jusqu'à la saignée d'un bras...Alors, conscient d'avoir ac-compli notre mission, j'appuyais sur le démarreur et mon moustique, d'abord dis-crètement, puis avec ce bruit qu'il mo-dule à son gré, du grave à l'aigu, du dur au tendre et de l'amical au féroce, prenait son vol... Ce monologue constitue le passage poétique unique de la pièce. mon moustique qui "...Où boivent les vaches.", au contraire en a davantage. Ceux qui sortent de la bouche de Félix surtout, sont poétiquement jolis et cocasses. Dans le troisième acte, il dit à Zerbine: Savez-vous de quoi vous avez l'air, ainsi, sur fond de ciel? Vous avez l'air d'une Alsacien-ne, sur une boîte de biscuits, parmi des anges, vous savez? dans le bleu, eux tous à l'hori-zontale, couchés dans le bleu, entièrement oc-cupés dans le vent à gonfler les trompettes de la renommée... ( . . . ) Je parle pour la première fois. Dites, mon Alsacienne, et moi qui sors de la boue dans le bleu du soir... et voilà qu'il se met à pleuvoir comme pour inventer les toits, les gouttières -avez-vous des gouttières? Que faut-il conclure devant l'aspect mixte des personnages du-billardiens? Devrait-on les considérer comme des poètes ou des clowns? Que faire ensuite de la sombre impression qu'ils nous ont donnée (Ie partie) au niveau des thèmes. Ils ne sont au fond ni des clowns, ni des sots mais victimes mal-heureuses de la Condition humaine. Le rire de Roland Dubillard présen-te donc, l'union bizarre et troublante d'une joie tantôt douce, tantôt féroce avec une amère mélancolie. Là est la source de l'incongruité fondamentale de son théâtre. Certes, Dubillard n'ignore pas les contradictions des exigences du comique et du tragique. Loin de les nier, il veut les dépasser, les confrontant sans cesse. C'est de ce choc entre deux éléments fondamen-taux du théâtre et de sens contraire que naît un éclat de coloris é-tonnant par son étrangeté même, et que nous appelons l'humour subtil de Dubillard. Il serait trop simple cependant, de voir la clé du succès de Roland Dubillard dans le seul jeu d'une opposition de techniques. La vérité est que l'introduction du style dit de "Cabaret" dans la comédie cor-respond à une psychologie profonde de notre époque, ainsi qu'à une vérité théâtrale toujours recherchée dans le théâtre du vingtième siècle. Examinons, maintenant comment opère l'humour de Dubillard. Dans d'autres parties de cette étude, on a souligné la nécessité des moyens outrés: la fantaisie onirique par exemple pour traduire véritablement l'espace intérieur des personnages. Cette fantaisie onirique (voir 2 e partie_ permet la mise en scène des expériences irréelles, impossibles, seules capables de nous révéler le quotidien, le normal, le réel et le possible. On s'intéresse désormais (emprun-tons la terminologie de Claude Roy), à ce que les "paroxysmes" peuvent nous révéler: "nous allons aux extrêmes pour mieux définir notre centre." Or, par elle-même, une fantaisie qui servirait idéalement à nous éloigner de notre "centre" réel et sûr, ne réussirait qu'à nous égarer. Le lecteur-spectateur serait trop vite mis hors de son élé-ment, comme souvent c'est le cas dans les pièces surréalistes. Un tel problème délicat peut se résoudre par l'humour. L'humour naît au moment où les explications proposées au monde deviennent douteuses et qu'on les rejette avec le résultat de se libérer des systèmes logiques sur lesquels repose toute réalité palpable et li-mitée. A la base de l'humour, donc, il y a un "dérèglement déraisonné de tous les sens". Ce dérèglement des sens, nous libérant de toute con-trainte "réelle'é, nous rend disponibles pour accéder au noeud des ques-tions essentielles, l'essentiel ultime pour l'homme du vingtième siècle étant bien entendu sa Condition. Or, nous ne sommes capables de sup-porter le spectacle de notre mystérieuse et noire condition que lorsque nous en sommes détachés, grâce à l'humour précisément qui nous éloigne de ce qui nous menace: nous-mêmes ^èn fin de compte. Une fois hors de notre "peau", nous pourrons idéalement nous considérer objective-ment. On peut donc dire que l'humour nous permet de dépasser la réa~ lité des choses pour arriver à une surréalité artificielle. A.".ce ni-veau, on est capable de concevoir ce qui PEUT résulter lorsqu'aucune borne ne nous arrête. Par essence donc, le but de l'humour est pareil à celui de la fantaisie, dans la mesure où tous deux nous mènent à un état de "pa-roxysme". Et l'on verra que la fantaisie fait partie de l'humour chez Dubillard. Ce qui fait de l'humour le concept principal c'est sa sub-tilité. Plus haut, on a rattaché la source de l'humour aux procédés co-miques des pièces. Ce coté plaisant et inoffensif met le spectateur à son aise, le rend prêt à se faire prendre au dépourvu. Sa séduction débûte donc avec le rire : quand il se laisse prendre par le comique dés situations, des actes et des jeux de langage. Ces véhicules du rire, pourtant, ne constituent que la. mécanique'subtile de l'humour. Rappelons que les jeux de mots mêmes, se fondent sur une forme primi-tive de dégradation et de déformation. De l'aspect verbal et superfi-ciel,il faut passer aux profondeurs de la vérité. Des mots, on passe aux choses. On finit par penser aux incongruités et aux antithèses de circonstance et de caractère qui déclenchent le rire à l'origine franc et insouciant. A mesure que l'étrangeté simple des actes et des mots comiques se double d'une autre signification (incongruité ou antithèse), l'humour prend essor vers sa forme la plus haute. Il devient un humour de situation et de caractère, et finit par être le reflet de l'incon-gruïté de la vie elle-même. On aboutit alors à la transformation in-saisissable mais sûre du ridicule en sublime. Parvenu au zénith de sa puissance donc, où le rire rejoint les larmes, où le comique s'unit au tragique, l'humour devient une contemplation et une inter-prétation de notre vie. NOTES Bettina L. Knapp, "Interview with Roland Dubillard," Drama and Theatre, 8 (Spring 1970), p. 154. 2 John Weightman, "Goonery in France," The Observer, no. 8,964 (April 21, 1963), p. 26. 3 Jean Dutourd, Le Paradoxe du critique suivi de Sept saisons (Paris: Flammarion, 1972), pp. 91-2. 4 Etienne Frois, "Théâtre: Roland Dubillard: Le Jardin aux betteraves," Le Français dans le Monde, no. 67 (sept. 1969), p. 50. ^ Geneviève Serreau, Histoire du "nouveau théâtre" (Paris: Editions Gallimard, 1966), p. 162. "Chronique dramatique," Ecrits de Paris, no. 281 (mai 1969) p. 125. ^ Franco Tonelli, "Roland Dubillard: Le Jardin aux betteraves French Review, no. 1 (Oct. 1970), pp. 175-6. g Philippe Sénart, "La revue théâtrale," La Revue des deux mondes, no. 5 (1er mai 1969), p. 374. 9 Gilles Sandier, "Dubillard," Arts, no. 892 (déc. 1962), p. 8. 10Gilles Sandier, Théâtre et combat (Paris: Stock, 1970), p. 300. "'""'"Serreau, op. cit. , pp. 162-3. -12 j-^ Claude Roy, L'amour du théâtre, Tome VI, Descriptions critiques (Paris: Editions Gallimard, 1965), pp. 145-6. CONCLUSION C'est l'intérêt que nous portons à la dramatisation de l'at-titude de Roland Dubillard envers la situation existentielle de l'homme qui nous a amenée à examiner son théâtre selon une analyse séparée de chaque pièce où l'accent est mis sur ses divers éléments constitutifs. Comme nous nous le proposons dans l'introduction, nous sommes arrivée à préciser la nature thématique et technique des oeuvres de Dubillard, dont la signification a été mise en relief par une évaluation critique. Cette méthode nous a amenée à faire ressor-tir chez Dubillard.divers aspects importants pour tout le théâtre moderne français, car annonciateurs de toute une nouvelle vague de style dramatique; Au terme de cette étude, il reste à faire un rapide bilan de sa portée et à souligner ce qui fait l'originalité de Du-billard et qui lui méritera peut-être un avenir dans le monde du thé-âtre. En un mot, le mérite de Roland Dubillard; dramaturge, réside dans l'humour fondamental de son oeuvre. Riche par sa séduction subtile et efficace, cet "humour" définit ou au moins caractérise l'art de l'é-crivain. Ici, en conclusion donc, nous comptons discuter de la force d'impact qu'a l'humour sur les oeuvres dubillardiennes; nous irons d'une appréciation générale à l'examen des effets particuliers dans chaque oeuvre. On verra que l'humour débouche sur une inévitable con-clusion, qui, tirée vers la fin de notre étude, nous permettra de dévoiler finalement l'existence d'une nouvelle dimension chez Roland Dubillard. La vision contemporaine de l'univers humain au vingtième siècle chez celui-ci laisse miroiter un lueur d'espoir. Dans son livre, L'Humour et l'absurde, Jean-Jacques Mayoux constate que l'humour se caractérise par des détours et des volutes. Claude Roy lui aussi, affirme qu'un vacillement poétique est néces-saire à l'expression humoristique. Marie Collins Swabey dans Comic Laughter, ajoute que l'humour, tout en traçant des courbes enflorisantes, semble contourner l'absurdité qui se situe à sa base, et qui finit toujours par se manifester. Nous aussi, avons fait ressortir l'aspect subtil et graduel de l'humour chez Dubillard. Il s'agit du procédé que Claude Roy appelle "de fil en aiguille," et auquel il attribue le succès de Dubillard. L'auteur nous attire sournoisement dans un drame, mais le but vertigineux n'est révélé que lorsqu'il est trop tard pour reculer. On a dit plus haut que ce procédé "de fil en aiguille" définit l'humour; il définit aussi l'art dramatique de Dubillard. C'est assez dire son influence à tous les niveaux dans son théâtre, qu'il s'agisse des thèmes, de la technique ou bien de la structure. C'est la raison pour laquelle l'étude du théâtre chez lui entraîne toujours une discus-sion des diverses progressions à développement non linéaire. Chez Du-billard, l'essentiel réside dans la subtilité. Tel, par exemple, est le secret du "symbolisme absurde" examiné dans la deuxième partie de cette étude. A la fin tout éclate sans que l'on se rende.compte de la façon dont les choses se sontupassées. Voilà la raison pour laquelle on se voit forcé d'accepter la constatation outrageuse annoncée vers le dénouement des Crabes : Monsieur vient d'avouer avoir noyé sa fem-me dans la baignoire. Le Jeune Homme réplique: Ne comptez pas sur nous pour saler votre femme! la transformer en filets de harengs! IL Y A DES LIMITES A CE QU'ON PEUT ACCORDER A DES LOCATAIRES. (souligné par nous) Voilà aussi la raison pour laquelle à la fin de toutes les pièces de Dubillard, le "dénouement" extraordinaire et fantastique semble si na-turel, quoique troublant. Pensons à l'ennui intense qui éclate à la fin de Naïves Hirondelles, au choc final des meurtres collectifs à la fin des Crabes, au craquement du couvercle de l'étui de violon dans Le Jar-din aux betteraves, à la pétrification subite de Félix dans "...Où boivent les vaches,", et enfin au choc de la mort vécue qui n'en finit pas dans La Maison d'os. L'éclosion finale semble brusque en elle-même mais, par rapport à la totalité de chaque pièce, elle semble se déve-lopper inéluctablement à partir de l'action dramatique: telle est la puissance du procédé "de fil en aiguille"^chez Dubillard. Nous venons de voir comment l'humour, par sa nature même, justifie, voire explique, l'art théâtral de Roland Dubillard. Considérons mainte-nant ses implications sur le plan de la force esthétique de son art. Quel effet l'humour fondé sur 1'incongruité (voir plus haut) a-t-il sur l'équilibre des pièces humoristiques?-Le champ d'action de l'humour a été établi au niveau des thèmes: 11 consiste en toutes les murailles contre lesquelles la plénitude de la vie risque de s'écraser. En parlant des procédés comiques, fantas-tiques, oniriques et poétiques, on a établi le visage que prend l'hu-mour dubillardien devant les notions répressives qui affrontent l'hom-me: il consiste en un climat de subversion affective et psychologique qui sape les fondements du réel et du valable. A tout moment, l'humour dénonce l'insuffisance de la vie: il vise à nier l'impossibilité de vivre. Issu d'une révolte consciente contre les conditions de la vie, l'humour est la représentation de ce que A. Le Brun appelle "une réa-lité en état de crise." C'est un comportement qui ébranle sans cesse les limites de la condition humaine. Il est suprême quand il trans-forme tout ce qui nous navre en jouet risible sinon familier. L'humour est donc un moyen de défense, un recours positif contre l'absurde. Grâce à lui, l'esprit ne sombre pas dans le tragique de l'irrémédiable. D'autre part, comme on l'a déj^ dit, l'aboutissement sublime de tout procédé humoristique est une prise de conscience douloureuse de la noire absurdité inhérente à la condition humaine. L'humour n'est donc qu'un aveu de l'impuissance devant l'absurde. C'est, en fin de compte, un art à double face dont le principe oblige l'écrivain d'inquiéter aussitôt qu'il a fait rire. D'une façon ambiguë, il est à la fois confirmation et dénonciation de notre situation existentiel-le fondamentale. Dans son théâtre, Dubillard souligne le tragique'burlesque de notre époque. Soulignons nous-même que ce n'est pas par hasard qu'après la période de dénonciation déprimante de l'absurdité du monde, nous assistons actuellement à une renaissance d'une sorte de baroque. Le théâtre dubillardien, par sa volonté systématique d'i-roniser sur les situations les plus gravés, sans pour cela cesser » d'en appeler les drames par leur nom au moyen de raccourcis sais-sisants, et d'une technique à l'emporte-pièce, présente à une hu-manité lassée un miroir diabolique mais malgré tout, OPTIMISTE. La deuxième moitié du vingtième siècle voit l'homme chercher à re-prendre quelque'souffle dans l'aveuglement du parfait "divertissement pascâlien". Après le cri inoubliable de Beckett, les dénonciations sardo-niques et les refus de Ionesco, qui ont exprimé les effrois, les haines et les désarrois du monde contemporain, il nous semble que' le théâtre de Roland Dubillard, à l'image de l'évolution de l'homme d'aujourd'hui, marque le début d'une seconde étape où les individus dispersés, séparés, semblent chercher douloureusement à se rejoindre pour une nouvelle aventure de l'espoir. BIBLIOGRAPHIE I. Oeuvres de Dubillard. Dubillard, Roland. Lé Jardin aux betteraves. Paris: Editions Gallimard, 1969. Dubillard, Roland. La Maison d'os. Paris: Editions Gallimard, 1972. Dubillard, Roland. Les Crabes ou Les Hôtes ou les hôtes. Paris: Editions Gallimard, 1971. Dubillard, Roland. Naïves Hirondelles. Paris: Editions Gal-limard, 1962. Dubillard, Roland. "... Où boivent les vachés." Paris: Editions Gallimard, 1973. II. Ouvrages généraux sur le théâtre. Artaud, Antonin. The Theatre and its Double. New York: Grove Press, Inc., 1958. 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